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« Les formes ne sont pas la sagesse, la sagesse ne peut pas non plus être trouvée dans la forme,
Dans la conscience, les perceptions, les sensations ou dans la volition.
Elles ne sont pas la sagesse, et aucune sagesse ne s'y trouve.
Elle est comme l'espace, sans fêlure ni cassure.La nature essentielle de tous les soutiens objectifs est sans limites ;
De même, la nature essentielle et originelle des êtres est sans limites.
Tout comme la nature essentielle et originelle de l'espace n'a pas de limites,
De même, la sagesse de Ceux qui connaissent le monde est sans limites. »
La sagesse est comme l'espace, parce que la seule chose que vous puissiez concevoir comme étant sans fêlure ni cassure est l'espace. L'espace ne peut être conçu que négativement, à l'aide des choses qui y sont. Il ne peut être divisé ou découpé, il n'est pas fait de parties. Il est omniprésent. Telles sont toutes les caractéristiques de la sagesse : les fêlures, les cassures ou les divisions ne sont que conceptuelles. Vous ne pouvez pas découper l'espace, et vous ne pouvez pas découper le fait d'être ; vous ne pouvez pas découper la sagesse. La sagesse est partout entièrement présente. Elle ne peut être coupée en parties ; vous ne pouvez être Éveillé en partie. La sagesse est absolument continue, sans aucune interruption ; elle est sans limites, dans le sens où elle est inconcevable. Il en est de même de toutes les choses : dans leur nature essentielle et originelle, elles sont indéfinissables, inconcevables, et donc sans limites. « Les supports objectifs », les skandhas, sont sans limites ; il en est de même des êtres, et de l'espace, et de la sagesse. Ceux-ci, dans leur nature essentielle et originelle, ne peuvent être saisis, analysés ou classés.
« « Perceptions » - de simples mots, nous ont dit les Chefs ;
Perceptions délaissées et parties, et la porte est ouverte pour l'Au-delà.
Ceux qui réussissent à se débarrasser des perceptions,
Ayant atteint l'Au-delà, réalisent les commandements du Maître.Si, pendant des éternités aussi innombrables que les sables du Gange
Le Chef continuait lui-même à prononcer le mot « être » :
Tranquille, pur dès le tout début, aucun être ne pourrait jamais résulter de ses paroles.
Cela est la pratique de la sagesse, la plus haute perfection. »
Les perceptions nécessitent un sujet et un objet. Quand, donc, vous transcendez la dualité du sujet et de l'objet, les perceptions sont « délaissées et parties ». Il n'y a là rien qui soit réellement apparu. C'est quelque chose que vous pouvez réaliser, mais que ni vous ni personne d'autre ne peut rendre différent. Même si le Bouddha lui-même disait que les êtres existaient (et en tant que bouddhiste vous ne pouvez dire les choses de manière plus forte), et même s'il continuait à le dire pendant autant d'éternités qu'il y a de grains de sable dans le Gange, cela ne le rendrait toujours pas vrai, cela ne modifierait toujours pas le fait qu'en réalité aucun être n'existe. Cela signifie qu'il n'y a absolument aucune possibilité de création ou de créateur. De cette façon, la Perfection de la Sagesse écarte le point de vue théiste.
Le théisme ne semble pas avoir été un courant de pensée proéminent au temps du Bouddha, et il ne s'y référa qu'occasionnellement. Le théisme se développa beaucoup plus fortement à partir du douzième siècle environ, avec les cultes de dévotion théistes de ce qui est appelé le Moyen-Age indien, et avec le non-dualisme qualifié (faisant place à un créateur et à une création) de diverses écoles du Vedanta.
Des étudiants chrétiens en religion comparative ont essayé par le passé de suggérer que le monothéisme est arrivé sur la scène après tout le reste, et est donc la culmination de la quête religieuse. Des recherches plus récentes ont cependant établi une corrélation persistante entre des structures sociales « primitives » et des idées monothéistes claires et précises. Il est certain que le monothéisme est généralement suffisant pour satisfaire l'homme ou la femme ordinaire, de la rue : voici le monde - quelqu'un doit l'avoir fait, et donc qui que ce soit, c'est Dieu. Vous ne pouvez en débattre. Des gens ayant ce point de vue devraient sortir de toute leur structure mentale pour voir les choses différemment, et cela serait probablement trop leur demander.
Ceci mis à part, tout le sujet de l'évolution des idées amène une ou deux questions. A-t-on un développement abstrait des idées, dissocié des individus qui les ont ? Le fait que l'on puisse arranger les idées par ordre chronologique appelle-t-il nécessairement des théories de l'évolution ? Vous pouvez dire que les idées d'une personne ont été inspirées, positivement ou négativement, par des idées précédentes. Mais la religion elle-même, ou la philosophie elle-même, ne se développe pas ; le dire n'est qu'une façon de parler. Ce que nous pouvons dire, c'est qu'il y a certaines positions ou attitudes fondamentales qui restent les mêmes, quelle que soit la variation du degré de raffinement intellectuel que les gens y mettent. Les gens simples qui sont incapables d'exprimer leurs vues clairement ne sont pas nécessairement moins « développés », et les attitudes qu'ils adoptent ne sont pas non plus moins intelligentes ou plus primitives que celles de personnes intellectuellement sophistiquées. Le monothéisme de Saint Thomas d'Aquin n'est pas nécessairement plus « développé » que celui de l'homme d'une tribu « primitive ».
La recherche de corrélations entre les religions naît d'une peur de rater quelque chose, d'une certaine façon, si l'on s'engage dans une religion plutôt que dans une autre. La foi, elle, implique un saut dans le vide, un engagement dans l'inconnu. Quand vous devenez bouddhiste vous cessez d'être chrétien, c'est aussi simple que cela. Si vous ne voulez pas changer de religion tant que vous n'êtes pas sûr que la nouvelle est la même que l'ancienne, pourquoi changer ?
En essayant de marier les idées, on court un réel danger de s'embrouiller. Ainsi, le bouddhisme Mahayana est parfois vu comme une sorte de théisme. « Le Bouddha nous garde et nous protège. Eh bien, c'est fondamentalement ce que fait Dieu… » Voilà l'argument. Mais que voulons-nous dire ici par Bouddha ? S'agit-il de Sakyamuni ? Non. La Bouddhéité que Sakyamuni a complètement réalisée est présente partout, attendant d'être réalisée, attendant d'être contactée. Elle n'est limitée ni par l'espace ni par le temps ; elle est donc accessible de tout point de l'espace et en tout point du temps, et exerce donc en un sens une influence à laquelle nous pouvons nous ouvrir. Ceci est très différent de la conception du Bouddha comme d'une personne nous gardant, pour ne pas parler d'une personne ayant créé l'univers.
Soyons clairs quant à la position du bouddhisme sur le théisme. Selon ce que le Bouddha dit dans le canon pâli, le théisme naquit de tentatives de communiquer l'expérience d'un autre ordre, l'expérience du brahmaloka, mais pas l'expérience de choses plus élevées que cela et certainement pas l'expérience de la sunyata. Caractériser le bouddhisme comme étant « non théiste » le définit bien sûr en termes théistes, ce qui n'aide pas beaucoup au-delà d'un niveau élémentaire, car dans le bouddhisme des termes tels que « théisme », « non-théisme », et même « panthéisme » n'ont pas de signification. « Non théiste » est cependant préférable à « athée », qui a des connotations qui, de façon militante, sont matérialistes, anti-religieuses et anti-spirituelles.
La sarva-dharma-sunyata, la vacuité de tous les dharmas, est parfois interprétée comme une forme de panthéisme. Cela peut être justifié, une fois encore à un niveau élémentaire, si vous considériez l'élément « théos » du terme panthéisme comme étant la shunyata. Mais il faudrait que vous sachiez clairement que le bouddhisme Theravada ne peut en aucune circonstance être considéré comme un panthéisme, et ce serait une procédure risquée que d'appliquer cette étiquette au Mahayana. Il y a deux façons de considérer le panthéisme. Vous pouvez le voir comme un monisme matérialiste, avec l'idée que tout ce que vous percevez est d'une façon ou d'une autre une transformation d'un principe matériel absolu, ou vous pouvez le voir comme l'idée que tout est la transformation d'un principe spirituel absolu. Dans les deux cas, il y a une « substance » de base, matérielle ou spirituelle, qui prend différentes formes ; dans l'univers, tout est fondamentalement cela. C'est la doctrine des Upanishads. A certains égards, cela est proche du point de vue de Spinoza, selon lequel il y a une substance absolue, « Dieu », avec une infinité d'attributs. Ce que nous connaissons vient sous la forme de deux de ces attributs, l'espace et le temps, mais il y a infiniment plus d'attributs dont nous ne savons rien du tout.
Toutes ces approches sont des formes de substantialisme ; mais le bouddhisme n'est pas substantialiste. La sunyata ne doit pas être interprétée comme une substance métaphysique. Ce n'est pas une chose ou un être transcendantal qui se manifeste sous la forme de tous les dharmas. Nous pouvons dire qu'il y a une réalité, représentée par les mots nirvana, ou sunyata, ou tathata, ou dharmakaya, qui transcende la réalité phénoménale ou relative, et que nous pouvons réaliser dans le monde si nous faisons l'effort nécessaire. Mais ce n'est pas une sorte de « principe cosmologique » présent dans le monde.
Parmi ces termes, dharmakaya est celui qui court le plus de risques d'interprétations quasi-théistes. Dans le développement originel qu'en fit le Mahayana, le dharmakaya signifiait la réalité ultime du Bouddha historique et humain, l'aspect de sa nature dans lequel il forme un avec la réalité ultime, en tant qu'opposé à l'aspect dans lequel il apparaît au niveau humain (le nirmanakaya) et l'aspect dans lequel il apparaît au niveau archétype (le sambhogakaya). Le dharmakaya ne doit donc pas être personnifié et vu comme une sorte de force cosmique s'engageant librement dans des activités. L'« activité » du dharmakaya se manifeste au travers d'êtres Éveillés : le Bouddha faisant un avec la réalité, la réalité « fonctionne » directement et sans obstacle au travers du Bouddha. Le dharmakaya se manifeste chez tout individu dans la mesure où il est comme un Bouddha ; cette manifestation partielle est techniquement appelée le bodhicitta qui, pourriez-vous dire, comble progressivement le fossé entre non-éveil et Éveil.
Le concept de dharmakaya fut cependant étendu en Chine et au Japon, pour prendre la signification du principe ultime non pas seulement du Bouddha lui-même, mais de la totalité de l'univers, qui devint alors lui-même une sorte de nirmanakaya collectif. Évidemment, quand tout cela est expliqué de façon populaire, cela peut devenir un peu panthéiste. La différence essentielle tient à ce que dans la version indienne ancienne, le Bouddha forme consciemment un avec le dharmakaya, tandis que dans le développement extrême-oriental de cette idée, on peut difficilement dire la même chose du cosmos tout entier.
Nous avons donc besoin de faire un peu attention dans notre interprétation de ce dharmakaya « universel », pour le pas le considérer comme un « un », par opposition à « une multitude ». Pour commencer, nous pouvons peut-être le voir très simplement comme une sorte de contrepartie positive à la doctrine de l'anatman, de telle sorte qu'il n'est pas question de considérer le principe spirituel ultime comme un état d'annihilation. Il nous dit dans quelle direction chercher la réalité. Puis, sans dire ce que cela peut être en soi, nous pouvons dire que c'est la source inépuisable de signification et d'activités spirituelles que nous personnifions sous la forme de Bodhisattvas. Nous pouvons continuer en disant que le terme dharmakaya est utilisé pour dénoter le principe transcendantal en tant que principe au travers duquel toute autre chose est liée et qui, en ultime analyse et dans la perspective la plus large, permet à toutes les choses, dans la mesure où elles sont, d'êtres liées l'une à l'autre, d'être entrelacées pour former la grande harmonie que nous appelons le dharmadhatu. C'est de cette façon que nous pouvons voir le dharmakaya comme un principe d'unité : non pas dans le sens de la vérité étant une et de la dualité étant fausse, mais dans le sens du principe d'harmonie. C'est le pôle, ou l'axe autour duquel tout s'oriente, le principe qui permet à tout, quand on le considère de manière adéquate, de former le grand mandala qu'est le cosmos.
En même temps, cette image du mandala ne doit pas être prise littéralement. Il n'a pas de périphérie : vous pouvez trouver une périphérie à quelque chose de fini, mais comment pouvez-vous être en périphérie de la réalité ? Nous ne devons pas laisser l'affection qu'a le Mahayana pour la spéculation abstraite nous mener trop loin de l'expérience individuelle. Toute cette spéculation doit être comprise à la lumière de la Perfection de la Sagesse. Si nous considérons que la structure du langage reflète d'une façon ou d'une autre la réalité, et si nous commençons à prendre des assertions concernant la structure de la réalité de façon littérale plutôt que, par exemple, de façon poétique, nous nous égarons très rapidement. On peut tout à fait questionner le degré dans lequel la philosophie du Mahayana peut être interprétée de façon ontologique - en fait, le degré dans lequel le bouddhisme a un point de vue ontologique.
Une fois que nous avons admis le concept de principe cosmologique, il est aisé de commencer à penser en termes de « force de vie » et de finir avec une sorte de panthéisme naturaliste. Il peut bien y avoir quelque chose qui corresponde à une sorte de force de vie à l'œuvre dans l'univers : c'est une croyance assez positive et saine. Ce peut même être une force spirituelle. Mais ce que vous ne pouvez avoir est une force de vie transcendantale. Aucune sorte de force de vie ne peut correspondre au dharmakaya. Et il n'est pas question de la réalité phénoménale ou relative « émergeant » d'aucune façon du transcendantal.
Le cosmos, le samsara, consiste en divers niveaux d'être ou couches d'être, jusqu'au niveau le plus raffiné et le plus spirituel de tous, le brahmaloka, et il est dit que tout émerge de ce niveau supérieur au début de l'éternité, et s'y fond à la fin. Cette pulsation continue indéfiniment, d'un passé infini à un futur infini. Nous pourrions donc parler d'une force spirituelle d'origine brahmaïque à l'œuvre par le processus cosmique d'évolution et d'involution. Nous pourrions même l'appeler « Dieu ». Mais si nous voulions faire cette assimilation, nous devrions être prêts à accepter que « Dieu » soit relatif et phénoménal, car le transcendantal est quelque chose de différent. En même temps, il faut dire que confondre « Dieu » avec le transcendantal est bien compréhensible, car avec notre propre perspective il est très difficile de distinguer du transcendantal les lieux spirituels les plus évolués, aussi difficile qu'il le serait de regarder le ciel, la nuit, et de distinguer les planètes proches des galaxies lointaines.
Quand vous considérez le processus du monde et essayez de le retracer jusqu'à ses origines, vous ne pouvez jamais, aussi loin que vous alliez, identifier un point où tout commence. Selon le bouddhisme, c'est tout ce que vous pouvez dire, et il est aisé de voir pourquoi. Le temps fait lui-même partie de notre façon de voir les choses (en un sens, il est subjectif) et demander à l'esprit de retourner au début du temps est donc une contradiction en soi. Où il y a un esprit, une conscience ordinaire, il y a un monde perçu par cet esprit. L'esprit ne peut jamais retourner à un point où il n'y a rien à percevoir, où tout commence et où il n'y a que l'esprit. Ce serait comme essayer d'avoir une pièce de monnaie avec une seule face. Le Bouddha dit simplement : « Quand le monde cesse, l'esprit cesse ; quand l'esprit cesse, le monde cesse. » Si vous voulez aller à la fin du monde vous devez arrêter l'esprit, c'est-à-dire arrêter l'esprit conditionné et empirique. Ceci est la fin de l'existence conditionnée, et le début de la dimension transcendantale, dans laquelle il n'y a pas d'espace et pas de temps, pas de sujet et pas d'objet, pas de début et pas de fin. Il n'y a simplement pas de lien causal perceptible entre le processus du monde et l'absolu. L'esprit fini ne peut pas percevoir ces deux dimensions en même temps et elles ne peuvent donc être englobées dans aucune sorte de synthèse intellectuelle. Aussi loin que nous regardions en arrière, nous ne trouvons pas de point où la totalité du processus cosmique naisse de l'absolu, ou soit causée ou créée par lui.
Nous voulons cependant des explications, et nous trouvons donc des pseudo-explications, comme « Pourquoi une fleur croît-elle ? Parce qu'elle est activée par un principe de croissance. » Une telle réaffirmation « gonflée » n'est pas du tout une explication. « Pourquoi les gens sont-ils bons ? Parce qu'ils sont activés par un principe de bonté. » « Comment l'univers est-il apparu ? Eh bien, il a émergé d'un principe universel. » « Comment les choses évoluent et se développent-elles ? Du fait d'une sorte de “force de vie” ou d'énergie évolutionniste. » Ce sont toutes des pseudo-explications. Une autre explication plausible du monde est de dire qu'il est créé par l'avidya, l'ignorance, mais afin de dire cela nous devons réifier un concept abstrait, faisant de l'idée de l'ignorance un « principe d'ignorance », puis une sorte de « principe créateur ». De là, il n'y a qu'un petit pas à faire pour dire que d'une certaine façon le monde a « chu » de l'absolu, et puis nous pouvons commencer à parler de la « Chute », et même du lapsus felix, de la « Chute Heureuse ».
Le bouddhisme classique, tant Hinayana que Mahayana, refuse de faire le premier pas dans la direction de cette réification, et la Perfection de la Sagesse traque impitoyablement toutes nos tentatives de réification des concepts. Elle doit faire cela parce que nous ne pouvons nous empêcher de continuer à le faire. A quelqu'un qui suggère que la doctrine de la vacuité nie toute possibilité de vie spirituelle, nous pouvons dire avec Nagarjuna : « Tout existe à cause de la vacuité. » Mais il est alors difficile de ne pas penser à la « vacuité » comme à une sorte de principe cosmique qui, d'une certaine façon, est responsable de l'existence du monde. De cette manière nous réifions un concept abstrait qui exprime le fait que tout ce dont nous faisons l'expérience apparaît en dépendance de causes et de conditions. « Tout existe à cause de la vacuité » signifie que la vacuité, bien comprise en tant que conditionnalité, rend tout possible : la vie spirituelle aussi bien que la vie mondaine.
Il est parfois dit que, selon le bouddhisme, le karma est le principe universel ; mais ce n'est pas ainsi. La conditionnalité est le principe universel, et le karma n'en est qu'une application particulière, au niveau éthique. Pour utiliser une analogie traditionnelle, si le dharmakaya est l'océan, la conditionnalité, ce sont les vagues. Les vagues peuvent se gonfler et faire de l'écume, mais l'eau reste toujours de l'eau. Il ne faut bien sûr pas s'attacher à cette image assez brute, car cela pourrait nous encourager à penser au dharmakaya comme à une sorte de « substance » spirituelle.
Il est important de faire une distinction claire entre le principe universel de la conditionnalité et la notion de cause et d'effet. Dans la philosophie indienne, il y a fondamentalement deux écoles de pensée sur la cause et l'effet. L'une, celle des Satkaryavadins, dit que la cause et l'effet sont identiques. Si vous prenez un morceau d'or et en faites un ornement, c'est toujours le même or. Il n'y a qu'un changement de forme, la substance reste la même. Selon le Vedanta, qui suit la ligne des Satkaryavadins, tout l'univers est donc une transformation du Brahman (le Principe Premier, l'Absolu) et, dans le sens où la cause et l'effet sont identiques, Dieu et le monde, Brahman et le cosmos, sont un. La vue opposée, celle des Asatkaryavadins, représentée par l'école Sarvastivada du Hinayana, maintient qu'au contraire la cause et l'effet sont différents, tout comme, bien que le lait caillé et le fromage blanc soient faits à partir du lait, l'un est acide et l'autre doux.
Nagarjuna montre cependant que si la cause et l'effet sont identiques, la causalité est impossible, et que si la cause et l'effet sont différents, la causalité est aussi impossible. L'idée bouddhique de la conditionnalité se ramène simplement à l'observation du fait que certains faits et événements sont liés de façon séquentielle : « ceci étant, cela devient ; de l'apparition de ceci, cela apparaît ; ceci n'étant pas, cela ne devient pas ; de la cessation de ceci, cela cesse. » Cet enseignement, le pratitya-samutpada, la coproduction conditionnée, n'est pas une théorie de la causalité. Il dit simplement que certains faits tendent à s'accompagner l'un l'autre, sans affirmer de lien causal au sens strict. En dépendance du fait de mettre ensemble de l'oxygène et de l'hydrogène, vous obtenez de l'eau. En dépendance de ce qu'il reste d'ignorance et d'avidité à la fin d'une vie, vous avez un « nouvelle » conscience dans la vie « suivante », qui n'est ni la même ni différente. Se demander ce qui se transmet réellement n'est qu'une réification de l'esprit.
Selon Nagarjuna, tout comme l'origine est inconcevable, la causalité est irréelle : une construction factice de l'esprit, un rêve. Ceci signifie bien sûr que le pratitya-samutpada lui-même est aussi irréel, vide, conditionné. Il n'enseigne pas une causalité réelle entre des entités étant d'une façon ou d'une autre autonomes, mais le fait que les choses sont mutuellement dépendantes et n'ont donc pas d'« individualité » indépendante. Il ne lie pas ensemble des réalités mais des apparences. On ne peut en dire qu'il existe, ou qu'il n'existe pas, ou les deux, ou ni l'un ni l'autre. Il est vide. D'une telle façon, les doctrines bouddhiques se contredisent lorsqu'elles sont prises littéralement. Leur validité est relative, et non absolue. Elles sont un moyen pour atteindre un but : l'Éveil.
« Et, ainsi, le Jina conclut son prêche, et nous dit finalement :
« Quand tout ce que j'ai dit et fait a enfin été en accord avec la sagesse parfaite,
Alors, de Lui qui est allé avant moi, j'ai reçu cette prédiction :
"Entièrement éveillé, dans un temps futur tu seras un Bouddha !" » »
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.