« Hommage à tous les Bouddhas et Bodhisattvas !
Sur ce le Seigneur, afin de rendre les quatre assemblées heureuses, et d'éclairer plus encore cette perfection de la sagesse, prêcha alors les vers suivants: »
Nous savons déjà que nous sommes en présence d'un sûtra du Mahayana, ne serait-ce que parce que l'Hommage est adressé aux « Bodhisattvas », au pluriel. Les Theravadins ne vénèrent qu'un seul Bodhisattva, Maitreya. Il y a cependant une autre très claire indication dans ce court prélude au texte principal que ceci est non seulement un sûtra du Mahayana, mais est un sûtra assez ancien. Cet indice est les « quatre assemblées », le caturvarga, la subdivision originelle du mahasangha en bhikshus, bhikshunis, upasakas et upasikas, c'est-à-dire en moines, nonnes et disciples laïcs, hommes et femmes. Celui qui a adopté le terme caturvarga a probablement - quoique je ne sache pas si quelqu'un d'autre l'a fait - voulu faire un parallèle avec le caturvarna brahmanique, les « quatre couleurs » ou, comme nous le dirions, les quatre castes de la société brahmanique : les brahmanes, les kshatriyas, les vaishyas et les sudras, c'est-à-dire les prêtres, les aristocrates, les marchands et les laboureurs. Le parallèle a sans doute été fait pour souligner le principe de division trouvé dans chaque cas, le caturvarna divisant de façon évidente la société selon la caste héritée, tandis que le caturvarga divise le Sangha selon le sexe et le mode de vie.
L'audience, ici, est donc une représentation très simple de la communauté spirituelle. Des sûtras ultérieurs ne ménagèrent pas leurs efforts pour « ouvrir la porte » du mahasangha, et dans ces œuvres l'assemblée devint plus colorée, incluant non seulement des Bodhisattvas et des Arhats, mais aussi des devas, des nagas, des gandharvas et même des animaux: en fait, des représentants de toutes les différentes classes d'êtres vivants. Mais notre imagination n'est pas étirée de cette manière dans ce sûtra, et cela aide à identifier ce dernier comme étant une œuvre du Mahayana ancien.
Une fois qu'il a présenté qui est là, le sûtra ne perd pas de temps à indiquer le but qu'a le Bouddha lorsqu'il « prêche » (une traduction malheureuse) ces vers. Et son but est tout d'abord de « rendre les quatre assemblées heureuses », de leur faire tout particulièrement plaisir. Au lieu d'avoir du sila ou de la samadhi, ils vont avoir de la prajna ; ils vont avoir, en fait, la Prajnaparamita - quoique, semble-t-il, ce ne soit pas la première fois, puisque le Bouddha va éclairer plus encore la Perfection de la Sagesse.
« Suscitez autant d'amour, de respect et de foi que vous le pouvez !
Enlevez les souillures qui vous entravent, et débarrasez-vous de toutes vos tares !
Écoutez la sagesse parfaite des doux Bouddhas,
Enseignée pour le bonheur du monde, à l'intention des esprits héroïques. »
L'intertitre du traducteur est approprié : voici un conseil sous forme d'avertissement. Réfléchissez à l'attitude émotionnelle avec laquelle vous abordez ce sûtra. Si le premier objectif du Bouddha est d'éveiller une réponse émotionnelle joyeuse, alors nous devons repenser notre approche de la totalité de la Perfection de la Sagesse. Il ne suffit pas, si nous ne la comprenons pas, de présumer que d'un point de vue intellectuel nous ne sommes pas à la hauteur. La première chose que le Bouddha demande n'est pas « Avez-vous votre intelligence avec vous ? », ni « Avez-vous une maîtrise de philosophie ? », mais « D'un point de vue émotionnel, êtes-vous positif ? Êtes-vous réceptif au Dharma ? Et laissez-vous cette positivité et cette réceptivité se développer sans limites ? »
L'expression « Suscitez » suggère après tout que nous devons faire ressortir quelque chose qui est déjà là. L'amour, le respect et la foi sont tous là, latents en nous : nous en sommes humainement et naturellement dotés. C'est comme si le Bouddha disait : « Laissez-les s'exprimer, laissez-les se manifester. Ils sont là, et ce sont les émotions qu'il est approprié d'apporter à la Perfection de la Sagesse. Ne leur mettez donc aucune limite en imaginant que vous devez commencer par les fabriquer laborieusement. Vous êtes meilleur que vous ne pensez l'être. »
Cette idée, fondamentale dans le bouddhisme, va à l'encontre de ceux d'entre-nous qui imaginent que nos soi socialisés reposent sur de nombreux désirs animaux non attrayants, et que si nous étions moins inhibés, toutes sortes d'émotions négatives déplaisantes sortiraient à flots. Mais ceci est une vue partielle des choses ; il y a beaucoup de choses qui sont bonnes et positives et qui sont aussi réprimées. Dans une société largement séculière ceci est peut-être particulièrement le cas des sentiments de dévotion. Si, par exemple, vous ne croyez plus en la Vierge Marie, vous ne pouvez guère offrir ne serait-ce qu'un cierge à l'église, et ainsi votre amour, votre dévotion et votre foi restent inutilisés et étouffés. Vous pouvez même en arriver à la conclusion que vous n'avez simplement pas de sentiments de dévotion. J'ai connu de nombreuses personnes très intellectuelles qui, alors qu'elles trouvaient les exigences de dévotion du christianisme très étouffantes, découvraient néanmoins, lorsqu'elles abordaient les pratiques de dévotion du bouddhisme, qu'elles aimaient les faire. Elles découvraient, à leur grande surprise, qu'elles aimaient vraiment beaucoup offrir des fleurs et allumer des bougies, et qu'en fait c'était un soulagement de pouvoir enfin le faire. Suscitez donc autant d'amour, de respect et de foi que vous le pouvez !
« Enlevez les souillures qui vous entravent, et débarrassez-vous de toutes vos tares ! »
Oui, enlevez-les. Mais faites-le sur la base du développement d'émotions positives, et en vous débarrassant de tout ce qui les empêche d'apparaître. Enlevez tout ce qui bloque l'apparition de la vue pénétrante et de la clarté de vision, et le développement de la Perfection de la Sagesse. Les dix klesas, ou souillures, et les trois asravas, ou penchants (vers l'expérience sensuelle, l'existence conditionnée et les opinions spéculatives) doivent être enlevés car ils bloquent l'énergie - en fait, aussi, ils l'utilisent mal, ils la font fuir, ils la dissipent. Ils gâchent l'énergie dont vous avez besoin si vous voulez adopter une attitude de réceptivité parfaite envers la Perfection de la Sagesse.
« Écoutez la sagesse parfaite des doux Bouddhas, »
Cela peut surprendre un peu. Nous allons sûrement recevoir ici un enseignement très « fort » - l'enseignement ultime, en fait. Il devrait sûrement être trompété avec une voix aussi forte que le tonnerre. Pourquoi les doux Bouddhas ? Eh bien, chose étrange, la force spirituelle n'a absolument aucune relation avec ce que nous qualifierions de force. Ceci est démontré dans la Bible, dans le fameux passage où Dieu rend visite au prophète Élie : « Et devant l'Éternel, il y eut un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : l'Éternel n'était pas dans le vent. Et après le vent, ce fut un tremblement de terre : l'Éternel n'était pas dans le tremblement de terre. Et après le tremblement de terre, un feu : l'Éternel n'était pas dans le feu. Et après le feu, un murmure doux et léger… » (I, Rois, 19). Élie le reconnaît comme étant la voix du Seigneur, et sort pour le rencontrer.
La Perfection de la Sagesse ne demande pas de force physique ; elle ne s'exprime pas par une grande quantité d'énergie psychophysique ; elle n'a même rien à voir avec la puissance intellectuelle. C'est quelque chose d'un caractère entièrement différent. Pour faire un parallèle, considérez la façon dont sont chantés les mantras. Le mantra de Tara, « om tare tuttare ture svaha » est récité doucement, mais cela ne le rend pas plus faible que le mantra de Padmasambhava, « om ah hum jetsun guru padma siddhi hum » qui est généralement récité de façon plus forte (bien que ce soit réellement une erreur de penser que l'on peut exprimer la vigueur spirituelle du mantra de Padmasambhava en criant et en rugissant).
Dans le Vajracchedika-prajñaparamita Sûtra, on nous donne la « Perfection de la Sagesse qui coupe comme un diamant ». Han San, le maître zen, l'appelait le Diamant Coupeur de Doutes, représentant la Perfection de la Sagesse dans sa fonction de tailleuse de tous les doutes, comme un vajra. Dans le Sûtra du Diamant, la Perfection de la Sagesse est puissante, bousculante et efficace. N'imaginez pas, cependant, que vous allez recevoir un choc grand et puissant du Ratnaguna-samcayagatha. Ici, la Perfection de la Sagesse vient doucement, gentiment, avec discrétion. Elle ne vient pas des profondeurs en un grand soulèvement, et ne descend pas non plus des hauteurs en un grand cataclysme. Elle semble plutôt venir par le côté, obliquement, indirectement. Vous ne remarquez pas vraiment de quelle direction elle est venue, vous remarquez seulement qu'elle est là.
Il n'est guère étonnant que lorsque la Prajñaparamita devint incarnée dans un Bodhisattva, cela ait été sous une forme féminine. La Perfection de la Sagesse est subtile et insaisissable. Elle échappe à votre prise. Vous ne pouvez pas vraiment l'attraper. Y penser rationnellement est aussi inutile qu'il serait à un homme d'essayer de comprendre une femme (en parlant ici de façon traditionnelle, voire mythique) en suivant un cours de logique. La seule véritable possibilité que vous ayez est une approche non rationnelle, une approche de dévotion. Bien sûr, le corollaire logique de cette idée serait de suggérer que les femmes sont plus capables de saisir - ou plutôt de ne pas saisir - la Perfection de la Sagesse que les hommes. Mais ceci est une fois encore l'esprit littéral, « masculin », qui est à l'œuvre. La logique ne s'applique simplement pas ici.
Pour éviter d'autres malentendus, ouvrons brièvement ce paquet des préjugés masculins envers l'esprit féminin. Il est certain que les femmes peuvent être frustrées quand leurs désirs profondément enracinés ne sont pas satisfaits, mais cela n'a rien à voir avec le fait d'être irrationnel. Les femmes n'apparaissent irrationnelles aux yeux des hommes que lorsque ceux-ci ignorent ou échouent à reconnaître ces motivations profondes. En fait, tout le monde est irrationnel ; personne n'est guidé par des considérations objectives et logiques. Peut-être les femmes sont-elles plus pratiques et moins irrationnelles que les hommes en ce sens qu'il y a moins de chances qu'elles cachent leur irrationalité sous une couche de rationalité. Selon ma propre expérience, les hommes tendent plus que les femmes à prendre la tangente et à réagir de façon extrêmement émotionnelle.
La « nature insaisissable » de la femme est, plus simplement, un symbole. Ce symbole garde sa valeur symbolique même lorsque nous regardons de façon un peu plus approfondie cette légendaire nature féminine insaisissable ; quand nous reconnaissons que, du point de vue de la psyché masculine, le féminin est insaisissable car il n'est pas du tout « là-bas, au-dehors », à être saisi. De la même façon, d'un point de vue féminin, le masculin n'est pas réellement « là-bas, au-dehors ». Vous êtes attiré par une certaine qualité, que vous appelez féminité (ou masculinité), que vous pensez être « là-bas, au-dehors », et qu'il vous faut aller chercher. Mais, bien sûr, c'est vraiment une qualité de vous-même, une qualité potentielle de vous-même, attendant d'être développée. Jusqu'à un certain point, il en est de même pour la Perfection de la Sagesse. Ce n'est pas un objet intellectuel qui doit être maîtrisé. Elle doit pour ainsi dire être trouvée et nourrie en vous-même. Aller la chercher d'une autre façon est comme regarder dans un miroir et essayer d'attraper son propre visage. Elle est insaisissable car ce n'est pas un objet séparé d'un sujet, et prêt à être saisi par ce sujet. D'un point de vue intellectuel, ce doit être un objet, car lorsque vous pensez à quelque chose vous en faites un objet, mais d'un point de vue psychologique, c'est un sujet plutôt qu'un objet.
De façon ultime, nous devons aller au-delà de tout cela. A un niveau métaphysique, au-delà du psychologique, il n'y a ni sujet, ni objet. La Sagesse Parfaite est complètement au-delà de la distinction sujet-objet. En fait, ce n'est pas quelque chose qui est séparé du Bouddha lui-même. Ce n'est même pas quelque chose qu'il a maîtrisé. La Sagesse Parfaite est le Bouddha, le Bouddha est la Sagesse Parfaite (ainsi que toutes les autres paramitas). Quand un Bouddha « pense », la Perfection de la Sagesse se met à fonctionner. Si l'on dit que la Prajñaparamita est la Jinamata, la « mère des Conquérants », c'est en ce sens qu'un Bouddha vient à exister par l'apparition de la Sagesse Parfaite. Mais, de même, la Sagesse Parfaite vient à exister par la communication faite par le Bouddha du contenu de son Éveil. C'est une relation circulaire: la Sagesse Parfaite est la graine d'où naît un Bouddha ; un Bouddha engendre la Sagesse Parfaite.
« Enseignée pour le bonheur du monde, à l'intention des esprits héroïques ! »
Quand le Bouddha envoya ses soixante premiers disciples, il leur dit d'aller et, tout comme il la leur avait fait connaître, d'enseigner la vie spirituelle au peuple (bahujana), pour leur bien-être (hitaya) et leur bonheur (sukhaya). L'enseignement sublime de la Perfection de la Sagesse est donc enseigné dans un seul but, simple et direct : rendre tout le monde heureux.
Vous ne serez bien sûr heureux que si vous évoluez, si vous vous développez, si vous allez de l'avant, et non si vous restez sur place et stagnez ; et cela veut dire être exigeant envers vous-même. Les exigences des enseignements de la Perfection de la Sagesse sont énormes, et ne peuvent être accomplies que par un esprit héroïque. Cet esprit conquérant est celui du Bodhisattva, l'ultime praticien de la Perfection de la Sagesse, le héros de tous les sûtras du Mahayana : brave, entreprenant, résolu, aventurier et pionnier, prenant toujours des initiatives, prenant toujours des responsabilités.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.