Le Soûtra du Cœur ou Hridaya sutra est ainsi nommé parce qu'il constitue le cœur ou l'essence de la Prajñaparamita, nous donnant sous une forme extrêmement condensée la signification essentielle de tous les soûtras de la Perfection de la Sagesse. Il n'est pas étonnant que dans tous les pays orientaux du bouddhisme Mahayana il soit si souvent récité et chanté. Si nous connaissons le Soûtra du Cœur nous connaissons - en un sens - tout.
Il y a en sanskrit originel deux versions du Hridaya sutra, ou Soûtra du Cœur, la seule différence entre les deux étant que la plus longue contient, au début et à la fin, un récit des circonstances dans lesquelles il a été prononcé. Nous utilisons la version la plus courte et la plus répandue, et j'ai choisi la traduction du Dr Conze, avec de légères modifications de mon cru, car c'est la plus littérale.
Concernant le texte lui-même je vais faire une suggestion qui, à ma connaissance, n'a pas été faite auparavant. Je suggère que dans le Soûtra du Cœur, la forme et le contenu, la forme littéraire et le contenu spirituel, sont d'importance égale. La forme du soûtra fait en réalité partie du contenu. Nous pourrions même dire que, dans le cas du Soûtra du Cœur, « le véhicule est le message », le cadre fait réellement partie de l'image.
Ce cadre, ce véhicule, prend la forme d'une pièce de théâtre. Le soûtra est une sorte de dialogue entre Avalokiteshvara et Shariputra. Si nous comprenons qui sont ces deux personnages et ce qu'ils représentent, nous aurons bien avancé dans notre compréhension de la signification du soûtra.
Avalokiteshvara est un des grands bodhisattvas. Dans le sens le plus élevé, un bodhisattva est l'incarnation d'un aspect particulier de la bouddhéité, et l'aspect qu'Avalokiteshvara représente dans ce contexte est la Sagesse Parfaite. Ceci peut sembler surprenant : il incarne d'habitude la compassion, tandis que c'est Mañjusri qui représente la sagesse. Mais, en tant qu'être Éveillé, en tant qu'émanation du dharmakaya, tout bodhisattva peut tout faire. Ce renversement de notre attente sert peut-être à nous rappeler qu'un bodhisattva n'est pas limité à l'expression d'une qualité particulière. D'un autre côté, il se peut qu'Avalokiteshvara ait été un bodhisattva si populaire qu'il ait joué un rôle prédominant, même dans les situations dans lesquelles son association avec la compassion ne lui donnait pas particulièrement qualité pour intervenir.
De façon ultime, bien sûr, la sagesse et la compassion sont inséparables. Par la sagesse, on connaît la réalité ; par la compassion, on la fait connaître aux autres. L'insistance sur la sagesse vient ici du contenu du texte, et l'insistance sur la compassion du symbolisme des personnages prenant part au dialogue. Le nom Avalokiteshvara signifie « le Seigneur qui regarde en bas », et au début du soûtra, des profondeurs de sa Sagesse Parfaite, il regarde le monde, et plus particulièrement Shariputra, avec compassion.
Historiquement, Shariputra est un des deux principaux disciples du Bouddha, l'autre étant Maha-Maudgalyayana. Alors que Maha-Maudgalyayana était célèbre pour ses pouvoirs psychiques, Shariputra était célèbre pour sa sagesse. Mais comme, selon la tradition, Shariputra fut le fondateur de l'Abhidharma, il représente dans le contexte du Soûtra du Cœur la sagesse dans un sens limité, dans le sens du Hinayana.
Dès le début, donc, on a un indice de la signification de tout le texte. C'est un dialogue entre la sagesse d'une part et la Sagesse Parfaite d'autre part. Mais ne n'est pas qu'un dialogue : c'est une tension, voire un affrontement. Mais comment se fait-il qu'il y ait une tension ou un affrontement entre ce qui peut sembler être plus ou moins la même qualité ? Nous pouvons commencer à comprendre cela si nous l'abordons à un niveau moins élevé, considérant la tension comme étant une tension entre la vision pénétrante spirituelle représentée par Avalokiteshvara et le type de compréhension plus intellectuel représenté par Shariputra (même si, comme nous le verrons, nous ne pouvons pas nous appuyer trop fortement sur cette interprétation).
Il y a de plus quelque chose d'assez inhabituel et significatif au sujet de ce dialogue ou de cette confrontation, au moins dans la version la plus courte du Soûtra du Cœur. C'est que Shariputra ne dit pas un mot. En d'autres termes, dans le contexte du Soûtra du Cœur, l'intellect ne répond pas comme il le fait habituellement. Il a atteint un point où il est capable de se transcender lui-même. Il y a une phrase provenant de la tradition mystique chrétienne : « La raison meurt en donnant naissance à l'extase. » Nous pouvons dire ici que la sagesse meurt en donnant naissance à la Sagesse Parfaite.
D'une certaine façon, on trouve ici, représentée par le Soûtra du Cœur, la situation centrale de la vie spirituelle : la sagesse devenant la Sagesse Parfaite, les dharmas en cours de dissolution dans la shunyata, la compréhension intellectuelle en cours de transformation en vision pénétrante spirituelle. Quand nous lisons le soûtra, quand nous le récitons, quand nous y réfléchissons, nous nous attaquons à une situation, à un dialogue qui ne prend pas du tout place hors de nous. Shariputra est en nous, Avalokiteshvara est aussi en nous. Le Shariputra qui est en nous doit apprendre à écouter l'Avalokiteshvara qui est en nous.
De cette façon, la forme du soûtra dit de façon dramatique ce que le contenu dit de façon didactique. La forme littéraire parle en termes d'images et est dirigée vers l'inconscient. Le contenu, lui, utilise des concepts, et s'adresse à l'esprit conscient. Ce contenu conceptuel est principalement fait de six grandes assertions prononcées par Avalokiteshvara, six coups de tonnerre qui ruinent progressivement tous les préjugés de Shariputra, détruisant la sagesse la moins élevée et révélant la sagesse supérieure.
« Avalokita, le Saint Seigneur et Bodhisattva, se mouvait dans le cours profond de la Sagesse qui est allée au-delà. De là-haut, il regarda en bas ; il ne vit que cinq amas, et il vit que dans leur être-propre ils étaient vides. »
« Ici, Ô Shariputra, la forme est vacuité et la vacuité elle-même est forme ; la vacuité ne diffère pas de la forme, la forme ne diffère pas de la vacuité ; tout ce qui est forme est vacuité, tout ce qui est vacuité est forme ; il en est de même des sensations, des perceptions, des volitions et de la conscience.»
La première assertion d'Avalokiteshvara est que les cinq skandhas sont vides. Cette affirmation représente un point commun entre lui-même et Shariputra ; le Hinayana et le Mahayana partent tous deux de ce point. Selon cet enseignement bouddhique fondamental, la totalité des phénomènes existants peut être réduite à cinq groupes ou agrégats : la forme matérielle, les sensations (plaisantes, douloureuses ou neutres), les perceptions, les volitions et la conscience. Que l'on traite de choses ou de personnes, on peut en parler de façon complète et exhaustive à l'aide de ces cinq catégories. Il n'est pas nécessaire d'inclure une catégorie séparée ou indépendante telle qu'un soi ou qu'une âme. Ce que l'on appelle « le soi » n'est pas une chose indépendante des skandhas ; ce n'est pas une chose séparée de la forme, des sensations, des perceptions, des volitions ou de la conscience. Le « soi » n'est qu'une étiquette pour les skandhas pris collectivement. Cette première grande assertion est que les cinq skandhas font le tour de la totalité de l'existence, et qu'il n'y a rien au-delà d'eux. En même temps, ils sont dépourvus de tout soi, de toute âme.
« Ici, Ô Shariputra, tous les dharmas sont marqués par la vacuité ; ils ne sont pas produits ou arrêtés, pas souillés ou immaculés, pas déficients ou complets. »
La deuxième grande assertion d'Avalokiteshvara va un peu plus loin. Tous les dharmas, dit-il maintenant, sont vides. Nous commençons ici à nous aventurer en eau profonde. L'ancienne classification bouddhique de la totalité de l'existence sous la dénomination des cinq skandhas fut rejetée par la tradition de l'Abhidharma, dont Shariputra est le fondateur présumé. On pourrait dire que cela n'était pas assez scientifique pour l'Abhidharma. Il remplaça donc la classification originelle en cinq skandhas par une classification en quatre catégories : forme, pensée, événements concomitants mentaux, et divers, chacune de ces catégories étant elle-même subdivisée un certain nombre de fois. Les subdivisions ultimes de ces quatre catégories, les éléments irréductibles au-delà desquels l'analyse ne peut aller furent appelés des dharmas.
Le Sarvastivada, qui a peut-être été l'école la plus importante du Hinayana, distingua soixante-douze de ces dharmas, ces éléments irréductibles en lesquels la totalité de l'existence phénoménale et conditionnée peut être réduite. Ils sont appelés « dharmas conditionnés », afin de pouvoir les distinguer d'une liste beaucoup plus courte de trois « dharmas Inconditionnés », faite de l'espace et de deux sortes de nirvana (ces dharmas Inconditionnés étaient considérés comme éternels, et comme n'apparaissant pas par le biais de cause et d'effet, comme le faisaient les dharmas conditionnés). Tous ensemble, ils forment les soixante-quinze dharmas du Sarvastivada. La philosophie est une forme de réalisme pluraliste.
Les premiers philosophes de l'Abhidharma s'amusèrent beaucoup à classer et à cataloguer leurs dharmas, de nombreuses façons différentes. Ils séparèrent les dharmas conditionnés des dharmas Inconditionnés. Ils distinguèrent les dharmas qui étaient « souillés » par l'avidité, la haine et l'illusion des dharmas « non souillés », et les dharmas qui étaient limités ou incomplets des dharmas qui étaient infinis ou complets. Ils remarquèrent comment tout dharma conditionné était produit et arrêté, alors que les dharmas Inconditionnés n'étaient caractérisés que par le nirodha, l'arrêt. Un très grand nombre de types différents de relations entre les dharmas furent élaborés, donnant naissance à des dizaines de milliers de permutations et formant une structure extrêmement élaborée. Il est difficile de simplement concevoir combien élaborée était cette structure, mais les résultats remplissent des livres et des livres d'analyse et de coordination des dharmas.
Avalokiteshvara affirme que tous ces dharmas sont vides. Ils ne sont pas ultimement réels. Avec cette, assertion il rejette tout l'appareil scolastique de l'Abhidharma. Tout l'édifice est vide. C'est bien jusqu'à un certain point - cela nous emmène au-delà de l'illusion brute que les choses sont des choses et les personnes des personnes - mais en tant que système d'analyse et de classification c'est un produit de l'activité subtile de l'esprit, et en tant que tel cela représente une illusion subtile qui doit ultimement être transcendée.
La Sagesse Parfaite, représentée par Avalokiteshvara, détruit non seulement l'Abhidharma mais aussi toutes les tentatives, philosophiques autant que scientifiques, de présenter une description intellectuelle systématique de la réalité. La seule façon que vous ayez d'atteindre la réalité est de détruire vos idées au sujet de la réalité, aussi subtiles, aussi sophistiquées, aussi convaincantes soient-elles. Ils ne peuvent jamais être valides qu'en première approche. Tous les dharmas, donc, sont vides.
« Donc, Ô Shariputra, dans la vacuité il n'y a pas de forme, pas de sensation, pas de perception, pas de volition, pas de consience ; pas d'œil, d'oreille, de nez, de langue, de corps, d'esprit ; pas de formes, de sons, d'odeurs, de saveurs, de touchers et d'objets de l'esprit ; pas d'élément de l'organe de la vue, » et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on arrive à : « pas d'élément de la conscience de l'esprit. «
Troisième assertion : dans la shunyata, aucun dharma n'existe. C'est le corollaire ou, si vous préférez, la contrepartie plus positive de l'assertion précédente. Elle suggère que la réalité est très nue, très pure, dépourvue de toutes nos constructions intellectuelles, de toutes nos philosophies, de tous nos concepts. Ces idées sont les nôtres. Elles n'appartiennent pas à la réalité, car la réalité ne connaît rien d'elles. Pour faire un peu d'anthropomorphisme, la réalité rejette toutes nos pensées. Dans la shunyata il n'y a absolument aucune distinction entre les dharmas conditionnés et les dharmas Inconditionnés, ou entre les dharmas souillés et les dharmas purs. Tous les dualismes de ce type sont transcendés. C'est, pour utiliser une image favorite du Mahayana, comme un ciel sans nuages. Les nuages peuvent être très beaux, mais ils masquent l'éclat nu du ciel lui-même. La réalité dans son état véritable, au-dessus et au-delà de tous nos systèmes de pensée la concernant, est comme le ciel clair et sans nuages. Dans la shunyata, aucun dharma n'existe.
« Il n'y a pas d'ignorance, pas d'extinction de l'ignorance, » et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on arrive à : « il n'y a pas de vieillissement et de mort, pas d'extinction du vieillissement et de la mort. Il n'y a pas de souffrance, pas d'origine, pas de cessation, pas de chemin. Il n'y a pas de connaissance, pas d'accomplissement, pas de non-accomplissement. »
On s'est débarrassé de la philosophie, y compris de la philosophie bouddhique. Imaginons-nous, donc, que la religion - y compris le bouddhisme lui-même - en échappe ? La quatrième grande assertion d'Avalokiteshvara nous dit qu'il n'y a rien de tel que le bouddhisme. Je paraphrase un petit peu - et cette quatrième assertion est vraiment une version plus étendue et plus universelle de la troisième - mais c'est ce à quoi cela revient. Avalokiteshvara élimine la religion considérée comme une fin en soi. Il n'y a rien d'absolu ou d'ultime au sujet de la religion. Dans cette partie du soûtra, donc, diverses catégories bien connues de la pensée bouddhique sont énumérées : les cinq skandhas, les six organes des sens, les dix-huit éléments, les douze liens de la chaîne des origines interdépendantes, les Quatre nobles vérités, la connaissance elle-même, l'accomplissement, et même le non-accomplissement. Les deux derniers points, prapti et aprapti, diffèrent du reste en ce sens que ce sont des termes qui ne se trouvent pas dans le canon pâli. Ils ont été introduits par les Sarvastivadins en tant que catégorie des samskaras, et en tant que tels ils représentent un exemple extrême de réification de concepts abstraits.
Avalokiteshvara déclare que toutes ces catégories religieuses philosophiques et même pratiques, toutes ces bases d'action de la vie religieuse, y compris l'idée de coproduction conditionnée, y compris même l'idée d'Éveil, sont shunya, sont vides, sont sans validité ultime. Il dit que si vous voulez vous développer, si votre but est la Sagesse Parfaite, eh bien, vous devez aller au-delà du bouddhisme. En réalité, vous devez réaliser qu'il n'y a pas de chose telle que le bouddhisme. Le bouddhisme n'est qu'un radeau pour vous emporter à la rive opposée ; il doit ensuite être abandonné. Ce n'est qu'un doigt montrant la lune.
Ici, le lien du Zen avec le Soûtra du Cœur - ou, plutôt, la façon dont le Soûtra du Cœur se résout pratiquement en termes de Zen - ne peut pas être manqué. Le maître zen qui répondit à la question : « Si en chemin je rencontre le Bouddha, que dois-je faire ? » par l'instruction brusque : « le tuer » disait à son élève qu'il devait laisser le bouddhisme derrière lui. Si vous êtes réellement en chemin vers l'Éveil, ne laissez pas le concept de Bouddha se mettre en travers de votre chemin. Il n'y a rien qui vous retienne autant dans votre recherche de la réalité que ce qui est là pour vous aider, à savoir la religion. Ce qui devrait être un moyen pour atteindre un but est trop facilement pris comme un but en soi.
Le bouddhisme est probablement unique dans sa vision si lucide de cela. Il va jusqu'à écarter du chemin de l'Éveil le bouddhisme lui-même. Sans aucun doute, vous avez besoin du bouddhisme pendant longtemps. Vous avez besoin de vos mantras et de vos méditations, de vos chants et de vos écritures, vous avez besoin d'écouter des discours, vous avez besoin de vos retraites et de vos séminaires, et vous avez besoin d'utiliser des termes et des idées bouddhiques. Mais, finalement, vous avez besoin d'aller au-delà des limites de leurs conseils, les écartant complètement pour rencontrer la réalité seule.
« Donc, Ô Shariputra, c'est à cause de son indifférence à toute sorte d'accomplissement personnel, et en prenant appui sur la Perfection de la Sagesse, qu'un bodhisattva demeure sans couvertures de la pensée. En l'absence de couvertures de la pensée il ne tremble pas, il a dépassé ce qui peut toubler, et il finit par atteindre le Nirvana. »
Cinquième grande assertion : le bodhisattva n'atteint l'Éveil et ne devient un bouddha qu'en prenant appui sur la Perfection de la Sagesse. Il n'y a pas d'autre façon de faire. Vous ne pouvez pas devenir Éveillé sans développer la Perfection de la Sagesse. Vous pouvez être un grand savant, vous pouvez être tout à fait versé dans les techniques de concentration et de méditation, vous pouvez être très dévoué, pieux et avoir une grande foi, vous pouvez sans cesse faire de bonnes œuvres, allant jusqu'à donner votre vie pour le bien des autres mais, de façon ultime, aucune de ces valables réalisations n'est d'aucun secours. Seule la Perfection de la Sagesse, dans le sens d'une connaissance directe de la réalité, face à face, au-delà du bouddhisme lui-même, vous conférera l'Éveil.
« Tous ceux qui apparaissent comme Bouddhas dans les trois périodes du temps, s'éveillent complètement au suprême, juste et parfait éveil, car ils ont pris appui sur la perfection de la sagesse. »
La sixième et dernière assertion est que tous les bouddhas du passé, du présent et du futur atteignent l'Éveil par le développement de la Perfection de la Sagesse. Il n'y a pas d'exception. Toute personne Éveillée du passé, du présent ou du futur n'est devenue (ou ne va devenir) Éveillée que grâce au développement de la Perfection de la Sagesse. Ici, le Soûtra du Cœur est absolument et impitoyablement sans ambiguïté.
Ces six assertions représentent le contenu principal du Soûtra du Cœur. Il y a juste une autre chose. Le soûtra conclut avec le mantra de la Perfection de la Sagesse. Et tout comme le soûtra condense la littérature de la Prajñaparamita, le mantra condense le soûtra lui-même. Conze traduit mantra par « formule », mais ceci induit complètement en erreur. Un mantra est une sorte de parole sacrée : on ne peut pas vraiment donner plus d'explication que cela.
Le mantra de la Perfection de la Sagesse est gate gate paragate parasamgate bodhi svaha. Les mantras ne peuvent pas vraiment être traduits, mais selon la traduction de Conze on peut rendre celui-ci par « Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà, Ô quel Éveil, acclamons-le tous ! » La simple signification des mots ne nous aide cependant pas beaucoup. Le premier gate signifie : allé du conditionné, allé du monde phénoménal, du monde tel que nous le connaissons. Le deuxième gate signifie : allé de l'Inconditionné même, du nirvana même - c'est-à-dire allé au-delà du concept selon lequel le nirvana ou l'Éveil sont distincts de ce monde et de cet état. Il ne suffit pas d'aller au-delà du conditionné ; vous devez aller au-delà de l'Inconditionné. On pourrait dire qu'il n'est pas suffisant de vaincre Satan ; il faut aussi vaincre Dieu. Puis, paragate signifie « allé au-delà » : allé au-delà de la distinction entre conditionné et Inconditionné, entre samsara et nirvana, entre ce monde-ci et ce monde-là, entre souillé et non-souillé ; allé au-delà de toutes les distinctions dualistes, quelles qu'elles soient. Parasamgate, « allé complètement au-delà », signifie que l'on va au-delà de la conception même de shunyata. Quand on laisse derrière soi le concept même de réalité, alors on est allé complètement au-delà.
Le mot suivant, bodhi, n'est pas du tout une assertion. Il veut dire Éveil, bouddhéité, connaissance de l'ultime. Mais le mantra ne dit pas : « Et, alors, vous réalisez la bodhi. » Il ne dit pas réellement non plus : « Ô quel éveil ! » Ce n'est pas une mauvaise traduction, mais cela n'a pas de la force du seul mot bodhi, « éveil ». Enfin, svaha est intraduisible, mais sa signification générale dans la littérature indienne est « tout est bien », « tout est favorable », « bénédiction ». Quand vous vous êtes éveillé, quand vous êtes un bouddha, alors tout est complètement favorable, tout est bien.
Voici donc le cœur ou l'essence du Soûtra du Cœur, qui est lui-même une distillation de la signification de la totalité des écritures de la Perfection de la Sagesse. « Allé, allé, allé au-delà, allé complètement au-delà. Éveil, tout est bien. » En récitant constamment ce mantra, en méditant constamment sur lui, on finit par assimiler sa signification profonde.
Dans le cas de la sadhana, de la pratique de visualisation de la Prajñaparamita, le mantra est différent. Dans ce contexte, c'est om ah dhih hum svaha, qui invoque le bodhisattva Prajñaparamita. Mais gate gate paragate parasamgate bodhi svaha est le mantra de la sagesse elle-même, une sorte de mantra impersonnel, si l'on peut dire. Si vous ne voulez pas méditer sur une forme particulière de bodhisattva, vous pouvez prendre ce mantra, aussi bien que n'importe quel vers ou passage de la littérature de la Perfection de la Sagesse (les comparaisons de la fin du Soûtra du Cœur iraient très bien) et réfléchir à leur signification. En faisant cela, vous faites venir à votre esprit des vers ou des mantras qui incarnent oralement la Perfection de la Sagesse, au lieu d'en évoquer une incarnation visuelle ou formelle.
Le Soûtra du Cœur dans sa totalité est suffisamment compact pour que l'on puisse régulièrement le réciter ou y réfléchir. Tel que je l'ai démontré, le soûtra représente un chemin de pas réguliers, mais ce ne serait pas une mauvaise idée de découper ces six étapes en un certain nombre d'étapes plus petites. Vous n'avez, par exemple, pas besoin de vous lancer tête baissée dans les cinq skandhas. Vous pourriez peut-être commencer par la division de la « personne » en nama et rupa. Puis vous pourriez diviser nama en ses quatre parties constitutives, pour ainsi dire, pour arriver aux cinq skandhas (rupa étant le cinquième). De là vous pourriez continuer en passant aux douze ayatanas (les six sens et leur objet respectif) et aux dix-huit dhatus (les douze ayatanas plus la conscience qui apparaît en dépendance du contact de chaque sens avec son objet). Il n'y a pas besoin de commencer à spéculer sur les pourquoi de ces diverses classifications. A l'origine, elles n'étaient pas destinées à être une présentation de doctrine épistémologique, mais simplement un cadre pour la méditation. L'idée est que, sur la base d'un état méditatif profondément concentré et positif, vous tournez simplement votre attention vers votre propre être, et en l'analysant ainsi commencez à vous voir comme un processus complexe et non comme un soi.
En allant plus loin, vous pouvez aborder les dharmas plus systématiquement en distinguant entre les samskrita dharmas et les asamskrita dharmas (les dharmas composés et les dharmas non-composés), puis passer à la classification de type Abhidharma en cittas (consciences) et caitasikas (événements concomitants mentaux). Enfin, vous faites le lien entre chacun des gate successifs du mantra et un niveau différent de shunyata, ainsi que je l'ai souligné.
D'une certaine façon, on doit récapituler l'avancée de Shariputra. On doit être Shariputra, complètement, avant de pouvoir commencer à écouter Avalokiteshvara. Les assertions d'Avalokiteshvara ne représentent pas la mise en pièces d'une erreur ou la dissipation d'une mauvaise compréhension, mais l'approfondissement d'une compréhension limitée. Si, tout au début, cette compréhension limitée n'est pas là, elle ne peut être approfondie. Quelques individus exceptionnels peuvent faire le saut dans la Perfection de la Sagesse en partant de nulle part, mais ils sont très rares, et l'on ne peut pas faire l'hypothèse que, soi-même, on fasse partie de ces gens-là.
Avalokiteshvara parle à quelqu'un qui a atteint un niveau de compréhension certain. Mais de quel niveau parlons-nous réellement ? Il doit être clair, pour commencer, que le Shariputra dont nous parlons est celui du mythe mahayaniste et non le Shariputra historique. Il faut être juste avec le mythe, qui ne suggère pas que Shariputra représente une compréhension simplement intellectuelle du Dharma car, après tout, l'Abhidharma lui-même fait la distinction entre la sruta-mayi-prajña, la sagesse basée sur l'apprentissage par les livres, et la bhavana-mayi-prajña, la sagesse basée sur l'expérience méditative directe. Pour peu, cependant, que nous abordions le Soûtra du Cœur, nous devons accepter, à un certain niveau, la distinction que fait le Mahayana entre la vue pénétrante limitée d'un Arhat et la vue pénétrante plus profonde de la Prajñaparamita, même si, en fin de compte, la distinction ne résiste pas à un examen approfondi.
Il vaut probablement mieux considérer Shariputra comme représentant l'aspect de l'esprit qui tend à prendre les choses littéralement, et Avalokiteshvara comme l'aspect qui va au cœur des choses. Pour les besoins de la communication, bien sûr, vous avez autant besoin de la lettre de l'enseignement que de son esprit. C'est vrai, autant pour la Perfection de la Sagesse que pour l'Abhidharma. Le Mahayana nous met en garde de ne pas prendre la shunyata comme une chose mais comme un concept de fonctionnement, sans quoi nous y trouverions une autre demeure pour notre ego. Cependant, même les éléments psychophysiques « ultimes » de l'Abhidharma étaient à l'origine des concepts de fonctionnement. Ce qui est important n'est pas tant la profondeur de notre analyse que l'esprit dans lequel nous prenons ses résultats. Après tout, quoiqu'il y ait une conscience explicite des limites des formulations conceptuelles dans le monde bouddhiste Mahayana, ce n'est pas une assurance absolue contre une solidification spirituelle des artères et un déclin vers la littéralité.
Aucune copie du texte sanskrit du Soûtra du Cœur n'a jamais été trouvée en Inde, mais à la fin du dix-neuvième siècle un manuscrit indien original, sur feuille de palmier, a été découvert dans un temple japonais. Ce n'était pas un temple zen, mais ceci n'est pas très surprenant car on récite et médite sur le Soûtra du Cœur dans de nombreuses écoles différentes de bouddhisme japonais. Il y est généralement chanté en japonais, assez rapidement et rythmiquement, tout comme au Tibet il est chanté en tibétain, et comme en Angleterre et aux États-Unis il est dit en anglais (et aussi, parfois, chanté en sanskrit originel).
La tradition de la Perfection de la Sagesse a eu une grande influence tant sur le bouddhisme tibétain que sur le Zen. L'approche tibétaine est plus dialectique (les bouddhistes tibétains tendent à être plutôt intellectuels) et l'approche zen plus intuitive, plus poétique, mais dans les deux écoles le Soûtra du Cœur est très estimé, tout comme l'est le Soûtra du Diamant. Un des plus grands maîtres du Zen (ou, plus exactement, du Tch'an), Han Shan, écrivit des commentaires particulièrement beaux de ces deux textes, commentaires qui ont maintenant été publiés en anglais dans une traduction très éclairante de Charles Luk.
Nous pouvons aller jusqu'à dire qu'avec le Soûtra du Diamant, le Soûtra du Cœur forme l'ossature spirituelle du bouddhisme de Chine, du Japon, de Mongolie, du Tibet, de Corée et du Viêt-nam. La santé de l'ossature ne garantit pas en elle-même, bien sûr, la santé de tout le corps de la tradition spirituelle de l'Extrême-Orient. Les Tibétains et ceux qui pratiquent le Zen risquent autant d'avoir des vues étroites, d'être dogmatiques ou sectaires, ou de prendre les choses au pied de la lettre que n'importe quel Theravadin. Il y a dans toutes les écoles du bouddhisme une tendance vers la littéralité, parce que c'est une tendance de l'esprit humain lui-même.
Il est peut-être temps d'avoir un nouveau soûtra, dans lequel la place de Shariputra est prise par Avalokiteshvara - un Avalokiteshvara qui a pris les catégories du Mahayana littéralement et qui a besoin d'avoir la véritable signification de shunyata révélée par un être plus élevé. En attendant, nous pouvons continuer cette tradition en Occident non pas en regardant simplement les mots sur une page, mais en apprenant à écouter la voix d'Avalokiteshvara dans notre propre cœur, en attendant que s'y ouvre la fleur de la Perfection de la Sagesse.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.