Ce n'est pas grâce à quelque faculté de trouver par hasard de bonnes choses que je suis tombé sur le Sûtra du Diamant durant l'été 1942. J'avais alors environ dix-sept ans, je vivais toujours à Londres, quoique peu de temps après j'aie été enrôlé dans le Corps des Transmissions et envoyé en Inde, et je lisais tous les enseignements orientaux et toutes les traductions orientales, en particulier bouddhiques, sur lesquels je pouvais mettre la main. Il était donc inévitable que tôt ou tard le Sûtra du Diamant tombe entre mes mains - ou plutôt, peut-être, que tôt ou tard je tombe entre les mains du Sûtra du Diamant. Lorsque je le rencontrai, ce sûtra (avec le Sûtra de l'Estrade, que dans notre ignorance nous appellions alors Sûtra de Wei Lang) fit sur moi une impression que je ne peux que qualifier d'énorme. Je l'appelle une impression, mais cela ressemblait plutôt à un impact. Lire simplement ces deux textes pour la première fois fut une expérience spirituelle extrême qui changea le cours de ma vie entière - ou peut-être devrais-je dire qu'ils me firent réaliser pour la première fois ce qu'était réellement le cours de ma vie. Ils me firent réaliser que j'étais bouddhiste - quoi que cela puisse vouloir dire.
Le Sûtra du Diamant n'a bien sur pas besoin de ma recommandation personnelle, ni de celle de personne d'autre, pour attirer l'attention de quiconque a un intérêt vital pour le bouddhisme. De tous les textes bouddhiques, c'est un de ce qui ont le plus de valeur spirituellement, et aussi un des plus connus. En Chine, au Tibet, au Japon, en Mongolie, en Corée et au Viêt-nam, le Sûtra du Diamant est récité quotidiennement ; il est commenté, il est expliqué, il est interprété. C'est un courant essentiel du bouddhisme Mahayana. Bref, tant que nous n'avons pas au moins une certaine connaissance de cette œuvre, il y a un trou béant dans notre connaissance du bouddhisme.
Les bouddhistes occidentaux ont, sans aucun doute, de nombreuses raisons de se plaindre. Nos employeurs n'ont en général pas assez de sympathie face à notre besoin de retraites pour nous donner trois mois de congés payés lorsque nous voulons aller méditer. Nous n'avons pas de grand monastère plein de moines, ni de processions bouddhiques enthousiastes dans les rues de Londres, ni de jours fériés les jours de pleine lune, ni de lieu de crémation où aller au clair de lune… Mais il y a une chose dont nous ne pouvons nous plaindre. Nous ne pouvons nous plaindre d'un manque de traductions du Sûtra du Diamant.
Les premières traductions européennes datent des environs de 1830 ; elles sont basées sur des versions chinoises ou tibétaines du texte, provenant elles-mêmes du sanskrit. Plutôt que de s'appuyer sur ces versions deux fois traduites, il vaut mieux s'attacher à des traductions du texte sanskrit original, dont des copies furent découvertes au Japon au début du vingtième siècle. Parmi les traductions du sanskrit, la meilleure est la version très littérale d'Edward Conze, publiée à Rome en 1957. Le séminaire sur lequel est basé ce commentaire utilise la version de Londres de la traduction de Conze, plus facilement disponible et plus idiomatique, publiée en 1980 par George Allen & Unwin. Quoiqu'il manque à cette traduction l'appareil critique de l'édition de Rome, elle est accompagnée d'un commentaire qui donne au lecteur un accès sérieux au texte. Le commentaire de Conze est à son tour basé sur des commentaires faits par Asanga, par Vasubandhu et par Kamalashila, ainsi que, par endroits, sur des commentaires des grands sûtras de la Prajñaparamita faits par Nagarjuna et Haribhadra.
Le titre complet de l'œuvre est Vajracchedika-prajñaparamita Sutra. Chedika veut dire « ce qui coupe », ou simplement « couteau ». Vajra signifie à la fois « diamant » et « foudre » : quelque chose d'une force inouïe et d'une puissance irrésistible qui est capable de faire voler en éclats, de démolir, de pulvériser tout ce qui est sur son chemin. Le vajra tient une place importante dans la symbolique bouddhique, ayant même donné son nom à une phase entière du développement du bouddhisme : le Vajrayana, le Chemin Adamantin ou Chemin de la Foudre.
Vajracchedika-prajñaparamita Sutra signifie donc : discours sur la sagesse transcendante qui coupe comme la foudre de diamant. Et, comme vous pouvez vous y attendre, le titre donne un indice de la signification de tout le sûtra. Un sûtra étant par définition buddhavacana, le mot ou la parole du Bouddha, c'est une expression de l'Esprit Éveillé. Il ne vient pas du cerveau, ni du subconscient ; ce n'est le produit d'aucune sorte de conscience mondaine ou conditionnée. Le Sûtra du Diamant est l'expression de l'esprit Éveillé, de l'esprit qui fait un avec la réalité, qui voit la réalité face-à-face.
En lisant le Sûtra du Diamant, en y réfléchissant, en méditant à son sujet, en le gardant à l'esprit, nous entrons en contact avec la réalité elle-même. La lumière de la réalité brille à travers l'épais voile de notre ignorance, pour que la sagesse transcendante puisse commencer à poindre dans l'obscurité inerte de nos cœurs et de nos esprits. En même temps, la sagesse transcendante est aussi comme un diamant, comme la foudre. Elle coupe à travers toutes nos pensées, toutes nos idées, tous nos concepts concernant la réalité, toutes nos hypothèses métaphysiques. Elle détruit toutes nos émotions négatives : notre peur, notre angoisse, notre colère, notre jalousie, notre possessivité, notre attachement, notre avidité. Elle coupe à travers tous nos conditionnements psychologiques, tous nos préjugés, tous les conditionnements qui apparaissent parce que nous appartenons à telle nationalité plutôt qu'à telle autre, parce que nous venons de telle race plutôt que de telle autre, parce que nous venons de tel milieu social, parce que nous parlons telle langue, parce que nous vivons dans tel environnement…
La foudre de diamant de la sagesse transcendante pulvérise tous les conditionnements qui vous empêchent de voir la réalité face à face. Au-dessus de tout, il vous fracasse - tel que vous vous connaissez à présent. Quand vous entrez en contact avec cette sagesse transcendante, vous sentez son impact comme la foudre, vous écrasant et vous détruisant, et ceci est une chose vraiment terrible. Être pris entre les griffes de la réalité est une chose terrible. Et tomber entre les mains du Sûtra du Diamant est une chose affreuse et terrible, car une fois que vous êtes pris, eh bien, vous êtes pris. Débattez-vous autant que vous le voulez, vous ne vous libérerez pas.
Sommes-nous prêts à cela ? Si nous ne le sommes pas, il vaut mieux que nous laissions le Sûtra du Diamant sur l'étagère, à prendre la poussière. Et même si nous décidons de le laisser nous attraper, nous devons avancer très lentement, en faisant attention, car « le genre humain ne peut supporter trop de réalité ». En fait, nous ne pouvons en supporter qu'un tout petit peu, voire pas du tout, et c'est pour cela que nous avançons avec tant de circonspection dans le Sûtra du Diamant. Il ne peut bien sûr être question de donner une description complète et systématique de l'enseignement du Sûtra du Diamant, dans toute son étendue et toute sa profondeur (si tant est qu'une telle description soit possible), car nous ne pourrions simplement pas la supporter. Si quelque bouddha ou bodhisattva venait et commençait à nous dire de quoi parle le Sûtra du Diamant, il faudrait probablement qu'une ambulance attende à proximité.
Si le contenu du Sûtra du Diamant nécessite que nous fassions attention à notre santé, il faut aussi dire qu'essayer de comprendre sa forme peut aussi nous donner un bon mal de tête. Tandis que la version sanskrite originelle du sûtra - qui, en dépit de sa réputation formidable, est assez court - coule continûment, sans interruption, les versions chinoises sont divisées en trente-deux chapitres très courts, organisés en deux parties. La première partie se déroule agréablement et aboutit à une conclusion claire, au début du chapitre 13. La seconde partie, elle, est bien différente. Elle commence sans raison apparente, et semble se répéter sans raison, sans ordre ou séquence apparente, et sans qu'il semble que, d'un sujet, on passe en douceur au suivant.
Nous devons considérer la possibilité que le texte lui-même puisse avoir été emmêlé et réarrangé, au point de perdre toute la cohérence qu'il ait un jour pu avoir. Je suggérerais même, non sans hésitation, que la seconde partie représente une autre version de la première partie. Si l'ensemble est un travail de compilation, la seconde partie est peut-être le résultat d'un effort plus ancien et moins heureux qui vint à être attaché à la première, plus récente et plus réussie. Ceci, en un sens, est une suggestion presque profane et très peu traditionnelle, mais ce n'est pas une raison pour la rejeter.
Le Sûtra du Diamant nous est arrivé dans une forme déterminée pour une grande part par les accidents de la transmission, ce qui veut dire que, comme pour d'autres écritures bouddhiques, nous ne pouvons pas le prendre trop littéralement. Comparez donc cette situation difficile avec la situation confortable dans laquelle se trouvent les adeptes d'autres religions. Les chrétiens ont une Bible qui est acceptée par toutes les confessions. Après quelques siècles de contestation, d'ajouts et de retraits, ils se sont accordés sur le canon de livres qui forme la Bible standard, et y sont restés fidèles, pas même dérangés par la « haute critique » qui a révélé sa provenance et son développement trop humains. Les Hindous ont les quatre Védas qui sont clairement considérés comme des srutis, ou œuvres révélées, comme le sont les Brahma Sûtras et la Bhagavadgita. Quant aux musulmans, on pourrait dire qu'ils sont confortablement installés. Ils ont un livre, le Coran, dont le texte est dans un bon état de fiabilité malgré quelques débats et discussions. Ils ont donc un livre petit et compact, pas plus grand que le Nouveau Testament, qui représente la totalité de la Parole de Dieu. Ils ont de très nombreux commentaires, ainsi que les paroles du Prophète - des milliers d'entre-elles - mais tout ceci est absolument distinct du Coran, qui est l'autorité finale.
En tant que bouddhistes, nous n'avons pas de telle autorité pour nous guider. Nous avons une bibliothèque entière de livres, sans claire ligne démarquant ce que l'on pourrait appeler « les écritures ». Nous avons le canon pâli, et les sûtras et tantras du Mahayana. Mais quel sorte de statut donnons-nous aux Chants de Milarépa, par exemple ? Tout cela est un peu déroutant. Les bouddhistes Nichiren Shoshu ont essayé de nous rendre les choses plus aisées en isolant un texte particulier, le Saddharma-Pundarika Sutra, et en en faisant une sorte de Bible - quoiqu'ils n'aient pas pu éviter de prendre position quant à certains autres sûtras du Mahayana - mais le projet n'a pas pris dans le reste du monde bouddhique. Et, bien que les Theravadins réussissent à adopter une délimitation stricte des écritures bouddhiques, cela leur laisse toujours un bon nombre d'étagères à parcourir.
Ceci veut dire qu'il devrait être quasiment impossible aux bouddhistes de se complaire dans la bibliolâtrie. Nous ne pouvons pas tenir un livre et dire : « La Vérité a été écrite, elle a trouvé son expression sous une forme de mots précise, et voici tout ce dont vous avez besoin pour être sauvé : tout est ici. » Rassemblant de nombreuses sources, comparant ceci à cela, nous devons trouver la vérité pour nous-mêmes. Outre le fait que c'est un bon exercice intellectuel, cela nous aide à garder un sens de proportion spirituelle, et nous garde du fanatisme et du dogmatisme. Vous pouvez avoir votre texte favori - des écoles entières peuvent se développer à partir de textes particuliers - mais ceci est tout autre chose. Le bouddhisme n'a pas de credo. (Christmas Humphreys a tenté une sorte de credo avec ses « Douze Principes », mais sans trop de succès, en particulier parce qu'un ou deux de ses principes sont extrêmement discutables. Celui qui concerne « toute vie ne formant qu'un » est certainement considéré comme très douteux par pratiquement tous les bouddhistes.)
Il n'y a donc pas de raison pour que ne nous n'examinions pas le texte du Sûtra du Diamant de façon très critique. Pour faire cela, cependant, nous devons être sûrs que nous comprenons ce que nous traitons, et il peut être plus sage de rester ouverts à la possibilité que ce ne soit pas très clair pour nous. Il se peut que le lien entre les divers thèmes et arguments, et la relation entre les deux parties échappent toujours à la compréhension de tous les savants étudiant le sûtra. Dans la seconde partie, le tempo s'accélère clairement. Alors que dans la première partie il y a une sorte de fil de développement linéaire auquel on peut se raccrocher, la seconde partie est beaucoup plus intransigeante, avec bien plus de bouleversements de construction et l'abandon de toute tentative de liens séquentiels. Mais pouvons-nous en conclure que les sages et les rédacteurs de l'ancien temps étaient si obtus qu'ils ne pouvaient pas voir ce qui pour nous est clair comme le jour, qui est que la seconde partie est désordonnée ? Nous devons donc poser la question : Est-elle désordonnée, ou est-ce nous qui sommes désordonnés ?
Si nous acceptons que le « récit » soit délibérément illogique, alors pourquoi nous attendons-nous à ce que la séquence des paragraphes soit consécutive ? En termes conventionnels, un livre est linéaire, les pages sont mises l'une après l'autre en une longue bande, ou un long rouleau, de telle sorte qu'une page est suivie par la suivante. Mais si nous imaginons les pages arrangées comme les lettres sur la boule d'une machine à écrire, de telle sorte que chaque page puisse être lue comme étant la suite de n'importe laquelle des pages qui l'entourent, alors nous pouvons obtenir une vue plus complète de la Perfection de la Sagesse. Peut-être le Vajracchedika ne semble-t-il confus que parce que nous sommes pris dans des conventions linguistiques et typographiques qui demandent qu'un texte se présente dans une séquence particulière. Nous ne pouvons guère attendre que la réalité se conforme à cette convention, pas plus qu'aux conventions de la logique.
Une façon de faire apparaître l'ensemble du sûtra plus lié et plus intelligible est de suivre la suggestion de Han Shan, qui fut un maître Éveillé de la dynastie des Ming, en Chine. Selon lui, dans ce sûtra, les paroles du Bouddha sont faites pour résoudre les doutes tus du moine auquel il parle, Subhuti - d'où l'apparent manque de lien et de continuité. Dans son commentaire, Han Shan rend trente-cinq doutes explicites : dix-sept doutes bruts, qui sont traités dans la première partie du sûtra, et dix-huit doutes subtils, qui sont traités dans la seconde partie. Selon l'interprétation que Han Shan fait du Sûtra, quand vos doutes - y compris vos résistances inconscientes les plus subtiles - sont coupés par la foudre de la sagesse transcendante, alors votre esprit absolu, l'esprit de l'Éveil suprême, est rendu manifeste. C'est vraiment la seule lecture de ce texte qui semble marcher.
Finalement, cependant, si nous insistons pour que les besoins de l'esprit logique soient satisfaits, nous n'avons rien compris. Ce que présente vraiment le Sûtra du Diamant n'est pas un traité systématique, mais une série de coups de marteau, frappant d'un côté et de l'autre, pour tenter de briser notre illusion fondamentale. Le sûtra ne va pas rendre les choses faciles à l'esprit logique en mettant les choses sous une forme logique. Ce sûtra va être déroutant, irritant, agaçant, insatisfaisant - et peut-être ne pouvons-nous pas lui demander d'être autrement. S'il était présenté clairement et avec ordre, ne laissant aucun détail non réglé, nous pourrions être en danger de penser que nous avons compris la Perfection de la Sagesse.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.