Le premier des quatre brahma viharas est la maitri (en pâli : metta), ou amour. Le mot sanskrit maitri est dérivé du mot mitra, qui signifie ami. D'après les textes bouddhiques, la maitri est l'amour que l'on ressent pour un ami très cher, très proche et très intime. Les mots français « ami » et « amitié » ont de nos jours une connotation plutôt tiède, et l'amitié est regardée comme un sentiment plutôt faible. Mais en Orient il n'en est pas ainsi. Là-bas, la maitri ou amitié est un sentiment très puissant et très positif, généralement défini comme un désir irrésistible de bonheur et de bien-être pour l'autre personne, non seulement dans un sens matériel mais aussi dans un sens spirituel. La littérature et l'enseignement bouddhiques nous exhortent sans cesse à développer envers tous les êtres vivants le même sentiment que nous avons pour un ami proche et cher. Ce sentiment est résumé par cette phrase : « Sabbe satta sukhi hontu », ou « Que tous les êtres soient heureux ! », qui représente le souhait sincère de tous les bouddhistes. Si nous avons réellement ce sentiment sincère - et non pas l'idée du sentiment mais l'expérience du sentiment lui-même - alors nous avons maitri.
Dans le bouddhisme, le développement de la maitri n'est pas laissé au seul hasard. Certaines personnes pensent que l'on a de l'amour pour les autres ou que l'on n'en a pas, et que si l'on n'en a pas tant pis, car on n'y peut rien. Mais le bouddhisme ne voit pas les choses ainsi. Dans le bouddhisme il y a des exercices bien définis, des pratiques bien définies pour le développement de la maitri ou amour : ce que l'on appelle le maitri bhavana (metta bhavana en pâli). Comme ceux d'entre-nous qui ont essayé de les pratiquer le savent, ils ne sont pas faciles. Nous ne trouvons pas facile de développer l'amour, mais si nous persistons et réussissons, l'expérience est très satisfaisante.
Le second brahma vihara est la karuna, ou compassion. De façon évidente, la compassion est liée de près à l'amour. L'amour se change en compassion quand il est confronté à la souffrance d'une personne aimée. Si vous aimez une personne et si soudain vous la voyez souffrir, votre amour se transforme immédiatement en un irrésistible sentiment de compassion. Selon le bouddhisme, la karuna ou compassion est la plus spirituelle de toutes les émotions, et c'est l'émotion qui caractérise en particulier tous les bouddhas et bodhisattvas. Certains bodhisattvas, cependant, incarnent tout particulièrement la compassion. C'est le cas d'Avalokiteshvara, « le Seigneur Qui Regarde d'En Haut (avec compassion) », qui, parmi les bodhisattvas, est l' « incarnation » principale de la Compassion ou l'archétype de la compassion. Il y a de nombreuses formes différentes d'Avalokiteshvara. Une des plus intéressantes est la forme à onze têtes et mille bras qui, quoiqu'elle puisse nous sembler bizarre, est très frappante d'un point de vue symbolique. Les onze têtes représentent le fait que la Compassion voit dans les onze directions de l'espace, c'est à dire dans toutes les directions possibles, tandis que les mille bras représentent son incessante activité compatissante.
Il y a une histoire intéressante à propos de la façon dont cette forme particulière est née, une histoire qui n'est pas seulement « mythologique » mais qui est basée sur les faits de la psychologie spirituelle. Un jour, dit-on, Avalokiteshvara était en train de contempler les souffrances des êtres vivants. Regardant le monde il vit les gens souffrir de tant de façons : certains mourant prématurément dans des incendies, des naufrages, des exécutions, d'autres souffrant des douleurs de deuil, de perte, de maladie, de faim, de soif ou de famine. Une formidable compassion emplit son cœur, devenant si insupportablement intense que sa tête éclata en morceaux. Elle éclata en fait en onze morceaux qui devinrent onze têtes regardant dans les onze directions de l'espace, et mille bras se manifestèrent, pour aider tous ces êtres qui souffraient. Ainsi, cette très belle conception d'Avalokiteshvara aux onze têtes et aux mille bras tente d'exprimer l'essence de la Compassion, ou de montrer ce que le cœur compatissant ressent pour les douleurs et les souffrances du monde.
Une autre très belle figure de bodhisattva, cette fois-ci féminine, représente la compassion. Il s'agit de Tara, dont le nom signifie « la Salvatrice », ou « l'Étoile ». Une belle légende raconte comment elle est née des larmes d'Avalokiteshvara, alors qu'il pleurait les souffrances et les misères du monde.
Nous pouvons penser que ces légendes ne sont que des histoires, et cela peut même faire un peu sourire les personnes sophistiquées, mais ce ne sont pas que des histoires, pas même des histoires servant d'illustration. Elles ont une signification réelle, profonde, symbolique, voire archétypale, et représentent incarnée sous une forme très concrète la nature de la compassion.
Dans la forme Mahayana du bouddhisme, c'est-à-dire dans l'enseignement du « Grand Véhicule », la plus haute des importances est accordée à la compassion. Dans un des soûtras du Mahayana, le Bouddha est représenté disant qu'il ne faut pas enseigner trop de choses au bodhisattva, à celui qui aspire à devenir un bouddha. Si on ne lui enseigne que la compassion, s'il n'apprend que la compassion, cela est bien assez. Il n'a pas besoin de connaître la coproduction conditionnée, ni le Madhyamika, ni le Yogacara, ni l'Abhidharma, ni même le Noble chemin octuple. Si le bodhisattva ne connaît que la compassion, si son cœur n'est rempli que de compassion, cela suffit. Dans d'autres textes le Bouddha dit que si l'on n'a que la compassion envers les souffrances des autres êtres vivants, alors en temps utile toutes les autres vertus, toutes les autres qualités et réalisations spirituelles, l'Éveil même, suivront.
Ceci est illustré par une histoire japonaise très émouvante. On nous dit qu'un jeune homme était très dépensier. Après avoir s'être bien amusé et avoir dépensé tout son argent, il devint complètement dégoûté de tout, y compris de lui-même. C'est dans cet état d'esprit qu'il décida qu'il ne lui restait qu'une chose à faire, entrer dans un monastère zen et y devenir moine. C'était son dernier recours. Il ne voulait pas réellement devenir moine, mais il ne lui restait plus rien d'autre. Alors il alla au monastère zen. J'imagine qu'il se mit à genoux dehors dans la neige, pendant trois jours, comme, nous dit-on, devaient le faire les postulants. Mais à la fin l'abbé voulut bien le recevoir. L'abbé était un vieux personnage à l'air rébarbatif. Il écouta ce que le jeune homme avait à dire, ne disant pas grand chose lui-même, mais quand le jeune homme lui eut tout raconté il dit : « Bien... Y a-t-il une chose à laquelle vous êtes bon ? » Le jeune homme réfléchit, et finit par dire : « Oui, je ne suis pas trop mauvais aux échecs. » L'abbé appela alors son serviteur et lui dit d'aller chercher un certain moine. Le moine arriva. C'était un vieil homme, qui avait été moine pendant de nombreuses années. L'abbé dit alors au serviteur : « Apporte-moi mon épée. » L'épée fut cherchée et placée devant l'abbé. L'abbé dit alors au jeune homme et au vieux moine : « Vous allez maintenant jouer une partie d'échecs. Je couperai avec cette épée la tête de celui qui perdra ! » Ils le regardèrent, et virent qu'il était sérieux. Le jeune homme joua donc son premier coup. Le vieux moine, qui n'était pas un mauvais joueur, joua le sien. Le jeune homme joua son coup suivant. Le vieux moine joua le sien. Après un moment le jeune homme sentit la sueur couler le long de son dos et dégouliner sur ses talons. Alors il se concentra, il mit tout ce qu'il avait dans la partie, et réussit à contrer l'attaque du vieux moine. Il poussa un grand soupir de soulagement : « Ah ! La partie ne se déroule pas trop mal ! » Mais à ce moment-là, alors qu'il était sûr qu'il allait gagner, il leva les yeux et vit le visage du vieux moine. Comme je l'ai dit, c'était un vieil homme, qui avait été moine pendant de longues années, pendant vingt ans peut-être, ou trente ans, ou même quarante ans. Il avait supporté beaucoup de souffrances, il avait accompli beaucoup d'austérités. Il avait beaucoup médité. Son visage était mince, usé et austère. Le jeune homme pensa soudain : « J'ai été un bon à rien ! Ma vie ne peut servir à personne. Ce moine a eu une si bonne vie, et maintenant il va falloir qu'il meure. » Alors une grande vague de compassion l'envahit. Il se sentit intensément désolé pour ce vieux moine, assis en face de lui et jouant cette partie, obéissant à la commande de l'abbé, et qui était en train de se faire battre et allait bientôt devoir mourir. Une formidable compassion emplit le cœur du jeune homme, et il pensa : « Je ne peux pas permettre cela. » Et délibérément, il joua un mauvais coup. Le moine joua un coup. Le jeune homme joua délibérément un autre mauvais coup, et il devint clair qu'il allait perdre, qu'il ne pourrait plus rattraper sa position. Mais soudain l'abbé renversa le jeu et dit : « Personne n'a gagné, personne n'a perdu ». Puis il dit au jeune homme : « Vous avez appris deux choses aujourd'hui : la concentration et la compassion. Puisque vous avez appris la compassion, vous ferez l'affaire ! »
Tout comme les soûtras du Mahayana, cette histoire nous apprend que la seule chose nécessaire est la Compassion. Le jeune homme avait mené une vie si misérable, il l'avait gaspillée, mais puisqu'il était capable de compassion il y avait toujours de l'espoir pour lui. Il était même prêt à abandonner sa propre vie plutôt que de laisser le vieux moine sacrifier la sienne : il y avait une telle compassion profondément enfouie dans le cœur de cet homme apparemment sans valeur. L'abbé avait vu tout cela. Il avait pensé : « Nous avons là un bodhisattva en herbe », et avait agi en conséquence.
Le troisième brahma vihara est la mudita, ou joie sympathique. C'est le bonheur que nous ressentons du fait du bonheur des autres. Si nous voyons d'autres personnes heureuses nous devrions nous sentir heureux nous aussi ; mais malheureusement ce n'est pas toujours le cas. Un cynique a dit que nous ressentons une satisfaction secrète à voir les malheurs de nos amis. C'est souvent trop vrai. La prochaine fois que quelqu'un vous racontera une de ses mésaventures, observez votre propre réaction. Vous verrez habituellement, ne serait-ce qu'un instant, un petit frémissement de satisfaction - après lequel, bien sûr, la réaction conventionnelle étouffe votre première vraie réaction. C'est le genre de chose qui se produit. Ceci peut être éliminé avec l'aide de la prise de conscience, et aussi par un effort positif pour partager le bonheur des autres. De façon générale, la joie est une émotion typiquement bouddhique. Si vous n'êtes pas heureux et joyeux, ne serait-ce qu'en certaines occasions, vous ne pouvez guère être bouddhiste.
Le quatrième brahma vihara est l'upeksha, ou tranquillité. Upeksha signifie tranquillité ou, plus simplement, paix. Nous pensons généralement à la paix comme à une chose négative, telle qu'une absence de bruit ou de dérangement, comme lorsque l'on dit : « J'aimerais qu'on me laisse en paix. » Mais en fait la paix est une chose très positive. Ce n'est pas moins positif que l'amour, que la compassion, que la joie ; cela l'est même beaucoup plus, selon la tradition bouddhique. L'upeksha n'est pas simplement l'absence de quelque chose d'autre, mais une qualité et un état en soi. C'est un état positif et vibrant qui est beaucoup plus proche de l'état de bonheur suprême que de notre conception habituelle de la paix.