Bien sûr, il ne s'agit pas seulement de pratiquer l'endurance envers ceux qui nous attaquent avec des mots ou des bâtons. Dans la littérature bouddhique, il y a trois contextes dans lesquels l'endurance doit être pratiquée.
Tout d'abord, il y a la nature : l'univers matériel qui nous entoure, et en particulier le temps qu'il fait. Généralement, il fait trop froid ou trop chaud, il y a trop de vent, trop de pluie ou pas assez de soleil. Tous ces changements de temps demandent un certain degré d'endurance. Et puis il y a aussi ce qu'en droit on appelle les catastrophes naturelles, les désastres naturels que l'homme ne peut contrôler, comme les incendies, les inondations, les tremblements de terre, la foudre. De temps à autre, nous pouvons être amenés à pratiquer l'endurance face à de tels événements.
Deuxièmement, nous devons pratiquer l'endurance en relation à notre propre corps, en particulier quand il est malade ou qu'il souffre. Nous ne devrions pas nous mettre en colère contre notre corps et toutes ses douleurs - nous ne devrions pas commencer à battre « Frère âne », comme disait Saint François d'Assise. Après tout, nous avons apporté le corps ; nous en sommes responsable. Tout en faisant toujours ce que nous pouvons pour alléger au mieux la souffrance physique, chez nous comme chez les autres, nous devons réaliser que tout ne pourra pas être enlevé, et devra simplement être supporté avec patience.
Même si nous sommes en bonne santé, tôt ou tard la vieillesse et la mort viendront. Dans l'Occident moderne, beaucoup de gens refusent de vieillir de bonne grâce, et cela a parfois des conséquences tragiques. En Orient, et peut-être de façon générale dans les sociétés traditionnelles, les gens attendent souvent avec anticipation la vieillesse, ayant tendance à la voir comme l'époque la plus heureuse de la vie. Toutes les passions et les turbulences émotionnelles de la jeunesse sont apaisées. On a accumulé de l'expérience et peut-être, avec cette expérience, un petit peu de sagesse. Et ayant tout transmis à la génération suivante, on a moins de responsabilités et beaucoup de temps pour la réflexion, voire pour la méditation. C'est cependant autre chose pour ce qui est de la mort ; pour la plupart des gens, où que ce soit, c'est une considération qui donne à réfléchir. Mais que cela nous plaise ou non, la mort viendra, et nous serions bien avisés de pratiquer l'endurance envers cette idée.
Troisièmement, on devrait pratiquer l'endurance envers les autres. Ce qui est, bien sûr, bien plus ardu que de l'être envers le temps qu'il fait ou même envers les maux et les douleurs de notre corps. Les autres peuvent être vraiment très difficiles. Comme le dit un personnage de Huis Clos, la pièce de Jean-Paul Sartre, « L'enfer, c'est les autres ». On pourrait ajouter que le paradis, c'est les autres aussi, mais c'est une autre histoire.
Dans la littérature bouddhique, et même dans la vie bouddhiste, l'idéal élevé de l'endurance est parfois porté à des extrêmes impressionnants. Par exemple, comme dans la parabole de la scie. Le Bouddha rassembla tous ses disciples un jour et dit :
« Moines, supposez que traversant une forêt vous êtes capturés par des bandits, supposez que à l'aide d'une scie aiguisée à deux poignées, ils se mettent à vous scier un membre après l'autre. S'il s'élevait dans votre esprit la plus petite pensée de malveillance, vous ne seriez pas mes disciples. »
Ceci est le genre d'extrêmes auxquels cet idéal peut - devrait peut-être même - être porté, en tant que but ultime. La question n'est pas de serrer les dents et de supporter tout en ressentant intérieurement colère et ressentiment. Clairement, selon l'enseignement du Bouddha, l'endurance est essentiellement une attitude mentale positive, une attitude d'amour. Après la parabole de la scie, le Bouddha continue en disant :
« Ainsi moines, devriez-vous vous entraîner. Quand les hommes disent du mal de vous, vous devez vous entraîner ainsi : "notre cœur ne sera pas déstabilisé, nous ne donnerons cours à aucun propos malveillant, mais demeurerons compassionnés envers le bien des autres, le cœur aimable, sans ressentiment. Et nous imprégnerons l'homme qui parle ainsi de pensées ayant l'amour pour compagnon et demeurerons ainsi. Faisant de ceci notre base, nous imprégnerons le monde entier de pensées aimantes, de grande portée, d'étendue large, sans limites, dépourvues de haine, dépourvues de malveillance et demeurerons ainsi." Ainsi devez-vous vous entraîner. »
L'expression la plus succincte de ce genre d'endurance se trouve dans le Dhammapada qui dit : « L'endurance est la plus grande des ascèses ». Le mot traduit ici par ascèse est tapo, qui fait généralement référence à la pénitence, aux austérités, à la pratique de l'auto-mortification. Il y en avait beaucoup dans l'Inde antique. Les gens jeûnaient pendant des mois ou réduisaient leur nourriture à quelques grains de riz par jour, ou tous les deux jours, ou une fois par semaine. Ils se pendaient à un arbre la tête en bas et méditaient ainsi, ou se tenaient debout la main en l'air, la gardant ainsi pendant des mois jusqu'à ce qu'elle dépérisse. Et puis il y avait une pratique célèbre appelée la pañca agni tapasya, l'ascèse des cinq feux. Pour faire cela vous allumiez des brasiers aux quatre points cardinaux, et quand ils étaient brûlants, vous vous asseyiez au milieu, avec le soleil, le cinquième feu, au zénith au-dessus de vous. Il y a des références à toutes ces pratiques d'auto-mortification dans les écritures en pâli. Tout cela était très en vogue du temps du Bouddha. Beaucoup de gens les considéraient comme étant des moyens de libération, croyant que plus on mortifiait la chair, plus l'esprit devenait fin, pur, subtil et éveillé.
Mais le Bouddha n'était pas d'accord, et il parlait de sa propre expérience, ayant essayé tout cela sans faillir pendant six ans, et ayant constaté que cela ne marchait pas. En fait il en vint à reconnaître - comme le montre sa citation du Dhammapada - que c'est la patience, l'endurance qui est le plus grand tapo, la plus grande des ascèses. Si vous voulez pratiquer l'ascèse, nul besoin de rechercher des occasions particulières. Nul besoin de s'asseoir entre cinq feux. Vivez simplement au milieu du quotidien. Cela vous donnera suffisamment d'occasions de pratiquer l'endurance. Si vous triomphez des difficultés et des épreuves de la vie, alors vous pratiquez la meilleure et la plus difficile de toutes les sortes d'ascèses.
Le mot grec askein était un terme très positif qui signifiait s'entraîner. Il est très dommage qu'en français la signification originelle en ait été perdue, car nous avons peut-être besoin d'un mot ayant une connotation religieuse ou spirituelle et qui exprime ce concept particulier. Si l'on pense à l'ascèse comme à un entraînement, tout ce que nous faisons en tant que bouddhistes est ascèse. Ce n'est pas de l'ascétisme dans le sens négatif du terme que se lever à six heures du matin pour méditer. C'est simplement un entraînement. De la même façon, le silence est un entraînement, l'éthique est un entraînement : tout est un entraînement.
Mais on peut questionner le fait qu'il soit approprié d'utiliser le terme ascétisme pour se référer à cet entraînement. De nos jours, ce mot fait plus penser à un cilice qu'à des prouesses athlétiques. Il semble étrange qu'il soit si difficile de défaire la signification que les mots ont prise, mais c'est comme ne pas pouvoir défaire l'histoire. Pour de nombreuses personnes, le mot « discipline » a des connotations négatives similaires. Il peut être utilisé positivement - on parle par exemple d'une discipline dans le sens d'un domaine d'étude particulier - mais une autre signification du mot discipline est le fouet que le moine chrétien utilise pour se châtier lui-même. Quoique, donc, on puisse en tant que bouddhiste avoir une vie disciplinée dans un sens très positif, tout le monde ne répondra pas positivement à l'idée de la vie bouddhique comme étant une vie de discipline. En fait, certaines personnes préféreront vivre un genre de vie bouddhique chaotique et spontané.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre bouddhiste Triratna de Paris 2006.