Tout d'abord, il y a la non-expérience du corps. Il y a plusieurs raisons à cela. Une des plus importantes est le refus de réellement faire l'expérience des sensations du corps, et particulièrement des sensations liées au sexe. Un tel refus est souvent lié à une mauvaise éducation au début de sa vie. Il y a, par exemple, des gens qui sont élevés avec l'idée, ou avec la vague sensation, qu'on devrait pour quelque raison avoir honte de son corps, ou qu'au moins il n'est pas aussi noble ni aussi respectable que l'esprit. De façon similaire, on a inculqué à certaines personnes l'idée que les sensations sexuelles sont un péché. Toutes ces sortes d'idées et de sentiments sont des legs du christianisme. Quoique, sous de nombreux aspects, nous ayons sans doute dépassé le christianisme, ou au moins les dogmes chrétiens et la supervision ecclésiastique, ces attitudes sont très répandues et font toujours beaucoup de mal. Nous pouvons dire qu'un des grands mérites de Wilhelm Reich est d'avoir étudié tout ce sujet de façon très complète et d'avoir montré très clairement comment l'inhibition des sensations corporelles de plaisir lors de l'enfance peut en fin de compte aboutir, chez l'adulte, à une négation invalidante de toute sa force vitale.
Deuxièmement, il y a la non-expérience des sensations et des émotions. Cela aussi apparaît de diverses manières. Par exemple, on nous a appris à croire que certaines émotions, en particulier des émotions négatives, sont mauvaises, et qu'il ne faut pas s'y complaire. Peut-être nous a-t-on appris à croire qu'il est mauvais de se mettre en colère. Puisqu'on nous l'a appris ainsi, nous nous sentons coupable si pour quelque raison nous nous mettons en colère. Même lorsque nous sommes en colère, nous essayons parfois de prétendre que nous ne le sommes pas. Nous refusons de reconnaître que nous sommes en colère. En d'autres mots, nous réprimons la sensation : nous refusons d'en faire l'expérience, et elle devient souterraine.
Il se peut aussi que nous fassions l'expérience d'une émotion, mais qu'une personne ayant une position d'autorité nous dise qu'en fait nous ne faisons pas l'expérience de cette émotion. Peut-être, petit enfant, nous n'aimons pas notre petite sœur - une situation familiale commune. Notre mère ou notre père dit cependant : « Bien sûr, tu l'aimes. Tu l'aimes parce que c'est ta petite sœur. » Dans cette situation nous ne savons pas où nous sommes : nous faisons l'expérience d'un sentiment mais on nous dit que nous n'en faisons pas l'expérience. On ne nous dit pas seulement que nous ne devrions pas en faire l'expérience, on nous dit que nous n'en faisons pas l'expérience.
Pour prendre un autre exemple, une mère dit au petit garçon qu'il n'a pas peur du noir « car les petits garçons courageux n'ont jamais peur du noir. » Voulant bien sûr être considéré comme un petit garçon courageux, l'enfant essaie de repousser sa peur hors de sa vue - elle devient réprimée. Il cesse de faire consciemment l'expérience de sa peur, mais celle-ci peut, bien entendu, ressurgir dans des rêves ou dans des cauchemars. Pour prendre un autre exemple, le petit garçon dit parfois : « Je veux tuer papa. » Mais la mère dit : « Non, tu ne veux pas. Personne ne voudra jamais tuer papa. » Ou alors le petit garçon ou la petite fille n'aime pas le pain bis, mais la mère dit : « Mais si, bien sûr, tu aimes le pain bis. Tu l'aimes parce que c'est bon pour toi. » Dans chacun de ces cas il y a confusion et répression, et l'enfant devient aliéné de ses propres sentiments.
Les effets de ceci peuvent se poursuivre tout au long de la vie. En fait, ils peuvent non seulement continuer, mais être puissamment renforcés à partir d'autres sources. Quand nous sommes un peu plus âgé, peut-être quand nous sommes adolescent, nous découvrons par exemple que nous n'aimons pas sortir, mais nous nous convainquons que nous aimons le faire, car tout le monde - c'est ce que nous nous disons - aime sortir. A un autre niveau, nous pouvons découvrir que nous ne sommes pas du tout touché par l'œuvre d'un certain artiste célèbre ; son œuvre nous laisse complètement froid. Mais nous voyons que tous nos amis les plus intelligents sont très touchés par son œuvre. Elle les enthousiasme même énormément. Et, quoique nous puissions même penser en privé que cette œuvre est déplorable, nous nous sentons obligé d'être aussi enthousiaste. Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples ici. Le résultat final est que nous devenons aliéné, à un degré plus ou moins important, de nos propres sentiments et émotions.
Troisièmement, il y a la non-expérience des pensées. Ici, ce n'est pas tant que nous ne réussissions pas à expérimenter nos pensées, mais c'est que nous ne réussissons pas du tout à avoir des pensées. C'est parce que de nos jours tant d'agents - les parents, les professeurs, les divers médias, etc. - nous disent quoi penser. Ce n'est pas seulement une question de nous fournir de l'information, des faits - ceci est une chose bien différente. Ces divers agents transmettent aussi des jugements de valeur ; ils nous disent : « Ceci est bien, cela est mal, ceci est bon, cela est mauvais, etc. » Les journaux, la radio, la télévision nous donnent une information très sélective, très orientée. Ils décident ce que nous devons penser de toutes sortes de choses, mais nous sommes très rarement conscient de leur façon de faire cela, ou même qu'ils sont en train de le faire.
Ayant considéré ces sujets, nous pouvons maintenant commencer à voir dans quelle sorte d'état la plupart d'entre-nous sommes, dans une certaine mesure au moins. Nous sommes aliénés de nous-mêmes : aliénés de notre corps physique, de nos sentiments et de nos émotions, et de nos pensées. Le monde, l'époque, la société, nos parents et nos professeurs nous ont mis dans cet état - nous-mêmes continuant ce bon travail. Nous ne faisons pas l'expérience de nous-mêmes. C'est quelque chose que nous devons vraiment reconnaître, accepter, et intégrer. Nous pouvons y penser comme à un iceberg. Seul le haut d'un iceberg sort de la surface des vagues, tandis que la plus grande partie est en dessous. De façon similaire, notre soi est relativement étendu, tout comme l'iceberg continuant sous l'eau, mais la partie de nous-même dont nous faisons l'expérience, dont nous nous laissons faire l'expérience, dont nous avons le droit de faire l'expérience, est, comme le haut de l'iceberg, relativement petite - dans certains cas elle est infinitésimale.
C'est dans cet état d'aliénation que certains d'entre-nous entrent en contact avec le bouddhisme. Nous commençons à apprendre toutes sortes de choses merveilleuses, dont l'attention. Ce qu'on nous enseigne au sujet de l'attention semble suggérer que ce que nous devons faire est rester distants de nous-mêmes, particulièrement de nos émotions négatives, et ne faire l'expérience de rien ; nous n'avons qu'à nous observer, comme si nous observions une autre personne. Bien sûr, nous sommes très impressionnés par cet enseignement car, dans notre état aliéné, nous ne pouvons nous empêcher de penser que c'est juste ce qu'il nous faut. Nous commençons donc à pratiquer l'attention - ou ce que nous pensons être l'attention. Nous prenons du recul par rapport à nos pensées, par rapport à nos sentiments ; nous les repoussons « là-bas » et ne faisons que les regarder. Neuf fois sur dix, le résultat de tout ceci est que nous avons simplement réussi à intensifier notre expérience de prise de conscience aliénée.
Nous apprenons du bouddhisme d'autres bonnes choses. Nous apprenons que le désir, la colère et la peur sont des états d'esprit défavorables. On nous dit qu'il faut que nous les appelions « états d'esprit défavorables » et non « péchés » car dans le bouddhisme il n'y a pas de péchés, alors que ces états semblent aussi mauvais que des péchés, sinon bien pires. Nous apprenons que nous devons nous débarrasser de ces états d'esprit défavorables. Nous pensons que nous sommes contents d'entendre cela - à ce stade nous ne pouvons pas réellement nous sentir contents. Nous pensons que nous sommes contents car cela veut dire que nous pouvons continuer à fermer le rideau sur toutes ces émotions, prétendant qu'elles ne sont pas réellement là. Ceci aussi augmente notre prise de conscience aliénée.
Plus tard encore, ayant commencé à lire des livres sur le bouddhisme, nous rencontrons la doctrine de l'anatman (en pali : anatta), la doctrine du non-soi. A ce stade, si nous avons de la chance, un moine oriental souriant nous dit que, selon le bouddhisme il n'y a pas de soi, que le soi est pure illusion. Il nous dit que si seulement nous pouvions voir clairement, nous verrions que le soi n'est tout simplement pas là. Il nous dit que notre grande erreur est de penser que nous avons un soi. Nous aimons aussi assez cet enseignement. Il nous plaît car, suite à la pratique de ce que nous avons appelé l'attention, nous avons commencé à nous sentir assez irréel. Pour nous, dans notre expérience de notre irréalité, il semble que c'est comme si nous avions commencé à réaliser la vérité de l'anatman. En d'autres termes, nous commençons à penser que nous avons développé la Vision Intérieure Pénétrante. Comme il ne connaît rien aux erreurs que peuvent faire les occidentaux, le même moine oriental souriant nous encourage peut-être à continuer à penser cela. Le résultat, une fois encore, est que nous sommes de plus en plus aliéné. Le problème, ici, n'est pas que l'enseignement lui-même soit mauvais, mais que nous l'appliquons mal ou, nous pourrions dire, que certains maîtres orientaux, même en Occident, n'étant pas au fait de la psychologie occidentale, l'appliquent mal. L'enseignement est métaphysiquement vrai : dans un sens métaphysique il n'y a pas de soi individuel. Nous, cependant, ne le prenons pas métaphysiquement. Nous le prenons psychologiquement ; c'est de cette façon que tout le mal est fait.
Ainsi, une étrange pseudo-spiritualité se développe dans certains cercles bouddhistes. Dans l'ensemble, les gents y ont plutôt beaucoup d'attention : ils ferment les portes silencieusement ; si c'est un jour pluvieux ils s'essuient les pieds avant d'entrer dans la maison. Ils ne se mettent pas en colère - ou au moins ils ne le montrent pas. Ils se contrôlent très bien et sont très calmes. Mais tout semble un peu mort : ils ne semblent pas réellement vivants. Ils ont réprimé leur principe de vie et ont développé une prise de conscience froide et aliénée. Ils n'ont pas développé la véritable prise de conscience intégrée, dans laquelle la prise de conscience et le principe vital, la vitalité, sont « fusionnés ».
Une autre question se pose maintenant : comment la prise de conscience intégrée peut-elle être développée ? Afin de développer la prise de conscience intégrée nous devons tout d'abord comprendre, au moins théoriquement, ce qui s'est produit ; nous devons comprendre la différence entre prise de conscience aliénée et prise de conscience intégrée. Nous devons revenir sur nos pas et défaire le mal que nous avons fait - ou qui nous a été fait. Nous devons nous laisser faire l'expérience de nous-même. Si jamais nous avons pris la mauvaise route, si la prise de conscience aliénée s'est développée à un certain degré, alors nous devons revenir à la case départ et apprendre à faire l'expérience de nous-mêmes. Nous devons apprendre à faire l'expérience de notre propre corps, apprendre à faire l'expérience de nos sensations et émotions réprimées, apprendre à penser nos propres pensées, à insister pour les penser. Cela ne sera pas facile, en particulier pour ceux qui sont comparativement plus avancés dans la vie, car certains sentiments sont très profondément enfouis et donc très difficiles à retrouver. Nous pouvons même parfois avoir besoin d'une aide professionnelle en la matière. Nous pouvons parfois devoir faire sortir nos sentiments, les exprimer de façon externe. Cela ne veut pas dire que nous devons nous y complaire, mais que, lentement et avec attention, nous commençons à les laisser s'extérioriser : nous nous permettons d'expérimenter nos sentiments, restant conscients d'eux alors que nous en faisons réellement l'expérience. Si nous faisons cela, et d'autres choses de la même nature, nous commencerons à nous expérimenter complètement à nouveau. Nous commencerons à expérimenter la totalité de nous-mêmes, nous-mêmes dans notre totalité : nous ferons l'expérience de ce que l'on dit être bon et de ce que l'on dit être mauvais, de ce que l'on dit être noble et de ce que l'on dit être ignoble, le tout en un ensemble vivant qui est nous-même. Quand nous aurons fait cela, quand de cette manière nous ferons réellement l'expérience de nous-même, pleinement et de façon vivante, alors nous pourrons commencer à pratiquer l'attention, car alors, lorsque nous pratiquerons l'attention, ce sera pour de bon : ce sera la prise de conscience intégrée - ou intégrale.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2004.