Le troisième aspect de la kshanti sur lequel je veux attirer l'attention est la réceptivité spirituelle. Cette fois-ci, notre illustration est tirée du deuxième chapitre du Soûtra du Lotus (Saddharma-Pundarika). Ce chapitre commence avec le Bouddha assis, entouré de ses disciples : arhants, bodhisattvas et ainsi de suite, par centaines et par milliers. Le Bouddha est assis dans la position du lotus au milieu de cette assemblée, les yeux à demi-fermés, les mains reposant devant lui, plongé dans une profonde méditation. Il reste assis là très, très longtemps. Étant des arhants, des bodhisattvas et d'autres êtres très développés, les membres de l'assemblée ne se mettent pas à s'agiter et à toussoter. Ils restent simplement tranquillement assis avec lui, jusqu'à ce qu'il émerge finalement de sa méditation. Et quand il en émerge, il fait une annonce. Il dit que la vérité ultime est très difficile à percevoir. Même s'il essayait de l'expliquer, dit-il, personne ne comprendrait ; elle est si profonde et si vaste, transcendant tant les capacités humaines que personne ne peut la sonder.
Naturellement, ses disciples le supplient d'essayer, au moins, de leur communiquer cette vérité, et finalement le Bouddha accepte. Il dit qu'il va maintenant proclamer un enseignement qui va plus loin, plus haut, plus profondément que tout ce qu'ils peuvent avoir entendu auparavant, un enseignement à la lumière duquel leur compréhension précédente leur semblera enfantine. Mais quand il dit cela, certains des disciples assemblés - et le texte parle de cinq mille disciples - commencent à chuchoter entre eux : « Quelque chose qui va plus loin, plus haut ? Quelque chose que nous n'avons pas compris ? Quelque chose que nous n'avons pas réalisé ? Impossible ! » Et ils s'en vont tout simplement, tous les cinq mille.
Leur action est motivée par une tendance humaine naturelle qui peut être particulièrement forte chez ceux qui essayent de mener une vie spirituelle. C'est la tendance à penser que nous n'avons rien de plus à apprendre, que nous avons résolu tous les problèmes. Bien sûr, nous ne sommes pas complètement stupides. Nous disons : « Ah oui, j'ai encore beaucoup à apprendre. Je sais que je ne connais pas tout », mais nous ne le disons pas vraiment sérieusement, nous ne le ressentons pas. Nous ne sommes pas vraiment en contact avec ce que ce qu'implique une telle affirmation : nous devons en fait changer notre façon de penser et de nous conduire. Apprendre quelque chose de nouveau peut impliquer un changement total de notre attitude.
Ce n'est pas juste une question d'acquisition de nouvelles informations. Cela ne veut pas dire qu'ayant appris tout ce qui concerne l'école Madhyamaka, nous restions ouvert à des développements complémentaires et à l'apparition de nouvelles sous-écoles. Être réceptif veut dire être prêt à un changement radical de tout notre façon d'être, de tout notre mode de vie, de toute notre façon de voir les choses. Et c'est à cela que nous résistons, c'est contre cela que nous nous protégeons.
Le Mahâyâna enseigne un aspect de la kshanti appelé l'anutpattika-dharma-kshanti, l'acquiescement de la vérité selon laquelle tous les phénomènes sont en réalité illusoires, non-existants, non-produits, et non-différenciés. Le sens général de ceci est qu'il y a certains enseignements ou certaines réalisations que nous trouvons profondément dérangeants lorsque nous entrons en contact avec eux pour la première fois. Ils secouent jusqu'au plus profond de notre être, dans une mesure telle que nous trouvons très difficile de les accepter. L'anutpattika-dharma-kshanti consiste essentiellement en une attitude dans laquelle nous n'offrons aucune résistance à ces vérités supérieures, quand nous les rencontrons ou quand nous en faisons l'expérience.
La vérité supérieure à laquelle il est fait ici référence est la vérité selon laquelle aucun des dharmas, les éléments les plus irréductibles de l'existence, n'existe réellement. La tradition bouddhique plus ancienne parle des dharmas comme apparaissant, persistant pendant un moment, puis cessant. Mais l'enseignement du Mahâyâna maintient que si nous analysons notre expérience aussi finement que possible, les dharmas en lesquels nous l'analysons ne peuvent être considérés comme représentant de vraies entités séparables : les dharmas n'existent pas réellement. Le bodhisattva est capable d'accepter cet enseignement sans résistance, et il est référé à cette sorte de réceptivité comme à une sorte de kshanti. Cette non-résistance est clairement très difficile à réaliser ; c'est en fait une caractéristique du bodhisattva « irréversible », un bodhisattva qui a de fait atteint un stade très avancé de la voie (nous verrons au chapitre 7 ce que représente cette irréversibilité).
La tendance naturelle est de penser que tout ce que nous ne comprenons pas doit être absurde, et doit être rejeté sans que nous n'y portions plus d'attention. La kshanti, clairement, implique une absence de ce genre d'orgueil : une humilité intellectuelle, la reconnaissance que nous ne connaissons pas tout - en fait, que nous ne connaissons rien du tout. Avec ce genre d'attitude, vous avez beaucoup plus de chances d'être ouvert à de nouvelles expériences ou à de nouvelles connaissances. Tout ceci est impliqué dans le terme kshanti.
La réceptivité spirituelle est de la plus haute importance ; sans elle, le progrès spirituel ne peut simplement pas être maintenu. Nous devons rester ouvert face à la réalité comme la fleur reste ouverte face au soleil. Voilà la signification de la réceptivité spirituelle : rester ouvert face aux influences spirituelles supérieures qui coulent dans l'univers, mais avec lesquelles nous ne sommes habituellement pas en contact, car nous avons l'habitude de nous en couper. Nous devrions être prêt, si nécessaire, à abandonner tout ce que nous avons appris jusqu'à maintenant, ce qui en aucun cas n'est facile, et à abandonner tout ce que nous sommes devenu jusqu'à maintenant, ce qui est encore moins facile.
Comment devient-on ainsi spirituellement réceptif ? Pour commencer, nous pouvons prier. En tant que bouddhiste, nous ne devons pas être trop effrayé par l'idée de la prière. Une prière ne doit pas nécessairement avoir des connotations théistes. Quan un bouddhiste tibétain s'engage dans une activité qu'il appelle « la prière », il ne prie pas Dieu dans le sens du créateur du ciel et de la terre, car une telle conception ne fait pas partie du système de croyances du bouddhisme tibétain. Il prie le Bouddha, les bodhisattvas, ou les dakinis.
En tout état de cause, la prière, dans son sens propre, ne concerne pas des choses matérielles, mais des bénédictions, une plus grande compréhension, la sagesse, la compassion. Nos prières expriment simplement le fait que nous n'avons pas ces qualités et que nous aimerions les avoir. Si vous voulez quelque chose en un sens ordinaire, vous dites simplement : « Passe-moi le pain, s'il te plaît » ou « Donne-moi un peu d'argent, s'il te plaît », ou quoi que ce soit. Dans le cas des bouddhas et des bodhisattvas, ils ont de la sagesse et de la compassion, que vous n'avez pas mais aimeriez avoir ; votre aspiration à développer la sagesse et la compassion prend donc la forme d'une demande aux bouddhas et aux bodhisattvas, afin qu'ils vous donnent ces qualités. En tant que bouddhiste bien informé, vous savez très bien que la sagesse et la compassion ne peuvent être passées comme on passe une tranche de pain. Mais vous continuez cependant à utiliser le langage de la prière. Pourquoi ?
La raison en est la nature du langage, qui nous oblige presque à penser à la sagesse et à la compassion comme à des qualités qui peuvent être acquises ou reçues. Si nous utilisons le langage de la prière, nous le faisons car il a une certaine valeur émotive, et car il exprime une ouverture et une réceptivité. Il ne reflète sûrement pas une croyance littérale que ces qualités peuvent nous être données par les bouddhas et les bodhisattvas. En tout cas, nous comprenons que ces bouddhas et bodhisattvas ne sont pas réellement séparés de nous-même. Ils peuvent être considérés comme symbolisant des états non encore réalisés de notre propre être, que nous tentons d'activer par la prière.
La prière, comprise de cette manière, a sa place dans le bouddhisme. Elle est très différente de la méditation. Et ce n'est pas que l'on pense : « Je sais que je fais semblant de demander, mais je sais que je dois vraiment le faire moi-même ». Lorsque l'on prie, on sent réellement que l'on n'a pas ce que l'on désire, et que l'on doit donc le demander. On peut avoir une compréhension intellectuelle du fait que c'est tout en soi-même, mais ce n'est pas ce dont on fait l'expérience lorsque l'on prie. Si l'on fait l'expérience du désir de prier, il n'y a aucun besoin de ne pas le faire par la force d'une compréhension purement rationnelle du fait que les bouddhas et les bodhisattvas ne sont pas réellement « là, au-dehors ».
Un certain nombre de personnes, au fil des ans, m'ont dit qu'elles avaient parfois envie de prier le Bouddha ou les bodhisattvas, mais qu'elles avaient tendance, consciemment, à inhiber leur impulsion, pensant qu'imaginer que les bouddhas et les bodhisattvas peuvent nous donner quoi que ce soit est une faiblesse, et une faiblesse bien peu bouddhiste. Elles disent qu'il est certain que tout but véritablement spirituel ne peut être atteint que par nos propres efforts.
Ma réponse est toujours que si l'on se sent l'envie de prier, on devrait le faire, et résoudre la « théologie » plus tard. Si c'est un sentiment véritable, ne le supprimez pas. Au moins, la prière est un moyen de concentrer les énergies émotionnelles. Et en tout cas, il est aussi vrai de dire que les bouddhas et les bodhisattvas sont en dehors de nous que de dire qu'ils sont en dedans. Dans les deux cas, on fonctionne toujours dans la dualité sujet-objet. Il n'est pas plus valide d'y penser comme existant dans les profondeurs de notre propre être que d'y penser comme existant au-delà de toute chose que l'on peut concevoir ou dont on peut faire l'expérience. Les deux sont également réels - ou également irréels. Que l'on pense à cette réalité (qui n'est ni sujet ni objet) comme à une sorte de super-objet en dehors de soi ou comme à une sorte de super-sujet à l'intérieur de soi ne fait aucune différence.
L'expérience de nombre de poètes ressemble à cela. L'inspiration poétique peut être vécue comme montant à l'intérieur de soi ou comme venant de l'extérieur. Certains poètes font vraiment l'expérience d'une visite des Muses, si l'on peut dire. Mais que l'inspiration poétique soit appelée en dedans ou au-dehors revient à la même chose. Le langage a ici de très grandes limitations. On essaie d'introduire dans notre expérience, qui prend place dans la dualité sujet-objet, une chose qui est au-delà de celle-ci et à laquelle nous pouvons penser comme émergeant des profondeurs de notre propre être, ou comme à quelque chose de transcendantal et distant vers quoi nous devons diriger nos prières et nos aspirations.
Il y a un certain nombre de différences entre ceci et la prière chrétienne. Tout d'abord, les bouddhistes ne postulent pas que le Bouddha, même conçu comme un Bouddha auquel on peut prier, comme exerçant une fonction cosmique telle que la création, la préservation, et ainsi de suite. De plus, pour les chrétiens, le Dieu qu'ils prient est véritablement un objet, faisant pour ainsi dire parti d'un univers objectif. Mais pour le bouddhiste, même s'il en fait l'expérience en tant qu'objet, le Bouddha n'est en réalité qu'un objet symbolique, voire un pseudo-objet. À présent, notre expérience prend entièrement place dans le cadre sujet-objet, et à l'instant où nous pensons à ce qui est au-delà de ce cadre, nous en faisons un objet. Si nous postulons un objet - à savoir le Bouddha - pour symboliser ce qui n'est ni sujet ni objet, alors ce Bouddha-objet n'est un objet que dans un sens purement formel et symbolique, tandis que le Dieu de la théologie chrétienne est un objet dans un sens réel. Si vous priez Dieu, vous êtes un réel sujet priant un réel objet, alors que si vous priez le Bouddha, vous êtes un sujet symbolique priant un objet symbolique, de façon à complétement transcender la dualité sujet-objet. C'est la différence. Mais, comme je l'ai dit, nous pouvons laisser toute la métaphysique de côté. Si nous voulons prier en tant qu'expression de la kshanti, nous pouvons simplement le faire.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.