Qu'est-ce que la prise de conscience aliénée ? De quoi est-elle aliénée ? Qu'est-ce que la prise de conscience intégrée ? Avec quoi est-elle intégrée ? Si nous pouvons répondre à ces questions, la nature de la distinction entre prise de conscience aliénée et prise de conscience intégrée sera claire.
Brièvement, nous pouvons dire que la prise de conscience aliénée est une prise de conscience de nous-même dans laquelle nous ne faisons pas vraiment l'expérience de nous-même, dans laquelle, en particulier, nous ne faisons pas l'expérience de nos sensations et de nos émotions. Dans sa forme extrême la prise de conscience aliénée est une prise de conscience de notre propre non-expérience de nous-même, voire une prise de conscience du fait que l'on n'est « pas là », aussi paradoxal cela puisse-t-il sembler. Évidemment, c'est un état dans lequel il est très dangereux d'être. La prise de conscience aliénée peut être accompagnée de divers symptômes physiques, tout spécialement de sévères, voire d'extrêmes maux de tête. Ceci a plus de chances de se produire si l'on augmente délibérément sa prise de conscience aliénée sous l'impression erronée que l'on pratique ainsi l'attention (je ne dis pas, bien sûr, que tous les maux de tête rencontrés au cours de la méditation sont dus à une prise de conscience aliénée).
La prise de conscience intégrée, elle, est une prise de conscience de nous-même dans laquelle, simultanément, nous faisons l'expérience de nous-même. Notre expérience de nous-même peut être soit positive soit négative ; nous pouvons être dans un état d'esprit positif ou négatif. Mais si nous sommes dans un état négatif, la négativité finira par être résolue par le fait que tout en nous laissant faire l'expérience de cette négativité, nous sommes conscient de cela.
La prise de conscience aliénée est donc la prise de conscience qui est aliénée de l'expérience de soi, particulièrement de l'expérience des émotions ; la prise de conscience intégrée est la prise de conscience qui est intégrée avec l'expérience de soi, particulièrement avec l'expérience des émotions. D'après ceci, la nature de la distinction entre prise de conscience aliénée et prise de conscience intégrée devrait être claire, au moins d'un point de vue conceptuel.
Peut-être, cependant, est-il toujours difficile pour certains d'entre-nous de reconnaître la distinction d'une manière qui soit en accord avec notre expérience réelle. Abordons donc le sujet d'une façon quelque peu différente, en y pensant en termes de trois niveaux, ou de trois degrés. Le premier niveau est le niveau de l'expérience sans la prise de conscience. C'est là que nous sommes la plupart du temps. Nous nous sentons heureux ou tristes, nous faisons l'expérience de la peine ou de la joie, de l'amour ou de la haine, mais nous ne savons pas réellement, nous ne prenons pas réellement conscience du fait que nous faisons l'expérience de ces choses. Il n'y a pas de prise de conscience, il n'y a que simple sensation ou sentiment. Nous sommes perdu dans l'expérience. Nous « nous oublions » comme, par exemple, quand nous nous mettons très fort en colère. Après que nous avons été en colère, quand nous nous reprenons et considérons les dégâts, nous disons : « Je ne savais pas ce que je faisais. Je n'étais pas moi-même. Je me suis oublié. » En d'autres termes, tant que nous nous sommes identifié avec cette émotion, tant, même, que nous avons été « possédé » par elle, il n'y avait pas de prise de conscience. A ce premier niveau il y a l'expérience - on n'en manque pas - mais il n'y a pas de prise de conscience aux côtés de l'expérience.
Le second niveau est celui de la prise de conscience sans l'expérience. C'est la prise de conscience aliénée. Nous prenons, si l'on peut dire, du recul par rapport à notre expérience. C'est comme ci ce n'était pas notre expérience - cela se passe « là-bas ». Nous ne faisons donc pas réellement l'expérience. Nous ne ressentons pas réellement nos sentiments : nous aimons mais nous n'aimons pas réellement, nous haïssons mais nous ne haïssons pas réellement. Nous nous mettons de côté et regardons notre expérience avec cette prise de conscience aliénée.
Le troisième niveau est celui de l'expérience et de la prise de conscience. C'est la prise de conscience intégrée. Ici, en vertu du fait que nous expérimentons maintenant la prise de conscience intégrée, l'expérience émotionnelle tend à être positive plutôt que négative. Ici, nous avons l'expérience mais aussi, saturant l'expérience, identique même avec l'expérience, nous avons la prise de conscience. La prise de conscience et l'expérience se sont rejointes. Nous pourrions dire que la prise de conscience donne de la clarté à l'expérience, tandis que l'expérience donne de la substance à la prise de conscience. Il y a coalescence de la prise de conscience et de l'expérience, sans qu'il soit réellement possible de tracer entre les deux une ligne séparant d'un côté l'expérience et de l'autre la prise de conscience. Vous êtes complètement immergé dans l'émotion, dans le sens où vous en faites réellement l'expérience, mais en même temps, avec elle, sans qu'elle en soit différente, il y a prise de conscience. C'est un état beaucoup plus élevé, un état dont il est difficile de se faire une idée si l'on n'en a pas soi-même fait l'expérience. Ce n'est pas tant une prise de conscience de l'expérience qu'une prise de conscience avec l'expérience. C'est une prise de conscience dans l'expérience, voire une prise de conscience au milieu de l'expérience.
Ces trois niveaux sont donc : (1) l'expérience sans la prise de conscience, qui est notre état habituel ; (2) la prise de conscience sans l'expérience, ou relativement sans expérience, qui est notre état quand parfois nous nous mettons sur le chemin spirituel et que nous nous en écartons un peu ; et (3) la prise de conscience avec l'expérience, l'expérience avec la prise de conscience, toutes deux parfaitement unies.
Comment la prise de conscience aliénée apparaît-elle ? Comment en venons-nous à ne pas faire l'expérience de nous-même ? Nous pouvons dire que dans une certaine mesure cela est dû à la nature de l'époque dans laquelle nous vivons, en particulier ici en Occident. On nous dit souvent que nous vivons une époque de transition. C'est très vrai. Parfois nous ne réalisons pas combien abrupte, combien violente même est la transition - quoique aussi potentiellement précieuse. Nombre des anciennes valeurs s'effondrent. Nous ne sommes plus si sûr de ce qui est bien et de ce qui est mal. Nous ne savons plus comment nous devons vivre, quel rôle adopter dans la vie. Notre sens d'identité est ainsi affaibli, et il en résulte un sentiment très répandu d'anxiété.
Je ne veux pas attacher trop d'importance à ce facteur des temps dans lesquels nous vivons ; je veux regarder de plus près quelques-uns des facteurs plus immédiats qui donnent naissance à la prise de conscience aliénée. J'ai parlé ailleurs de trois niveaux de prise de conscience de soi : la prise de conscience du corps, la prise de conscience des sensations et des émotions, et la prise de conscience des pensées. Nous pouvons parler de la même manière de trois niveaux d'expérience de soi et même de trois niveaux de non-expérience de soi.
'Guide to the Buddhist path' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2004.