Le texte qui suit est une courte biographie de Sangharakshita, le fondateur de la Communauté bouddhiste Triratna, considérant sa signification en tant qu'« interprète » du bouddhisme pour le monde moderne. Cette biographie est extraite du premier chapitre du livre de Dharmachari Subhuti : « Sangharakshita, une nouvelle voix dans la tradition bouddhiste », publié par Windhorse Publications, la société d'édition liée à l'Ordre bouddhiste Triratna. La dernière section a été légèrement modifiée par l'auteur pour être mise à jour.
Par ailleurs, vous trouverez ici une brève biographie de Sangharakshita.
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La tradition bouddhiste, comme tant d'autres, est défiée par un monde radicalement différent de celui dans lequel elle s'est épanouie pendant 2.500 ans. Le développement technologique change toujours plus fortement le mode de vie des gens, voire la façon dont les gens pensent à leur vie. Dans la plupart des pays où il est établi depuis des siècles, le bouddhisme est en désarroi et en repli, pour l'instant incapable d'adapter son ancien message à de nouvelles circonstances. Étrangement, c'est en Occident, au centre même du développement technologique, qu'il commence à se communiquer avec le plus de succès au monde moderne, et c'est là qu'il grandit le plus rapidement. Mais ceci présente aussi des problèmes. Que devrait prendre le bouddhisme en Occident du bouddhisme en Orient ? Quelle forme de bouddhisme est-elle appropriée en Occident ? Quelle relation doit-il y avoir entre le bouddhisme moderne et la culture occidentale ? Comment peut-on vivre une vie bouddhique dans le monde moderne ? Qu'est-ce qu'est réellement le bouddhisme ou, de façon plus appropriée, comme préfèrent le dire les bouddhistes, qu'est-ce que le Dharma ? Qu'est-ce que la « vérité », la « voie », ou l'« enseignement » ?
Sangharakshita est un de ceux qui ont fait le plus directement face à ces questions. Pour prendre une image qu'il apprécie, c'est un traducteur. C'est un traducteur entre l'Orient et l'Occident, entre le monde traditionnel et le monde moderne.
Métaphoriquement, un traducteur éclaire une discipline, ou un ensemble d'idées, ou une culture, en les faisant passer de l'obscurité de termes peu familiers à la lumière de termes familiers.
Avant tout, Sangharakshita est un traducteur entre les principes et la pratique. Dès ses premiers contacts avec le bouddhisme, il a cherché à en découvrir les principes essentiels. Le travail de toute sa vie a été de donner expression à ces principes, sous forme tant d'idées que de pratiques et d'institutions.
Pour Sangharakshita, la vision pénétrante essentielle du Bouddha est au-delà des mots et trouve son expression sous différentes formes dans différentes circonstances. Les nombreuses écoles qui se sont formées durant les 2.500 ans de l'histoire du bouddhisme et de sa diffusion dans toute l'Asie ont dans une plus ou moins grande mesure maintenu vivante cette vision pénétrante originelle. Chacune de ces écoles l'a menée plus loin et en a exploré les divers aspects de diverses manières. Que ce soit avec la riche exubérance du Vajrayana tibétain ou avec l'austère simplicité du Zen japonais, toutes les écoles portent le même message intrinsèque. Sangharakshita s'est efforcé de discerner l'expérience bouddhique fondamentale trouvée derrière nombre de ces formes, et de la communiquer au monde moderne. Il a mis en forme sa compréhension dans le mouvement bouddhiste qu'il a fondé, les Amis de l'Ordre Bouddhiste Occidental (AOBO, en anglais Friends of the Western Buddhist Order, FWBO).
Depuis les débuts de l'AOBO en 1967, Sangharakshita s'est principalement voué à clarifier les nombreuses questions qui ont surgi lors de l'établissement et du développement de ce mouvement. S'engageant plus profondément dans le Dharma, ses disciples se sont heurtés à d'innombrables problèmes et conflits. Quelle est la place du travail dans la vie spirituelle ? L'activité homosexuelle contrevient-elle à l'éthique bouddhique ? Comment les bouddhistes doivent-ils être en relation avec le monde ? La littérature et l'art occidentaux ont-ils quelque chose à offrir à celui qui pratique le bouddhisme ? Comment travailler avec les divers sentiments qui surgissent pendant la méditation ? Comment une communauté résidentielle doit-elle s'organiser ? A chaque fois qu'une question est apparue, Sangharakshita a mis en lumière les principes fondamentaux sur lesquels est basée la réponse à cette question. Au fil du temps, il a ainsi décrit une philosophie de la vie spirituelle active, qui embrasse tous les aspects des affaires humaines : la communauté de vie, le travail, la sexualité, l'art et la culture, l'action sociale, la méditation, les cérémonies, les rapports personnels, et plus encore. Tous ces sujets ont été l'objet de son attention et, s'il n'a pas fait le tour complet de chaque sujet, il en a mis à nu les principes essentiels, de telle sorte que ses disciples peuvent continuer à vivre une vie bouddhiste dans un monde toujours changeant.
Bien que Sangharakshita ait consacré de nombreuses années à la création d'un mouvement bouddhiste organisé, ses idées sont pertinentes hors du cercle de ses propres disciples. Partout, que ce soit en Orient ou en Occident, les bouddhistes entrent dans un nouveau monde, dans lequel les formes traditionnelles du bouddhisme sont de moins en moins pertinentes. S'ils ne veulent pas simplement devenir des fossiles, des reliques intéressantes d'une ère passée, les bouddhistes doivent tous regarder au-delà des formes de leur propre école. Ils doivent reconnaître le noyau intemporel que, peut-être, chacune de ces écoles porte toujours. Ils doivent lâcher prise de tout ce qui, dans leur propre tradition, est simplement la propagation non réfléchie d'une culture depuis longtemps éteinte, ou qui est simplement d'importance locale. Ils ne doivent compter que sur l'expérience bouddhiste essentielle, dans leur propre vie spirituelle. Ils doivent laisser le message bouddhiste fondamental parler de manière franche aux hommes et aux femmes du présent. Sangharakshita ayant fait face à ces questions d'une manière particulièrement radicale, tous les bouddhistes constateront qu'il a quelque chose d'important à leur dire. Ils découvriront dans son enseignement nombre de choses qui les aideront dans leur propre tâche de renouveau spirituel.
L'enseignement de Sangharakshita a une pertinence plus grande encore. Un grand nombre de gens sentent aujourd'hui que l'humanité a un but plus élevé que le seul progrès matériel. Ils cherchent une nouvelle vision qui donne à leur vie une plus grande signification. Nombre de personnes sont très attirées par le non théisme du bouddhisme et par ses enseignements de non-violence et de camaraderie universelle, sans toutefois être attirées par ses formes culturelles actuelles. Si elles répondent, ce ne sera qu'à une présentation du bouddhisme telle que la fait Sangharakshita : avec clarté et intelligence, tenant compte des soucis et des sensibilités modernes, et sans anachronisme culturel. L'attrait de Sangharakshita est large, car ce qu'il fait ressortir se retrouve chez tous les êtres humains, quelle que soit leur nature. Ses disciples incluent déjà des personnes de milieux et de tempéraments très divers : des paysans illettrés et des cadres sophistiqués, des ex-chrétiens et des ex-communistes, des habitants de l'Inde et des États-Unis, des intellectuels et de fervents adeptes, des ermites et des militants. Les idées de Sangharakshita peuvent sûrement aider un grand nombre de gens à comprendre la véritable signification de leur vie.
Ce sont les idées de Sangharakshita que nous allons maintenant explorer. Tandis que nous contemplons la pensée de Sangharakshita, nous ne devons pas oublier la perspective dans laquelle il est lui-même à l'œuvre. C'est un penseur audacieux et original et, en même temps, un disciple fidèle du Bouddha. Pour certains, ceci a semblé être paradoxal : je me souviens du poète Allen Ginsberg se demandant, après une visite à Sangharakshita, comment quelqu'un de si peu conventionnel et de si révolutionnaire dans ses perspectives pouvait écrire de la poésie d'une forme si traditionnelle. Quand j'ai dit cela à Sangharakshita, il a ri et a fait la réflexion qu'il est peut-être un révolutionnaire, mais un révolutionnaire réticent. En réalité, c'est de façon complète un traditionaliste, qui a été forcé par les circonstances à faire la révolution. Ses goûts sont entièrement traditionnels, et il dit que, si les circonstances l'avaient permis, il aurait été tout à fait satisfait de vivre dans un monastère bouddhique très traditionnel, dans une culture bouddhique très traditionnelle, à étudier, à méditer, et à écrire. Mais les circonstances ne l'ont pas permis. Il a été appelé à donner une nouvelle vie à d'anciennes vérités, non seulement par des idées, mais aussi en donnant des conseils pratiques et en créant de nouvelles institutions. Toute son œuvre est entièrement nouvelle, voire révolutionnaire, mais est pourtant entièrement fidèle à la vue pénétrante et à l'enseignement originaux du Bouddha. Son propre enseignement consiste essentiellement en une reformulation de cette vue pénétrante dans le contexte moderne, et en une élaboration de ses implications encore inconnues.
Afin de mieux apprécier la signification des idées de Sangharakshita, nous devons en savoir plus sur leur auteur. Il n'est cependant pas facile d'avoir une impression complète de ce dernier. Sangharakshita est une personne complexe qui a vécu une vie singulière et a une intelligence très fortement personnelle. Il s'est éduqué dans des conditions plutôt peu communes et parle avec une voix bien à lui. Penseur, poète, communicateur, mystique, organisateur, savant, guide : il est difficile de faire le tour d'une personnalité si unique et ayant tant de facettes :
« Qui suis-je ? Je dois admettre que ne sais pas. Je suis autant un mystère à moi-même que je le suis probablement à vous. Non pas que je sois un mystère pour tout le monde, apparemment. Un très grand nombre de personnes savent exactement qui je suis et ce que je suis (je parle de gens en dehors de l'AOBO). Un très grand nombre de personnes « me voient ». Mais elles me voient de différentes manières. C'était tout à fait le cas quand j'habitais en Inde. Selon celui qui voyait, j'étais « le moine anglais », « un mahayaniste fanatique », « un hinayaniste aux vues étroites », « l'ennemi de l'Église », « un espion russe », « un agent américain », « le rédacteur du journal de la Maha Bodhi Society », « un jeune idéaliste à l'esprit tout sauf pratique », « quelqu'un qui faisait de bons discours », « l'envahisseur de Suez », « le gourou des intouchables », et ainsi de suite. Plus récemment, ici, en Angleterre, j'ai été « un bon moine », « un mauvais moine », « le curé bouddhiste de Hampstead », « l'auteur de A Survey of Buddhism », « un crypto-vajrayaniste », « un conférencier à Yale », « le gourou hippy », « un organisateur de première classe », « un traditionaliste », « un franc-tireur », « un misogyne », « un sexiste », « un personnage controversé », et « un Anglais éveillé ».
Chacune de ces différentes vues a au moins une certaine vérité en elle, même si les personnes qui voyaient me regardaient sous un mauvais angle, ou avec une mauvaise lumière, ou avec des lunettes teintées, ou par le mauvais bout du télescope. Ces personnes ont même pu avoir eu des taches flottant devant les yeux. La raison pour laquelle chacune de ces différentes vues porte au moins une certaine vérité est que je suis une personne plutôt complexe ».
La vie de Sangharakshita frappe immédiatement par le nombre de mythes modernes qu'elle incarne. Pour commencer, Sangharakshita est un autodidacte. Il est né dans des circonstances relativement humbles avec peu d'avantages matériels ou culturels, sans vraiment l'avantage d'une éducation formelle, et avec peu ou pas de d'enseignement religieux ni de mentor spirituel efficace. Il est pourtant devenu un homme aux connaissances étonnantes, avec un esprit pénétrant et créatif, et l'un des principaux maîtres bouddhistes de son époque. De plus, Sangharakshita a fait le « voyage en Orient », ceci bien avant l'ère du voyage spirituel organisé. Il n'a pas simplement approché la culture orientale pendant quelques semaines, mais a vécu dans les traditions immémoriales de l'ascétisme indien et s'est immergé dans la culture indienne. Il a rencontré des gourous indiens et des lamas tibétains, et a étudié de vive voix les grandes richesses spirituelles de l'Orient. Sangharakshita a fait « le voyage de retour ». Il est « rentré à la maison », rapportant au pays et à la culture dans lesquels il est né la richesse trouvée pendant son long séjour en Inde.
En Inde, il a commencé son œuvre d'aide des opprimés. Il s'est consacré à enseigner à des centaines de milliers d'ex-intouchables la véritable signification du Dharma. Leur conversion récente au bouddhisme avait une signification sociale immense, leur donnant une base de dignité et de confiance. Plus tard, il a encouragé ses disciples occidentaux à continuer ce travail, complétant par l'action sociale l'enseignement du bouddhisme. Ici, Sangharakshita renverse le mythe moderne : c'est un Occidental qui apporte la sagesse à l'Orient ! En un certain sens, Sangharakshita est un « rebelle », un « individu » contre le « groupe », un taon au milieu du troupeau. Il s'est souvent trouvé en désaccord avec les « establishments », que ce soit les autorités de la Maha Bodhi Society en Inde, ou les personnes à la tête des organisations bouddhistes à Londres, dans les années 1960. Cependant, il n'a aucun désir particulier d'être rebelle : il a souvent montré qu'il peut très bien coopérer avec d'autres personnes. Les « establishments » l'ont trouvé incommode en raison de son adhésion courageuse et intransigeante à la vérité spirituelle et de sa volonté de dire ce qu'il pense quand il voit l'hypocrisie et la confusion.
La variété des mythes dont sa vie est un exemple illustre l'étendue et la complexité de son caractère. C'est un homme ayant une inclination à être ermite, préférant la paix de son ermitage et la compagnie de quelques amis proches ; et pourtant il œuvre sur une scène de plus en plus grande, devant les milliers de personnes qui le considèrent comme leur maître spirituel et devant ceux, beaucoup plus nombreux, qui sont intéressés par ce qu'il a à dire. C'est par nature un savant et un artiste : mais il a montré qu'il pouvait être un remarquable organisateur, en fondant un mouvement d'une grande souplesse et d'une grande efficacité. C'est un homme de conversation agréable, plein d'esprit et de charme, quelqu'un qui écoute et conseille avec sympathie, et un ami ferme et fidèle : il peut cependant être un redoutable polémiste, et quelques-unes de ses œuvres ont fait naître des controverses, voire de l'hostilité.
Nombre de ceux qui le rencontrent pour la première fois sont étonnés de son apparence aussi « ordinaire ». Sa perspicacité spirituelle brille dans son écriture et ses discours, et il est honoré et respecté par beaucoup ; pourtant il manque entièrement de « charisme », au sens où l'on entend en général ce terme. Plusieurs personnes ont raconté que, lors de leur première rencontre avec Sangharakshita à un centre de l'AOBO, elles n'ont pas réalisé qui il était. Il n'a pas, et dédaigne même, ce magnétisme animal qui fait gagner des disciples à plus d'un gourou. Cependant, si l'on fait bien attention quand on est avec lui, on sent la force de sa présence. Il fait preuve d'un grand calme, est très contenu, porte une grande attention à chaque mouvement. Ses yeux sont d'une vigilance extraordinaire, dénotant une conscience profonde et un esprit particulièrement pénétrant. Pourtant, ces yeux détachés et attentifs qui peuvent inciter à le considérer comme quelque peu olympien peuvent soudainement pétiller d'humour ou de malice, ou brûler d'une flamme de colère. Car, bien qu'il soit invariablement bienveillant et prévenant dans ses relations avec les gens, et bien qu'il ait toujours fait montre d'une patience et d'une persévérance exceptionnelles face à de considérables difficultés, il possède la confiance fondamentale, la vigueur, et la détermination qui seules rendent possible l'accomplissement et la réussite de tâches valables.
'Sangharakshita, a New Voice in the Buddhist Tradition' © Subhuti, Windhorse Publications 1994,
traduction © C. Richard 2007.