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La rencontre de condoléances se tint au soir du 6 décembre 1956 au Parc de Kasturchand, qui n'était guère plus qu'un espace ouvert dont une partie était occupée par un petit pavillon. Apparemment des rues y débouchaient venant de plusieurs directions, car au moment de mon arrivée, à sept heures, alors que la nuit était tombée, c'était le centre sombre d'une gigantesque roue dont les rayons dorés étaient formés par les bougies allumées portées par les longues colonnes de personnes endeuillées qui convergeaient vers la place, venant de toute la ville. Quand les colonnes entrèrent dans le parc je vis que les hommes, les femmes et les enfants portant les bougies étaient vêtus de blanc, le même blanc que sept semaines auparavant, tout juste, ils avaient revêtu pour la cérémonie de conversion. Que ce soit parce qu'ils étaient démoralisés ou par manque de temps, les organisateurs de la rencontre n'avaient guère fait plus qu'installer avec des moyens de fortune un microphone et des haut-parleurs. Il n'y avait pas de scène et, à part une ou deux lampes de mineur, aucune lumière à l'exception de celle qui provenait des milliers de bougies. Quand je me levai pour parler, debout sur le siège d'un pousse-pousse, avec quelqu'un qui tenait le micro devant moi, quelque 100.000 personnes s'étaient assemblées. En des circonstances normales j'aurais été le dernier à parler, mais en cette occasion je fus le premier. En fait, il se trouva que je fus le seul à parler. Quoique cinq ou six des principaux supporters locaux d'Ambedkar essayèrent chacun à leur tour de rendre hommage à leur leader décédé, ils furent si dominés par l'émotion qu'après avoir dit quelques mots ils se mirent à pleurer et durent s'asseoir. Quand je commençai à parler, toute cette grande assemblée était en sanglots, et l'air résonnait de plaintes et de gémissements. À la lumière bleue et froide des lampes de mineur je pouvais voir à mes pieds des hommes grisonnants se roulant par terre de souffrance et de deuil.
Quoique très ému à la vue de tant d'angoisse et de désespoir, je réalisai que pour moi, au moins, ce n'était pas le moment de me laisser envahir par l'émotion. Les disciples d'Ambedkar venaient de recevoir un terrible choc. Ils n'étaient bouddhistes que depuis sept semaines, et maintenant leur leader, en qui ils faisaient une confiance totale et sur qui ils s'appuyaient pour les jours difficiles à venir, avait été emporté. Pauvres et illettrés pour la vaste majorité d'entre eux, et faisant face à l'hostilité sans relâche des hindous de caste, il ne savaient pas vers où se tourner et il était possible que tout le mouvement de conversion au bouddhisme s'arrête ou s'effondre. Je fis donc un discours vigoureux et exaltant dans lequel, après avoir loué la grandeur de ce qu'Ambedkar avait réalisé, j'exhortai mon audience à continuer le travail qu'il avait commencé de manière si éclatante et à le mener à terme avec succès. « Baba Saheb », comme ils l'appelaient, n'était pas mort mais vivant. Dans la mesure où ils étaient fidèles aux idéaux qu'il représentait et pour lesquels il s'était très littéralement sacrifié, il vivait en eux. Ce discours, qui dura une heure ou plus, ne fut pas sans effet. Les disciples affligés d'Ambedkar commencèrent à réaliser que ce n'était pas la fin du monde, qu'il y avait pour eux un avenir même après la mort de leur Baba Saheb bien-aimé, et que le futur n'était pas complètement dépourvu d'espoir.
Pendant que je parlais, j'eus une expérience extraordinaire. Au-dessus de la foule se tenait une très grande Présence. Que la Présence ait été la conscience partie d'Ambedkar flottant au-dessus des têtes de ses disciples, ou qu'elle ait été le produit collectif de leurs pensées à ce moment d'épreuve et de crise, je ne sais, mais elle m'était aussi réelle que les gens à qui je m'adressais.
Au cours des quatre jours qui suivirent je rendis visite à pratiquement tous les quartiers d'ex-intouchables de Nagpur, qui devaient être plusieurs douzaines en nombre, et je m'adressais à près de trente meetings de masse ; j'initiais aussi quelque 30.000 personnes au bouddhisme et fis des discours à l'Université de Nagpur et à la Mission de Ramakrishna. Les discours que je fis dans les quartiers furent traduits simultanément en marathe par Kulkami, qui bien qu'ayant près de deux fois mon âge non seulement suivit le rythme de mes paroles mais fit justice à l'énergie et à la passion avec lesquelles je parlai. Comme il l'avait fait à l'occasion de ma visite précédente, il nota en détail tous mes engagements et en fit ensuite un article. Quand vint le temps de mon départ je m'étais adressé à quelque 200.000 personnes, créant incidemment une relation très particulière avec les bouddhistes de Nagpur, avec en fait tous les disciples d'Ambedkar. J'écrivis ainsi à Dinoo, de Calcutta, quelques semaines plus tard :
« … je crois que je peux dire sans vanité que j'ai fait une très forte impression. Les disciples du Dr Ambedkar m'ont dit que le fait que je sois là à ce point de jonction critique était un miracle et que j'avais sauvé le bouddhisme à Nagpur. Si je n'avais pas été là, on ne sait ce qui se serait produit. Tout d'abord les gens eurent le sentiment que la fin du monde arrivait. Mais après avoir écouté mes discours, qui étaient vraiment très forts, ils se sentaient pleins d'espoir et de courage, et déterminés à œuvrer pour le bien du bouddhisme. Le dernier jour de ma visite je donnai pas moins de onze discours. Le dernier rassemblement eut lieu à 1h30 du matin, et quinze mille personnes y furent converties au bouddhisme. »
Et ce n'était pas tout. Les événements des quatre ou cinq jours eurent un effet sur moi aussi bien que sur mes auditeurs. Ma lettre à Dinoo continuait :
« Ma propre expérience spirituelle durant cette période fut tout à fait particulière. J'avais la sensation de ne pas être une personne, mais d'être une force impersonnelle. À un moment j'ai agi très littéralement sans aucune pensée, comme cela se passe lorsque l'on est en samadhi. Je ne sentais aussi quasiment aucune fatigue, en tout cas pas du tout ce à quoi on aurait pu s'attendre d'un travail si exigeant. Quand je quittai Nagpur je me sentais très frais et reposé. »
‘In the sign of the Golden Wheel’ © Sangharakshita, Windhorse Publications 1996, traduction © Christian Richard 2007.