Les émotions les plus brutes peuvent être raffinées par les pratiques qui développent la foi et la dévotion, comme la puja en sept parties, et par les arts, la musique, la peinture, la poésie, etc. Certains bouddhistes soutiennent que les arts constituent une distraction raffinée de la pratique spirituelle, mais c'est passer à côté de la question. Nos énergies émotionnelles doivent être raffinées et focalisées si nous voulons qu'elles soient disponibles pour la vie spirituelle, pour la pratique de toutes les perfections que le bodhisattva doit pratiquer afin d'atteindre la bouddhéité.
Quand ses énergies coulent toutes dans cette même et seule direction, n'étant plus divisées, le bodhisattva devient l'incarnation de l'énergie. En même temps, il n'y a pas de précipitation, pas de tapage, pas d'activité pleine d'agitation : juste une activité continue et sans faille pour le bien de tous les êtres sensibles. Shantideva dit que le bodhisattva est comme un éléphant (ce qui, incidemment, est un grand compliment dans la tradition littéraire indienne). L'éléphant, le mâle en particulier, est un animal qui aime beaucoup jouer, et il adore se baigner dans des étangs de lotus. Il s'asperge joyeusement d'eau, barrit, cueille de gros bouquets de fleurs de lotus, les lave soigneusement, et les mange. Il passe ainsi très joyeusement la journée. Dès qu'il a fini de jouer dans un étang, il plonge dans un autre. Et Shantideva nous dit que le bodhisattva est ainsi. Dès qu'une tâche est finie, il plonge directement dans une autre avec autant de délices.
Si, donc, on est un bodhisattva, on ne pense pas que l'on fasse quoi que ce soit d'exceptionnel. On ne pense pas : « Eh bien, me voilà, œuvrant pour le bien de tous les êtres ». La manifestation de notre énergie est désintéressée, comme le bouillonnement spontané d'une source, l'épanouissement sans contrainte d'une fleur. Parfois, on parle de l'activité du bodhisattva comme d'un lila, une sorte de jeu auquel joue le bodhisattva. C'est ainsi que le bodhisattva fait l'expérience de la manifestation des perfections, des différents aspects de la voie vers l'Éveil, et finalement du grand jeu de la bouddhéité, la manifestation de l'Éveil même. Le mot lila est plus souvent utilisé dans l'hindouisme que dans le bouddhisme, mais on le trouve dans quelques textes bouddhiques. De plus, le mot lalita qui, comme lila, veut dire « jeu », se trouve dans le titre d'une biographe du Bouddha provenant du Mahâyâna appelée le Lalitavistara, un mot composé qui peut être traduit par Le récit détaillé du jeu (du Bouddha).
Le Mahâyâna, de manière générale, a enseigné ce qui pourrait presque être décrit comme une bouddhologie docétique. Le docétisme était la croyance, apparue au début du christianisme, selon laquelle le corps de Jésus n'était qu'apparent (du grec dokeo, « apparaître, sembler «), non réel. Cette doctrine, qui fut surtout prévalente chez les gnostiques du deuxième siècle, insistait sur la divinité du Christ et niait toute souffrance de sa part.
La version du Mahâyâna de ceci naquit de son enseignement selon lequel la carrière du bodhisattva s'étend sur trois asamkyeyayas de kalpas. Selon la tradition, celui qui allait devenir le Bouddha passa la vie qui précéda celle durant laquelle il atteignit l'Éveil dans un royaume divin appelé le devaloka Tushita. Nous pouvons imaginer qu'après tant de vies de pratique spirituelle, lorsque le bodhisattva arrive dans le devaloka Tushita et attend pour y renaître comme fils de Suddhodana et de Mâyâdevi, il est un être vraiment très avancé. De notre point de vue, il est probablement impossible de le distinguer d'un bouddha. Et à ce moment il n'est plus sous l'emprise du karma. Et donc - et c'est là que le docétisme entre en jeu - c'est presque comme s'il faisait émaner de lui-même un rai de lumière qui descend dans la matrice de Mâyâdevi, et qui finalement, en toute apparence, renaît. Dans ce processus, il ne perd pas sa conscience presque Éveillée. Il n'a plus besoin que de quelques pas, presque sans effort, pour atteindre l'Éveil suprême et parfait.
Si l'on regarde les choses ainsi, presque tous les événements de la vie du Bouddha peuvent être considérés comme ne se produisant pas dans la réalité, mais dans une sorte de jeu. Il n'a pas besoin d'apprendre quoi que ce soit, il ne fait que jouer à apprendre. Il n'a pas besoin d'être marié. Et il n'a pas vraiment de fils, selon le Mahâyâna. De fait, selon quelques soûtras du Mahâyâna au moins, le fils du Bouddha, Râhula, était lui-même une émanation d'un monde supérieur. De la même façon, le départ de Siddhârtha de chez lui était un jeu, son apprentissage avec plusieurs maîtres était un jeu. Selon certains soûtras du Mahâyâna, l'atteinte même de l'Éveil était un jeu, car en un sens il l'avait déjà atteint.
Quel que soit son niveau de réalisation transcendantale, le bodhisattva ne fait que jouer. On peut considérer cela comme un débordement spontané de sa réalisation intérieure, qui transcende la situation immédiate. Le bodhisattva, homme ou femme, semble participer à la situation immédiate, mais ne le fait pas réellement ; tout n'est que lila. Le « jeu » est ici la participation apparente d'un être plus hautement développé à un niveau de fonctionnement inférieur, sans y être limité comme le serait une personne ordinaire. Cet enseignement est très proéminent dans certains aspects du Mahâyâna, bien qu'il n'apparaisse pas du tout dans le Theravâda.
Le bodhisattva prend les choses avec beaucoup de légèreté, en un sens. Il a été dit que, pour les personnes vivant dans le monde, les personnes « spirituelles » semblent frivoles, car elles ne se soucient pas des choses qui comptent pour les personnes du monde. Si vous avez un esprit spirituel et que vous perdez quelque chose, ou que l'on ne vous donne pas une chose que vous attendiez, vous avez tendance à prendre cela avec légèreté, alors qu'une personne ayant plus un esprit du monde pourrait prendre ces choses très au sérieux. De la même manière, une personne à l'esprit spirituel, ayant un plus grand sens des proportions, voit comme une blague des choses qu'une personne ayant un esprit du monde ne trouve pas du tout drôles. Il a été dit qu'un des éléments de l'humour est un sens de proportion, de correspondance relative. Par exemple, on peut voir un politicien faire un discours avec tant de pompe et d'autosatisfaction qu'on ne peut s'empêcher de rire, car on peut voir qu'il n'est pas aussi important qu'il pense l'être ou qu'il veut apparaître.
Selon le canon en pâli, le Bouddha a un jour dit que rire de façon telle que les dents sont visibles est être fou, mais peut-être ne devrions-nous pas prendre cela trop littéralement. Peut-être pensait-il au rire incontrôlable, auquel on s'abandonne en gesticulant et en riant de manière bruyante, grossière et inattentive. Le Bouddha lui-même est presque toujours représenté avec un sourire doux ; et même l'Abhidharma - et l'on ne peut guère être plus austère que cela - liste « le sourire de l'arhant » dans ses classifications. L'Abhidharma lui-même a donc une place pour quelque chose comme le lila, quelque chose de spontané, fait juste pour le plaisir, car le sourire de l'arhat est considéré comme étant sans signification karmique. Peut-être le sourire du Bouddha vient-il de sa perception de l'incongruité entre le conditionné et l'Inconditionné ; ou peut-être sourit-il un peu au pétrin dans lequel se mettent les êtres humains non éveillés, bien qu'en même temps il leur réponde avec une profonde compassion.
Un sens d'humour a-t-il un rôle à jouer dans la vie d'un bouddhiste ? On doit être très prudent ici. L'humour est souvent négatif, et parfois cruel, voire sadique ou cynique. Le cynisme peut représenter une peur des émotions positives, incluant nos propres émotions positives, et une peur de se faire avoir ; et parfois c'est une expression plus ou moins raffinée d'une négativité ou d'une colère de base. Les gens n'ont souvent pas conscience de cela, et il peut être intéressant d'examiner de plus près les choses auxquelles on se trouve rire. Il y a aussi un certain style d'humour qui est lié à notre nationalité ; on doit être conscient du fait que ce que l'on trouve drôle peut simplement être inintelligible pour des gens venant d'une autre culture.
Mais l'humour peut être une bonne chose. Freud parle de l'humour en termes de libération d'énergie ; parfois, si vous vous laissez vraiment aller, en dépit de la vue un peu vague du Bouddha concernant le fou rire, une gaîté innocente peut avoir un effet énergisant et libérateur. Lorsqu'il est des plus innocents, l'humour consiste à ne pas se prendre trop au sérieux. Il est aisé de tomber dans une attitude consistant à considérer des aspects triviaux de notre propre vie ou de notre propre travail comme étant d'importance capitale pour le monde entier. Il est important de cultiver un sens de proportions par rapport à nous-mêmes et à nos propres affaires et réalisations. Vous n'avez pas besoin d'être moins sérieux ou de travailler moins dur, mais vous ne vous prenez pas au sérieux d'une façon égoïste.
Cette idée de la vie spirituelle comme étant un bouillonnement joyeux d'énergie transcendante a une place proéminente dans la pensée et la vie religieuse indiennes. Certaines personnes prennent la vie religieuse très sérieusement, allant même jusqu'à qu'il est quelque peu blasphématoire de rire à l'église - mais la vie du bodhisattva n'est pas comme cela. C'est un sport, un jeu. C'est-à-dire que c'est une fin en soi, sans calcul, naturelle et ludique.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre Bouddhiste Triratna de Paris 2006.