De ces deux paramitas, le virya est clairement la plus active, affirmée, et créative, tandis que la kshanti est la plus passive, réceptive, et tranquille. Ensemble, elles représentent une polarité très importante dans la vie spirituelle, et deux approches radicalement différentes de la pratique spirituelle, insistant l'une sur le développement de soi par soi et les efforts personnels, et l'autre sur la dépendance d'une force extérieure à soi-même - la confiance, dans certains cas, en la grâce divine. La première attitude est celle de se lever et de faire les choses soi-même, et la seconde de se détendre et de laisser les choses se produire.
En Inde, il y a une façon charmante d'évoquer ces deux approches : il y est dit que l'une est l'attitude du singe, et l'autre l'attitude du chaton. Dès sa naissance, le bébé singe s'agrippe très fortement à la fourrure de sa mère. Il est vrai que la mère porte le bébé, mais le bébé doit tout de même s'accrocher, par sa propre force. Le chaton, en revanche, est complètement dépendant : sa mère doit le prendre par la peau du cou et le transporter. Dans la tradition indienne, l'approche du type singe est associée à la jñana, la sagesse. La personne sage compte sur elle-même et sur sa propre motivation. L'attitude du chaton est associée à la bhakti, la voie de la dévotion, un sentiment de dépendance d'une force divine ou d'un idéal supérieur à soi.
Ces deux approches sont généralement considérées comme contradictoires, voire mutuellement exclusives : soit vous dépendez de vos propres efforts, soit vous dépendez d'une autre force, et le bouddhisme est généralement considéré comme une religion d'effort personnel plutôt que d'abandon de soi. Mais aucune de ces deux affirmations n'est strictement correcte. Dans le bouddhisme japonais, ces deux approches sont respectivement représentées par le bouddhisme zen et par le bouddhisme shin. Le zen insiste sur la dépendance sur soi, le jiriki, la force propre, tandis que le shin, et particulièrement le jodo shin shu, insiste sur la dépendance sur la force de l'autre, le tariki, qui est dans ce cas la force spirituelle d'Amitabha, le Bouddha de la lumière infinie.
Les textes bouddhiques font référence aux influences spirituelles bénéfiques qui émanent des bouddhas et des bodhisattvas. On appelle parfois ces influences « ondes de grâce » et l'on dit qu'elles vibrent à partir de lieux spirituels élevés, à partir de bouddhas et de bodhisattvas, et sont ressenties par ceux qui y sont réceptifs. Il y a un concept parallèle à celui-ci dans le christianisme, la grâce de Dieu, mais il ne peut être considéré comme équivalent, car le bouddhisme n'a pas de concept d'être suprême. Ces ondes de grâce s'élèvent fondamentalement en soi, mais pas dans le soi dont nous faisons habituellement l'expérience. Elles montent de profondeurs, ou descendent de hauteurs si vous préférez, dont nous ne sommes pas habituellement conscient, mais vers lesquelles notre prise de conscience peut s'étendre, et qui peuvent en un certain sens être incluses dans un soi grandement élargi.
La chose à comprendre ici est que le mot « bodhisattva » ne réfère pas à un concept abstrait, mais à une réalité spirituelle. En d'autres termes, les bodhisattvas existent, à un niveau autre que celui dans lequel on vit et dont on fait habituellement l'expérience. Mais quel est le lien entre ces deux mondes ? Quel est le lien entre nous-même et les bodhisattvas ? Après tout, un bodhisattva, par définition, voudrait avoir une forme de lien avec nous.
Peut-être pourrait-on dire que c'est une sorte d'accord mutuel. Lorsque vous devenez conscient d'un bodhisattva non pas dans un sens conceptuel abstrait mais avec tout votre être, quand vous êtes en résonnance avec un bodhisattva, vous êtes en contact avec lui ou avec elle, même si c'est d'une façon très subtile, distante et atténuée. Quelque chose passe du bodhisattva à vous, tout comme quelque chose passe vers vous de toute personne avec qui vous entrez en contact - que ce soit physiquement, émotionnellement, ou à tout autre niveau.
Ce qui passe d'un bodhisattva à vous est ce que à quoi nous avons fait référence, en traduisant l'expression tibétaine, sous le terme d'« ondes de grâce », parfois aussi traduites par « bénédictions ». Le mot sanskrit équivalent est adhisthana. On ne devrait peut-être pas penser aux ondes de grâce comme à quelque chose de spécial. Elles représentent une possibilité de communication. Tout comme lorsque vous communiquez avec une autre personne à votre propre niveau, vous et elle vous affectez subtilement l'une l'autre, de la même façon, le fait que vous ayez conscience d'un bodhisattva et qu'il soit conscient de vous signifie que vous êtes subtilement influencé ou affecté par lui. Cette sorte d'influence est ce que l'on appelle des ondes de grâce.
Mais il y a un autre aspect de la conception bouddhique des ondes de grâce qui a une sorte de parallèle dans certaines formes de christianisme au moins, dans lesquelles l'idée de grâce semble représenter quelque chose de presque arbitraire. Par exemple, dans le calvinisme, il y a le concept selon lequel certaines personnes ont été prédestinées à la vie éternelle non pas du fait de ce qu'elles ont fait, mais par la grâce de Dieu, qui semble avoir certaines caractéristiques de la volonté arbitraire, du pur caprice d'une espèce de monarque absolu. On a l'impression de quelque chose de non mérité.
Cette conception de la grâce a quelque mérite, dans le sens où, d'une certaine façon, nous ne méritons rien : non pas parce que nous sommes de misérables pécheurs (une telle doctrine n'a aucune place dans le bouddhisme), mais parce qu'il n'y a rien que nous puissions faire en un sens mondain pour mériter le transcendantal, tout comme on ne peut arriver à la sagesse en accumulant du mérite.
Que l'on adopte l'approche de la force propre ou celle de la force de l'autre n'importe pas. Dans les deux cas, on est confronté à la distinction fondamentale entre soi et autre, entre sujet et objet. Notre but est de transcender la distinction entre sujet et objet, et le moyen utilisé doit donc aussi transcender sujet et objet. Lorsque cela commence à se produire, le progrès - la vue pénétrante - commence réellement. En attendant, on doit forcément penser en termes de sujet ou en termes d'objet, soit en faisant l'effort soi-même, soit en ayant l'effort fait pour soi-même.
En fait, il est impossible de séparer les deux. On peut commencer en adoptant l'approche du développement de soi, mais il deviendra rapidement évident que la force de l'autre ne peut pas être ignorée, tandis que si l'on adopte l'attitude de la force de l'autre, on ne peut ignorer le développement de soi. Si, par exemple, en termes du shin japonais, on décide de se fier uniquement au vœu d'Amitabha, cela impliquera l'abandon de la confiance dans la force personnelle. Mais en pratique, beaucoup d'efforts sont nécessaires pour abandonner sa propre volonté et se fier aux efforts de quelqu'un d'autre ; il s'avère donc que la force personnelle doit faire partie de notre approche.
De même, la force personnelle du zen japonais, par exemple, n'est jamais simplement cela. Prenez par exemple quelque chose d'aussi simple que marcher le long d'une route. C'est vrai, vous marchez par votre propre effort, mais avez-vous construit la route ? Vous marchez par la « grâce » de la route, ainsi que par la grâce de la loi de la gravité et celle de l'existence de la terre. Il y a des limites certaines à la force propre ; le « développement de soi », en d'autres termes, ne peut exclure un élément objectif. On peut faire l'effort de pratiquer le Dharma, mais supposons que le Dharma n'existe pas pour être pratiqué... La force de l'autre implique la force de soi, et réciproquement. Et quelle que soit l'approche que l'on prend, le but est d'arriver à un point où l'on n'est dépendant ni de soi ni de l'autre, mais où l'on a transcendé cette dichotomie particulière.
Un bodhisattva combine les deux approches, pratiquant à la fois patience et vigueur, car les deux sont nécessaires. Parfois, dans la vie spirituelle tout comme dans la vie mondaine, il est nécessaire de s'accrocher, de faire un effort, de s'évertuer et de lutter. À d'autres moments, il vaut mieux lâcher prise, laisser les choses se faire d'elles-mêmes, voire les laisser aller à la dérive, les laisser se produire, sans intervenir.
Cependant, il faut savoir quand appliquer chaque approche. Généralement il est prudent de présumer que beaucoup d'efforts personnels, de virya, sont nécessaires au début. Puis, une fois cet effort initial fait, on peut commencer à faire plus confiance à une force qui semble venir de l'extérieur de soi-même, ou du moins de l'extérieur de son soi conscient présent. Si l'on commence à dépendre prématurément de la force de l'autre, on peut finir par s'éloigner tout à fait de la vie spirituelle.
Le mystique indien Sri Ramakrishna comparait cela à une excursion en barque. Au début, il faut faire beaucoup d'efforts, c'est pénible et ardu, particulièrement si l'on rame à contre-courant. Mais quand on arrive enfin à atteindre le milieu du fleuve, on peut hisser la voile et la brise entraîne le bateau. De la même façon, beaucoup d'efforts sont nécessaires au début de la vie spirituelle, mais vient le moment où l'on entre en contact avec des forces qui sont, dans un certain sens, au-delà de soi - bien que d'un autre côté elles fassent partie de notre plus grand soi - et celles-ci commencent à nous emporter.
Il y a donc une raison pour mettre le virya avant la kshanti dans la liste des paramitas. Non pas que cette liste doive, en tout état de cause, être considérée comme étant figée dans un ordre particulier. Les gens ont des tempéraments différents. Si l'on a un tempérament avant tout impatient, agité et colérique, on peut avoir besoin de commencer par cultiver la kshanti, tandis que si l'on a plutôt des tendances à la léthargie et au laisser-aller, alors on doit évidemment se focaliser sur le virya.
Dans tous les cas, un résultat réussi de ces premières étapes cruciales de la vie spirituelle est de trouver un équilibre entre la kshanti et le virya, un équilibre qui ne soit pas statique mais dynamique, qui s'ajuste perpétuellement aux circonstances changeantes. En fait, toute qualité spirituelle n'est correctement développée que dans le cadre d'un développement équilibré. Développez la compréhension, oui, mais développez aussi la sympathie ; développez la sensibilité, développez le tact, développez l'héroïsme, développez le courage - développez tout.
J'ai qualifié les aspects dynamique et réceptif de la vie spirituelle de « masculins » et « féminins », et j'ai suggéré que l'utilisation de ces termes est plus ou moins de l'ordre de la métaphore. Mais elle n'est pas entièrement de cet ordre. Il y a une correspondance réelle entre d'un côté masculinité et féminité biologiques et psychologiques, et de l'autre côté masculinité et féminité spirituelles. On doit se rappeler que le bodhisattva combine les deux. Cela peut paraître étrange, mais on peut décrire le bodhisattva comme étant spirituellement et psychologiquement bisexuel, intégrant - qu'il soit homme ou femme - le masculin et le féminin à tous les stades de son expérience psychologique et spirituelle.
Ceci est reflété dans l'iconographie bouddhiste. Dans le cas de certaines représentations de bouddhas et de bodhisattvas, il est difficile de dire si elles sont masculines ou féminines. Cette convention iconographique reflète la bisexualité psychologique et spirituelle du bodhisattva, et en fait de toute personne spirituellement développée.
L'idée, ou même l'idéal, de la bisexualité spirituelle et psychologique nous est quelque peu étrangère de nos jours en Occident, mais elle était connue des anciens gnostiques, une des sectes hérétiques du début de la chrétienté. L'enseignement en a rapidement été supprimé par l'Église, mais un passage intéressant a été préservé dans une œuvre appelée L'Évangile selon Thomas, qui a été découverte assez récemment en Égypte, en 1945. Ce n'est pas une œuvre chrétienne orthodoxe, mais elle consiste en cent douze paroles attribuées à Jésus après sa résurrection. Dans la vingt-troisième de ces paroles, Jésus est représenté comme disant :
« Lorsque vous ferez le deux Un
et que vous ferez l'intérieur comme l'extérieur,
l'extérieur comme l'intérieur,
le haut comme le bas,
lorsque vous ferez du masculin et du féminin un Unique,
afin que le masculin ne soit pas un mâle et que le féminin ne soit pas une femelle,
lorsque vous aurez des yeux dans vos yeux,
une main dans votre main et un pied dans votre pied,
une icône dans votre icône, alors vous entrerez dans le Royaume ! » (1)
Dans le contexte du bouddhisme, l'idée, ou le concept, voire la pratique de la bisexualité spirituelle, est traitée de façon particulièrement frappante dans le tantra, où elle est représentée non seulement par l'apparence androgyne du bodhisattva, mais aussi par le symbole de l'union sexuelle. Ici, la kshanti, l'aspect féminin de la vie spirituelle, devient la sagesse transcendante, tandis que l'énergie, l'aspect masculin, devient pleinement réalisée en tant que compassion. Ainsi, dans le bouddhisme tantrique, on rencontre des représentations de la forme mythique d'un bouddha en union sexuelle avec une représentation qui est parfois décrite comme la contrepartie féminine de sa propre forme masculine. Ces images sont appelées yab-yum, yab voulant dire « père » et yum voulant dire « mère ». Elles sont parfois considérées en Occident comme obscènes, voire blasphématoires, mais au Tibet un tel symbolisme est considéré comme extrêmement sacré. Il n'a rien à voir avec la sexualité dans un sens ordinaire ; c'est la représentation de la réalisation la plus haute, l'équilibre parfait de la « féminité » et de la « masculinité », de la sagesse et de la compassion. Bien qu'il y ait deux représentations, il n'y a pas deux personnes. Il n'y a qu'une personne, une personne Éveillée, en laquelle sont unies raison et émotion, sagesse et compassion.
(1). Extrait de la traduction complète de l'Évangile selon Thomas, Consistoire de Saint Thomas, Strasbourg (NdT).
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.