Sangharakshita a rencontré Dr Ambedkar à trois reprises et a décrit ces rencontres dans ses mémoires. Les pages ci-après présentent ces rencontres, ainsi que ce que fit Sangharakshita pour soutenir les nouveaux bouddhistes juste après la mort de leur grand leader, six semaines après leur conversion.
En décembre 1952, à mon arrivée à « Rajgriha », l'assez grande résidence qu'Ambedkar s'était faite construire dix ou quinze ans auparavant, on m'introduisit dans une grande pièce peu meublée qui, de façon évidente, servait de bureau aussi bien que de salle de réception. Il y avait là un certain nombre de personnes, parmi lesquelles dix ou douze membres de ce qui semblait être une délégation ; ceux qui la menaient tenaient nerveusement, entre eux, une énorme guirlande de clinquant et de fleurs de soucis. Ayant traité avec la délégation, qui sembla lui causer d'une façon ou d'une autre quelque mécontentement, l'homme corpulent, au visage sévère, portant un costume de style occidental un peu large, s'assit au bureau devant lequel, à mon arrivée, il m'avait dit de m'asseoir.
Comme Raj Kapoor (le célèbre producteur, réalisateur et acteur indien que Sangharakshita avait rencontré peu avant), Ambedkar avait une question à me poser, mais contrairement à Raj Kapoor, il me la posa sans détours et sans du tout essayer de me charmer.
« Pourquoi votre Maha Bodhi Society a-t-elle un président qui est un brahmane bengali ? »,
me demanda-t-il d'un ton belligérant. Je lui répondis que ce n'était pas ma Maha Bodhi Society. Je faisais ce que je pouvais pour l'aider, parce que c'était la principale organisation bouddhiste de l'Inde, mais je n'étais en fait pas membre de cette organisation et n'étais pas plus heureux qu'il ne semblait l'être qu'elle ait un brahmane bengali à sa tête. (Le brahmane en question était le Dr Shyamaprasad Mookerjee, qui avant d'être le président de la Maha Bodhi Society avait été président du Mahasabha Hindou, une organisation de droite d'hindous de caste, principale opposante à la loi d'Ambedkar sur le code hindou.) Mon explication ayant satisfait le leader des hors-castes, il ne s'écoula pas longtemps avant que la conversation ne se tourne vers le bouddhisme.
Ayant sans doute à l'esprit son article sur Le Bouddha et l'avenir de sa religion, je lui demandai s'il pensait que le bouddhisme avait un avenir en Inde. Sa réponse à la question fut indirecte.
« Je n'ai aucun avenir en Inde ! »
s'exclama-t-il avec amertume, son visage s'assombrissant avec quelque chose proche du désespoir. Le fait est qu'au moment de notre rencontre, la carrière politique d'Ambedkar était plus ou moins ruinée, et ses formidables énergies n'étaient pas encore focalisées, comme cela allait être le cas plus tard, sur la conversion au bouddhisme de ses millions de partisans intouchables. Cela devait être une des périodes les plus noires de sa vie.
Cela, je ne le savais pas, bien sûr, pas plus que je ne réalisai alors la signification de notre rencontre qui ne fut pas seulement suivie d'autres rencontres, mais qui, quatre ans plus tard, eut pour résultat mon contact personnel proche avec des dizaines de milliers de bouddhistes ex-intouchables, un fait qui influença profondément le cours de ma vie et de mon travail. J'étais cependant content d'avoir rencontré Ambedkar, et content d'avoir eu l'occasion de lui dire clairement quelle était ma position vis-à-vis de la Maha Bodhi Society, et ce que je pensais du fait qu'elle avait un brahmane bengali pour président.
'Facing Mount Kanchenjunga' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1991, traduction © Christian Richard 2007.