« Il ne se tient pas dans la forme, la perception ou la sensation,
La volition ou la conscience, dans aucun skandha, quel qu'il soit.
Il se tient seulement dans la seule véritable nature du Dharma.
Alors cela est sa pratique de la sagesse, la plus haute perfection. »
Nous avons déjà rencontré l'idée, mais pas tout à fait dans ces termes. Ici, au lieu de « se mouvoir », le Bodhisattva « se tient ». Le mot suggère une confiance en sa position : si vous vous tenez dans les skandhas, vous marchez en fait sur des œufs, des œufs qui se cassent sans cesse ; vous êtes cependant debout sur vos pieds, vous tenant fermement. Est-ce donc la mesure de l'image que nous pouvons prendre de cette strophe ? Eh bien, non, car l'expression n'est pas en fait « se tenir sur », mais « se tenir dans ». C'est une question de racines.
Du Dhammapada, nous devrions être familiers avec l'image d'un arbre ayant des racines peu profondes ou faibles, qui peut facilement être renversé par le vent. Si nous ne sommes pas enracinés dans la vie spirituelle, nous sommes enracinés dans un sol peu profond, caillouteux, peu solide et mouvant, peut-être même dans du sable. Nous sommes enracinés dans la réalité phénoménale, et nous pouvons être renversés par Mara. Si nous ne sommes pas des Bodhisattvas, donc, nous nous tenons debout de façon très précaire. Mais si nous sommes enracinés dans la réalité, nos racines vont bien plus profondément, nous tirons notre subsistance d'un niveau bien plus profond, et donc nous nous tenons bien plus fermement et croissons bien plus vigoureusement. Le Bodhisattva se tient dans la véritable nature du Dharma dans le sens où il y est enraciné, avec des racines qui vont très profondément - aussi profondément que l'existence elle-même, pourriez-vous dire, et au-delà.
La dernière ligne - « Alors cela est sa pratique de la sagesse, la plus haute perfection » - devient maintenant plus intelligible. Si vous êtes enraciné dans la réalité, vous n'avez pas besoin de pratiquer quoi que ce soit. Bien sûr, il y a l'effort, dans le sens du virya, mais ce n'est pas une question de volonté, ce n'est pas l'effort que nous faisons habituellement, qui est basé sur l'ego. Tout comme la sève monte dans l'arbre de façon très spontanée et naturelle, la force nécessaire à la pratique de la sagesse coule spontanément de l'être du Bodhisattva, être qui est enraciné dans la réalité ultime. En envoyant des racines toujours plus profondément dans le Dharma, le Bodhisattva permet à l'énergie de couler toujours plus librement et plus abondamment. Mais tout comme l'arbre n'est qu'artificiellement séparé de la sève qui monte en lui, il n'y a pas distinction entre le Bodhisattva et l'énergie qui jaillit de la source de la réalité ultime. Quand vous êtes complètement absorbé dans quelque chose de créatif, vous et votre énergie sont un. Ainsi, l'action du Bodhisattva venant de la réalité ultime est « sa pratique de la sagesse, la plus haute perfection ».
Quand vous vivez à partir du niveau le plus profond de la réalité, cela est votre pratique de la sagesse. Votre pratique est votre façon de vivre. Toute votre vie est l'expression de ce dans quoi vous êtes enraciné, tout comme toutes les feuilles et les fleurs de l'arbre sont une expression de la sève qui monte du sol. Cette strophe dit : « Ne tirez pas votre nourriture d'un quelconque aspect de votre être conditionné. Allez plus profondément. Tirez-la des profondeurs de l'Inconditionné, tirez-la de la vraie nature du Dharma, qui est aussi, en un sens, votre vraie nature. » Si vous faites cela, tout ce que vous dites, tout ce que vous faites et tout ce que vous pensez sera votre « pratique de la sagesse, la plus haute perfection ».
Cette façon de penser au Bodhisattva comme à un arbre profondément enraciné nous donne de la nature du Bodhisattva et de la vie du Bodhisattva une idée plus correcte qu'aucun récit général ou abstrait ne peut le faire. Les idées abstraites sont utiles pour transmettre des informations et donner des instructions, mais elles ne peuvent nous donner aucune idée de la réalité en tant que telle (et en disant cela j'utilise des abstractions, ne transmettant ainsi aucune notion de réalité). Si nous imaginons que c'est autrement, nous faisons vraiment une très grande erreur. Nous devons retourner au particulier, au concret, à l'unique, à l'individuel.
Une abstraction est une idée générale qui ne correspond à rien que vous rencontriez réellement et dont vous fassiez l'expérience, que ce soit une expérience des sens ou une expérience spirituelle. Ainsi, « la vérité » est une abstraction, « la réalité » est une abstraction. Vous arrive-t-il de rencontrer quelque chose que vous puissiez appeler « la réalité » ? C'est un concept, c'est une chose à laquelle vous pensez. Voyez-vous la qualité universelle du bleu, excepté quand vous voyez de réels objets bleus ? Vous pouvez former un concept de circularité, mais la circularité existe-t-elle en dehors des objets qui sont circulaires ?
Platon aurait dit que la réalité existe en fait dans de tels universaux, plutôt que dans des particularités, et il peut bien sembler que les abstractions sont larges et embrassent la totalité, tandis que les particularités sont des petites choses séparées. Mais Platon semble avoir expérimenté ces universaux non pas comme des concepts abstraits mais plus comme des archétypes, et son expérience de la réalité n'est donc pas nécessairement en opposition avec celle de gens qui, comme William Blake, expérimentent la réalité comme des « particularités minuscules ». Quand William Blake parle de l'expérience de la réalité comme étant celle de « particularités minuscules », il parle du fonctionnement de l'Imagination, et pour Blake l'Imagination n'est pas une faculté, mais c'est le fonctionnement de la totalité de l'homme ou de la femme, avec la raison et l'émotion totalement intégrées. Et c'est au travers de l'imagerie, de symboles, de mythes et de métaphores que l'Imagination, la totalité de l'homme ou de la femme, est capable d'appréhender la réalité, d'y répondre ou d'en faire l'expérience - réalité en tant que particularités minuscules dans leur totalité. Si vous faites cela, vous ne faites pas l'expérience de la réalité sous un seul aspect seulement (auquel cas vous ne faites que glisser à la surface), pas plus que vous ne glissez d'un aspect à un autre ; au lieu de cela, vous voyez tous les aspects de la réalité, non pas seulement en surface, mais dans leurs profondeurs.
Quand on traite de Sagesse Parfaite, il est important de s'éloigner de l'expression conceptuelle dans laquelle elle est formulée, qui est si inappropriée et si étrangère à la signification qu'elle exprime. Comme les Chinois l'ont fait, nous devons la traduire en termes plus concrets. Mais si les Chinois l'ont largement traduite dans ce que nous appelons le Tch'an ou, sous sa forme japonaise, le Zen, nous, de notre côté, serons peut-être plus en sécurité (non pas qu'en tant que bouddhistes l'on soit jamais en sécurité) si nous la traduisons en images, en mythes, en symboles et en métaphores. Il y a alors la possibilité que l'enseignement devienne vivant. Dans la métaphore, le langage commence à se transcender. La métaphore nous offre un indice quant à la nature de la réalité. Elle nous communique une sorte de fusion, non pas, peut-être, entre sujet et objet, mais au moins d'un objet avec un autre. Et c'est une communication. S'il y avait une barrière absolue entre sujet et objet, ou entre une personne et une autre, aucune communication ne serait possible.
Les images sont encore plus puissantes si nous pouvons prendre en compte le fait que les gens sont de tempéraments différents, qu'ils voient et apprécient les choses de différentes façons, et qu'ils font même les choses de différentes façons. L'idée d'être enraciné dans la réalité suggère une réalité tangible, solide, collante, voir odorante, et cela plaît à une personne ayant un certain tempérament (peut-être une personne plutôt frivole et versatile) et l'inspire même. Une personne un peu plus flegmatique et terre-à-terre peut vouloir retourner l'arbre. Dans la Bhagavad Gita, il y a l'image du grand figuier banian avec ses racines dans le ciel, la conscience supérieure grandissant vers le bas plutôt que vers le haut. Ayez vos racines dans le ciel, dit-elle, ne les laissez pas dans la terre, et pendez de la réalité la tête en bas. Vous mettre la tête en bas est une bonne façon bouddhique de regarder les choses. Peut-être est-ce une image plus raffinée ; c'est certainement un peu plus paradoxal. Bien sûr, il se peut qu'aucune de ces images ne vous stimule. Au lieu de cela, peut-être, le Bodhisattva a besoin d'être allumé, d'être incandescent de réalité : vous pouvez brûler de réalité aussi bien qu'y être enraciné. Ou bien, vous pouvez dire que le Bodhisattva respire la réalité, ou que la réalité coule dans les veines du Bodhisattva. Ce ne sont que quelques perspectives - basées sur les quatre éléments - pour faire marcher l'imagination. Il y a beaucoup d'autres approches ; c'est à l'individu de les enrichir avec sa propre expérience.
« Changement et non-changement, souffrance et bien-être, soi et non-soi,
Le ravissant et le repoussant - ne font juste qu'une Ainsité dans cette Vacuité.
Et il ne se tient donc pas dans le fruit qu'il a gagné, qui est triple -
Celui d'un Arhat, d'un Bouddha Seul, d'un Bouddha entièrement éveillé. »
Les paires d'opposés sont les quatre viparyasas, les quatre vues renversées ou sens dessus dessous. Elles sont là pour nous faire voir les choses à l'envers, par rapport à la façon dont les choses sont réellement. Si vous voyez ce qui est sujet au changement comme étant non changeant, c'est une vue sens dessus dessous. Si vous voyez ce qui est essentiellement douloureux comme étant plaisant, ce qui est dépourvu de soi comme possédant une véritable individualité, et ce qui est répulsif comme étant attirant, ce sont aussi des vues sens dessus dessous. Ce sont des vues sens dessus dessous parce que les caractéristiques de l'Inconditionné sont à tort appliquées au conditionné. L'Inconditionné est en fait sans changement et suprêmement bienheureux ; il possède aussi (au moins selon le Mahayana) une véritable identité ; et il est véritablement beau. Mais nous ne voyons pas l'Inconditionné ainsi ; au lieu de cela, c'est ainsi que nous voyons l'existence conditionnée. Vous pouvez penser que cela est ridicule, et que nous ne considérons pas les choses autour de nous comme non-changeantes ; mais en pratique nous le faisons. Notre attitude émotionnelle est que ce que nous avons, c'est pour le garder, et ce que nous sommes, c'est pour toujours. Le bouddhisme ancien et la plus grande partie du Mahayana accordent une grande importance au fait de surmonter les viparyasas.
En même temps, cependant, cet enseignement repose sur une base dualiste, et le Mahayana ne considère pas le dualisme (la notion qu'il y a d'un côté le conditionné et de l'autre l'Inconditionné, et que nous devons simplement aller de l'un à l'autre) comme étant le dernier mot, comme étant de façon ultime valide. Cela ne veut pas dire, cependant, que le Mahayana rejette le dualisme comme étant la base nécessaire sur laquelle établir une pratique spirituelle suffisamment forte pour soutenir toute forme de réalisation non-dualiste. Pour commencer, nous ne pouvons pas nous permettre d'être non-dualistes.
Dans l'Ariya-pariyesana Sutta du Majjhima-Nikaya, le Bouddha dit que lorsqu'il était un Bodhisattva (c'est-à-dire avant son Éveil), étant lui-même conditionné, il commença par rechercher des choses conditionnées. Mais il lui vint ensuite à l'esprit de rechercher non pas des choses conditionnées, mais l'Inconditionné, sur quoi il commença sa quête de l'Éveil, pour finalement l'atteindre. Cette dualité est donc une base du bouddhisme. Pour des raisons spirituelles pratiques, nous devons penser en termes de passage d'un état de conscience moins élevé à un état de conscience supérieur. Toute forme de développement spirituel doit être basée sur des hypothèses dualistes ; nous énonçons deux principes, l'un dont nous nous éloignons et l'autre dont nous nous rapprochons. Tous les systèmes spirituels ont une base dualiste pratique de travail de cette sorte. Certains, comme le Zoroastrisme, considèrent cette base comme étant métaphysiquement ultime. D'autres, comme le Mahayana, ne la considèrent pas comme étant métaphysiquement ultime. D'autres encore, comme le bouddhisme Hinayana, ne la considèrent pas d'une façon ou de l'autre. Le Hinayana se satisfait bien de se reposer sur le dualisme pratique, ne disant rien du statut métaphysique ou ontologique de cette dualité. Que, lorsque vous réalisez l'Inconditionné, vous réalisiez un état qui est une non-dualité, ou que vous voyiez qu'il n'y a réellement aucune différence entre le conditionné et l'Inconditionné, est une question qui, dans le canon pâli, reste posée.
Le Mahayana, cependant, prend le taureau par les cornes. Au niveau du Bodhisattva, qui de notre point de vue dualiste est un niveau « supérieur », le cadre dualiste est considéré comme étant insuffisant : comme étant quelque chose à démanteler ou à dissoudre. Ceci est atteint en réalisant la troisième dimension de la sunyata : la mahasunyata, la « grande sunyata »,», la vacuité ou la non-validité de la distinction entre le conditionné et l'Inconditionné. D'un point de vue pratique, cela signifie que l'Éveil ne consiste pas à passer du samsara au nirvana, comme s'ils étaient tous deux des réalités séparées, mais à réaliser leur non-différence essentielle. Ainsi, dans le sens le plus élevé, la vie spirituelle est une illusion.
Comme cela ne peut pas être réalisé, sauf par la vie spirituelle, il doit être dit que le non-dualisme n'a absolument aucune signification pour nous. Ce ne sont que des mots, et au mieux une idée abstraite. Si une perspective non-dualiste se révèle à nous alors que nous montons l'échelle spirituelle, tant mieux. Mais nous ne réalisons qu'il n'y a jamais eu d'échelle, ou qu'il n'y a aucune différence entre le « haut » et le « bas », que lorsque nous sommes arrivés en « haut ». Nous ne pouvons baser notre pratique spirituelle sur une compréhension purement intellectuelle de la non-dualité.
Au niveau philosophique même, l'idée de la non-dualité présente une difficulté insurmontable. Vu que la pensée est irréductiblement dualiste, il est impossible de construire une assertion de non-dualité qui ne soit pas dualiste, au moins dans la forme. C'est un double lien. Si vous dites : « le conditionné et l'Inconditionné ne sont pas deux », il doit y avoir un deux, d'une façon ou d'une autre, pour que vous puissiez faire cette assertion. Si vous dites : « la différence entre le conditionné et l'Inconditionné est illusoire », vous avez toujours une différence illusoire - et vous avez toujours la dualité entre ce qui est illusoire et ce qui ne l'est pas.
Shankara, qui donna une forme systématique au Vedanta au début du neuvième siècle de notre ère, attaqua la vue de certaines écoles du Vedanta selon laquelle l'univers et Brahman (la réalité ultime) sont un dans le sens où l'univers est fait de Brahman et en émane, à l'aide de la vue selon laquelle l'univers ne fait que sembler émaner de Brahman. Il affirma cela comme étant la non-dualité totale dans sa forme la plus pure. Cependant, même si vous soutenez ainsi que l'univers ne prend pas son origine dans la réalité mais seulement dans l'apparence, il y a toujours une dualité entre l'apparence et la réalité. En déclarant que vous avez une position de non-dualité, vous impliquez inévitablement une dualité. Toute philosophie doit obligatoirement être dualiste dans la mesure où aucune affirmation n'est possible sans au moins deux principes ultimes.
S'il y a non-dualité, cela ne peut que prendre la forme d'une expérience purement spirituelle ou transcendantale, qui ne peut être formulée d'aucune façon. Cela ne peut être communiqué qu'au moyen d'une espèce de « dualisme ultime » (comme dans la Prajñaparamita) dans lequel la pensée dualiste est prise à son propre piège et libère une réalisation intuitive supérieure. Voilà jusqu'où nous pouvons aller. Si nous essayons de suggérer ce qui a si mystérieusement été réalisé (« l'état ou le principe qui se cache derrière », par exemple) nous introduisons clairement un troisième principe. Quand nous commençons à penser à la réalité dans laquelle la distinction sujet-objet n'existe pas, nous faisons de cette réalité un objet « extérieur », ce qui la falsifie. Penser à la non-dualité ne fait que nous enfoncer plus profondément dans la dualité. Nous ne pouvons même pas dire : « Bien, nous verrons ce que nous verrons ». Aussi indéterminé soit l'objet, il reste un objet. Nous ne pouvons pas réussir ; nous ne sommes pas censés réussir. Il n'y a en fait pas grand chose que nous puissions réellement discuter utilement. Nous devons changer la structure même de notre conscience, à l'aide de la méditation, en particulier, afin qu'elle cesse de tout séparer en sujet et objet.
L'approche du Hinayana est donc sous certains aspects la plus sage, quoique cela ne veuille pas dire qu'il faille rejeter les spéculations du Mahayana. Certaines personnes ont un esprit très subtil, et ont besoin d'affiner leur dualisme afin de le transcender. Cependant, quelle que soit l'expérience spirituelle des individus - dualiste ou non dualiste - les traditions du Mahayana qui professent être basées sur des hypothèses non dualistes doivent être erronées. Il y a des écoles, par exemple, qui suggèrent qu'il n'y a pas de différence entre vous et le Bouddha : vous êtes Bouddha. Il peut sembler qu'une dualité soit niée ici ; mais, en fait, en niant une dualité, vous l'instaurez.
Il y a une histoire Zen qui illustre bien la prudence que vous devez avoir si vous suivez l'approche du Mahayana. L'histoire concerne un maître Zen qui se trouve être hanté par un « renard-esprit » (non pas tant un esprit inhabituel qu'un renard très inhabituel, bien qu'assez fréquent dans le folklore japonais). Entrant en conversation avec ce renard-esprit, le maître apprend qu'il a vécu cinq cents renaissances en tant que renard-esprit, mais qu'avant cette série de désagréables renaissances, il était un grand maître Zen. Sa chute fut le résultat de la réponse qu'il fit à la question : « Quand on réalise sa propre nature de Bouddha, qu'arrive-t-il à la loi du karma ? » La bourde qui précipita cet ancien maître Zen dans cinq cents renaissances en tant que renard-esprit fut sa réponse : « Eh bien, quand on atteint le nirvana, on supplante la loi du karma. La loi du karma est effacée. » Le renard-esprit continua : « Évidemment, je me suis trompé. Qu'aurais-je dû dire ? » Et le maître Zen lui dit la réponse correcte : « Quand vous êtes Éveillé, la loi du karma ne vous barre plus le chemin. »
Le Mahayana dit constamment que la vérité ultime ne remplace pas la vérité relative. Il insiste sur le fait que l'absolu doit être réalisé dans le relatif, comme étant sa dimension intérieure ou plus profonde (pour ainsi dire). La vérité relative est, d'une façon mystérieuse, contenue dans la vérité absolue. Même la distinction entre absolu et relatif fait partie de la vérité relative (ou s'y rapporte) et non de la vérité absolue, parce qu'il ne peut y avoir de dualité absolue entre dualisme et non-dualisme. La vérité absolue est la vérité absolue de la vérité relative. Elles sont inséparables. La vérité absolue ne peut pas être réalisée, sauf en se basant sur la vérité relative.
Il y a deux vues extrêmes qui nous abrutissent et qui nient toute possibilité de développement spirituel. L'extrême nihiliste transfère au relativement réel les attributs de l'illusoire, de telle sorte que l'on soutient que si tout est irréel, la méditation est irréelle, la vie spirituelle est irréelle. L'extrême éternaliste transfère au relatif les attributs de l'absolu ; cet extrême est représenté par les viparyasas, qui sont parfois appelés « l'erreur de l'absolu mal placé ».
L'erreur éternaliste peut cependant être aussi représentée par des interprétations lâches de la doctrine du Tathagatagarbha, la « matrice de la Bouddhéité », qui exprime le potentiel de l'Éveil dans l'esprit non éveillé. Si nous prenons littéralement l'idée que tout être a une nature de Bouddha, si nous réifions le concept de Tathagatagarbha, si nous oublions qu'il est vide, nous pouvons soutenir : « Bien, si j'ai déjà la nature de Bouddha, il ne me sert à rien de faire un effort pour l'atteindre. Si j'essaie de l'atteindre, je me trompe. » Et nous pouvons faire le même genre de réification avec le bodhicitta, imaginant que d'une certaine façon il est en nous, se tenant en coulisse, et que tout ce que nous devons faire est d'en prendre conscience. En un sens, cela pourrait être vrai, mais comment le disons-nous ? « D'accord, je suis mesquin, égoïste, sale, paresseux et ignorant mais, en dessous, je suis un Bouddha. » Cela ne nous offre pas de point d'appui. Il est vraiment bien plus utile de dire qu'à côté de ces faiblesses il y a de véritables qualités spirituelles, même sous une forme très embryonnaire, des moments de gentillesse, de générosité et d'attention, qui sont les véritables graines du développement spirituel et qui peuvent vraiment, si elles sont nourries, mener à la Bouddhéité. Il y a un Absolu, il y a un Éternel, il y a un Infini, mais ce n'est pas cette réalité empirique. L'empiriquement et relativement réel n'est pas illusoire, mais n'est pas non plus absolument réel.
Cette strophe nous dit que les viparyasas ne forment « qu'une Ainsité dans cette Vacuité ». Quoique le contenu spirituel du mot sunyata (vacuité) soit en fait positif (ou, plutôt, ne soit ni positif ni négatif) le mot lui même connote le négatif : une absence. Nous pouvons donc dire que tathata, qui signifie « ainsité » et indique exactement la même réalité, est sa contrepartie positive. La tathata montre le caractère indicible de la réalité, ce qui veut dire, si vous voulez, le caractère indicible des choses individuelles, des « particularités minuscules » de Blake. Chaque fois que nous essayons de décrire une chose, il reste toujours dans notre expérience de cette chose quelque chose qui est incommunicable. En fin de compte, tout ce que nous pouvons faire est de montrer la chose et de dire « Elle est comme cela », « Elle est ainsi », « Telle est-elle ». L'« ainsité » des choses est leur qualité ou essence unique et ineffable. La réalité des choses ne peut pas être décrite ; on ne peut qu'en faire l'expérience. Tout, que ce soit le samsara ou le nirvana, le conditionné ou l'Inconditionné, ce qui change ou est sans changement, tout est tel que cela est. Le bonheur est le bonheur, la souffrance est la souffrance. Toutes les choses sont également indescriptibles. Mais quand nous décrivons tout comme étant « juste une Ainsité », faisons attention à ne pas suggérer que la tathata soit, même dans le sens le plus subtil, une sorte de « chose ». C'est un concept de fonctionnement, et nous ne pouvons donc le réifier que dans une façon de parler. Quand nous montrons les choses, nous ne pouvons indiquer que leur « ainsité », et non leur « quoi-ité ».
Après tout, que communiquons-nous réellement quand nous essayons de communiquer notre expérience ? Même à un niveau bien moins élevé que celui de la tathata, la plus grande part de notre expérience est incommunicable. Utilisez une image et vous pouvez provoquer, chez la personne à qui vous parlez, une expérience qui est similaire à celle qui a donné naissance à l'image dans votre propre esprit (plus directement, au moins, que ne peuvent le faire des abstractions) mais les associations personnelles qui viennent avec l'image seront différentes pour différentes personnes. Et, sans parler de l'impossibilité de véritablement communiquer votre expérience, il est en tout cas impossible à quelqu'un de faire l'expérience de quelque chose comme vous en avez fait l'expérience. Une autre personne n'aura pas avec un objet la même relation que celle que vous avez, parce qu'en un sens vous modifiez l'objet en vertu de l'expérience que vous en faites ; vous ne pouvez pas enlever l'objet du contexte de votre expérience.
« Expérience » est un autre de ces mots abstraits que nous avons tendance à prendre littéralement, comme si nous pouvions faire l'expérience d'une expérience ; mais comment pouvons-nous faire sortir l'expérience du contexte de « faire » l'expérience ? Vous, seul, pouvez faire une expérience ; une autre personne fera une autre expérience qui est la sienne. Donnez à une personne un livre qui vous a plu, et il pourra lui plaire aussi ; mais l'expérience qu'elle en fera sera très différente de la vôtre. Tenez une fleur devant quelqu'un, et son expérience de cette fleur sera la sienne, et non la même que la vôtre. La même fleur, une personne différente. De cette façon, à un niveau sujet-objet ordinaire et mondain, nous pouvons prendre conscience du caractère unique et inexprimable de notre expérience des choses.
Ceci ne sera cependant pas la même chose que la réalisation par le Bodhisattva du fait qu'« ils ne font juste qu'une Ainsité dans cette Vacuité ». Et même si cela nous est littéralement inconcevable, le Bodhisattva ne s'arrête pas là. « Il ne se tient pas » sur cette réalisation, ni sur aucune autre - on ne reste pas satisfait, même des fruits de l'Éveil complet. Sûrement, cependant, n'y a-t-il à ce point plus rien à faire. Pourquoi cette insistance sur le fait de ne pas se reposer sur ses lauriers ? Une réponse est de dire que le Bodhisattva ne prend pas racine dans l'Éveil parce que même l'Éveil complet n'est pas l'atteinte d'une position fixe, mais plutôt la continuation et l'irréversibilité d'un processus. Pensons-y peut-être, au moins en première approche, comme à une spirale tournant sans cesse, de plus en plus haut, en des cercles toujours plus grands, vers l'infini.
« Le Chef lui-même ne se tenait pas dans le royaume qui est libéré de conditions,
Ni dans les choses qui ont des conditions, mais il se promenait librement sans demeure :
Comme cela, sans soutien ni base, se tient un Bodhisattva.
Une position dépourvue de base, voilà ce que cette position a été appelée par le Jina. »
« Le Chef » est bien sûr le Bouddha, et il ne se tient pas dans l'Inconditionné en tant que distinct du conditionné, parce qu'il a transcendé cette dualité. Il erre librement, n'ayant de demeure ni dans le conditionné ni même dans l'Inconditionné. Le Mahayana distingue deux sortes de nirvanas : pratishthita, le nirvana qui est établi, et apratishthita, le nirvana non-établi, le nirvana qui, pourrait-on dire, ne peut être localisé à aucun endroit. Si, donc, le Bouddha se tient quelque part, il se tient dans la mahasunyata, la Grande Vacuité. Il est libéré de tout concept, de toute pensée dualiste. Et sa position est une non-position. Sa base n'est pas une base. Son soutien est de n'avoir absolument aucun soutien. Ce que suggère cette strophe est une attitude de foi et de confiance envers la vie en tant que totalité. Certaines personnes sont cela plus que d'autres, presque par nature : elles sont moins angoissées, moins anxieuses, moins inquiètes, de telle sorte qu'elles peuvent avancer sans plans, sans route tracée, et sans structures.
« Ceux qui veulent devenir les disciples du Sugata,
Ou devenir des Pratyekabouddhas, ou bien des Rois du Dharma -
Sans recourir à cette Patience, ne peuvent atteindre leurs buts respectifs.
Ils avancent, mais leurs yeux ne sont pas fixés sur l'autre rive.Ceux qui enseignent le dharma, et ceux qui écoutent quand il est enseigné ;
Ceux qui ont gagné le fruit d'un Arhat, d'un Seul Bouddha, ou d'un sauveur du monde ;
Et le nirvana atteint par les sages et les érudits -
Simples illusions, simples rêves - voilà ce que le Tathagatha nous a enseigné. »
En termes très généraux, « cette Patience » veut dire être réceptif aux vérités spirituelles qui vont complètement à l'encontre de votre réponse naturelle au monde. Vous acceptez patiemment l'inacceptable. Il ne faut faire appel à aucune patience pour accepter ce qui est acceptable : nous pouvons tous tolérer un comportement acceptable. Ce n'est que lorsque nous sommes confrontés à l'inacceptable que nous pouvons commencer à tester notre patience. Quelqu'un qui teste votre patience, même par inadvertance, fait de son mieux pour vous rendre patient. Blâmer quelqu'un parce qu'il vous rend impatient équivaut à blâmer un mendiant parce qu'il vous rend avare.
Tandis que les textes de la Perfection de la Sagesse parlent du Bodhisattva pénétrant dans la sagesse (prajna étant du genre féminin) la pratique de la patience demande une attitude « féminine » face à la réalité. Une des quatre fonctions de la Bouddhéité, selon le Tantra, est de séduire, de fasciner, et quoique ceci soit une idée qui, avec le personnage de Krishna et les gopis, soit beaucoup plus complètement développée dans l'hindouisme, elle n'est pas exclue du bouddhisme. En fait, la pratique du metta bhavana implique de voir tout comme étant subha, comme étant purement beau. Pourquoi donc ne pas être séduit par la réalité ? Vous pouvez vous ouvrir à la possibilité qu'une expérience que vous n'auriez jamais anticipée vous touche. Peut-être plaisez-vous à la réalité. Il faut être ouvert à toutes sortes de possibilités d'expression ; n'oubliez pas que le Bodhisattva est représenté dans l'iconographie bouddhique avec un crochet de compassion pour vous attraper, ou un lasso pour vous prendre, comme si vous étiez un bouvillon peu enclin à vous laisser faire. La Patience Transcendantale, l'acceptation patiente de ce qui est absolument inacceptable, est, il faut le dire, comme le fait de laisser la réalité savoir s'y prendre avec vous.
On trouve ici encore l'anutpattika-dharma-kshanti, l'acceptation patiente du fait troublant, voire inacceptable, que dans la réalité rien n'apparaît car les choses n'ont pas d'existence objective qui puisse apparaître ; tout est sans origine, sans naissance. C'est aussi une acceptation patiente du fait qui découle de cela, qui est que même quand vous avez vous-même atteint le nirvana, rien ne s'est produit, rien n'est apparu, vous n'avez rien atteint, vous n'êtes entré en possession de rien : c'est comme si votre réalisation était un rêve. « Simples illusions, simples rêves ».
S'il en est ainsi, nous n'avons aucun besoin de prendre nos réalisations beaucoup moins distinguées trop au sérieux. Si notre pratique spirituelle va bien - si notre méditation est solide, si nos énergies coulent - tout va pour le mieux. Il n'y a pas besoin que tout nous réussisse, ou que nous fassions l'important comme si nous avions réellement atteint quelque chose. Un sens de l'humour peut aider à mettre en évidence l'incongruité de l'ego revendiquant quelque chose pour lui-même.
« Quatre sortes de personnes ne sont pas alarmées par cet enseignement :
Les enfants du Jina habiles dans les vérités ; les saints qui ne peuvent revenir ;
Les Arhats libérés de souillures et de tares, et débarrassés de leurs doutes ;
Ceux qui sont mûris par de bons maîtres sont comptés comme la quatrième sorte. »
Si l'on n'est pas remué par les enseignements de la Perfection de la Sagesse, c'est probablement parce qu'on ne les a pas compris ; on y est complètement fermé. Mais si vous êtes un peu plus conscient et intelligent, et si vous faites un effort sincère pour vous développer, alors vous ne pouvez vous empêcher d'être remué par eux. Ils vont contre toutes vos présomptions ; ils déconcertent la totalité de votre être conditionné. Vous pouvez parfois lire ou entendre quelque chose, que ce soit un texte de la Perfection de la Sagesse ou quelque chose de complètement différent, qui vous fait cette sorte d'effet existentiel par lequel vous n'êtes par la suite plus jamais le même. Une perturbation inconfortable, voire douloureuse, de toute votre perspective précède la possibilité d'une réalisation complète de ces enseignements d'une manière suffisamment profonde pour qu'ils ne vous alarment ou ne vous remuent pas.
« Ainsi en chemin, le sage et savant Bodhisattva,
Ne s'exerce pas pour devenir Arhat, ni Pratyekabouddha.
Il s'exerce dans le seul Bouddha-dharma, pour la toute-connaissance.
Son exercice est un non exercice, et personne ne s'exerce à cet exercice.L'augmentation ou la diminution des formes n'est pas le but de cet exercice.
Il n'est pas là non plus pour acquérir divers dharmas.
Seule la toute-connaissance peut-il espérer acquérir par cette formation.
Pour cela il va de l'avant quand il s'exerce à cet exercice, et se réjouit des vertus de cet exercice. »
Le Bodhisattva n'a pas de but vers lequel s'exercer ; il ne cherche pas plus à acquérir diverses qualités ou divers attributs ; il n'essaie pas d'aller où que ce soit dans le monde de la forme ; il ne recherche pas l'accroissement ou le décroissement du conditionné. A ce niveau vous ne pensez même pas d'une telle façon. Vous n'essayez pas de rendre l'Inconditionné supérieur, et le conditionné inférieur. En premier lieu, vous ne faites pas de distinction entre les deux ; vous transcendez l'idée même de croissance ou de décroissance, tout comme vous transcendez l'idée de réalisation ou de non réalisation, ou les deux, ou ni l'une ni l'autre.
Tout ceci est très élevé, et l'accepter prématurément est une erreur. C'est une phase de transition importante, et dangereuse. Ce qu'il faut ici saisir est que, alors même que la direction de notre engagement peut devenir plus sûre et que la dynamique de notre pratique peut devenir plus forte, nos « idées » vont changer, notre façon de voir les choses va changer ; en fait, notre façon de vivre va changer. Les raisons que nous avons d'être bouddhiste, au moins celles que nous formulons, peuvent bien changer. Nous avons peut-être à l'origine été attiré par une vue du bouddhisme dont nous avons par la suite découvert qu'elle était mal comprise, voire erronée. Mais en un sens elle ne pouvait pas être une vue complètement erronée si elle nous a amené à reconnaître qu'elle était une vue erronée. Ces phases de transition doivent être gérées avec un esprit positif et créatif, quoique pour de nombreuses personnes ceci ne soit pas facile. Par exemple, apparemment, Saint Thomas d'Aquin réalisa à la fin de sa vie que tout ce qu'il avait écrit valait moins qu'une botte de paille, et il fut complètement incapable d'accepter ce sens d'inadéquation intellectuelle en face de la réalité.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.