Pour équilibrer la kshanti sous toutes ses formes, nous avons besoin de virya. Le mot ne nous présente aucune difficulté ; il signifie puissance, force motrice, énergie, vigueur. Il vient de la même racine indo-européenne que le mot français virilité et que le mot vertu, lequel voulait à l'origine dire « force ». En termes spécifiquement bouddhiques, et selon la définition de Shantideva, le virya est « l'énergie dédiée au bien », le bien signifiant ici l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles.
Le virya n'est donc pas l'activité ordinaire. Si l'on court à droite et à gauche toute la journée, faisant ceci et cela, étant très affairé et travaillant beaucoup, on ne pratique pas nécessairement le virya. Dans son Précieux ornement de la libération, Gampopa définit la paresse comme le fait d'être constamment occupé à vaincre des ennemis ou à amasser de l'argent. Si l'on comprend « vaincre des ennemis » comme représentant la politique et si « amasser de l'argent » comme représentant faire des affaires, Gampopa dit que s'engager énergiquement dans la politique ou les affaires est tout simplement de la paresse, même si apparemment on très actif.
En un sens, toutes les autres paramitas dépendent du virya. Pour donner, nous avons besoin d'une certaine quantité d'énergie. Pour pratiquer les préceptes, nous avons besoin d'énergie. Pour méditer, nous avons besoin d'énergie. Même pour pratiquer la patience et l'endurance, nous avons besoin d'énergie, au moins sous la forme de résistance à nos propres impulsions négatives. Pour développer la sagesse nous avons besoin d'une concentration d'énergie encore plus profonde que pour tout le reste. Cette paramita particulière est donc de la plus haute importance et nous confronte avec ce qui est peut-être le principal problème de la vie spirituelle.
Le problème est celui-ci : nous avons, disons, un idéal spirituel, l'idéal d'un état, d'une expérience ou d'un but que nous voulons atteindre. Disons que notre idéal spirituel est l'idéal du bodhisattva lui-même et que nous avons une compréhension intellectuelle claire de cet idéal. Nous avons lu à son sujet, nous l'avons compris, nous pourrions en faire une présentation qui se tienne si quelqu'un nous le demandait. Mais malgré notre claire compréhension intellectuelle de cet idéal et notre véritable acceptation de celui-ci, d'une manière ou d'une autre nous n'arrivons pas à l'atteindre. Les mois, les années, les décennies même passent, et bien que nous ayons toujours cet idéal, nous ne semblons pas faire de progrès perceptible dans sa direction. En fait, il nous semble que nous nous sommes tout juste mis en chemin.
Pourquoi cela ? Nous comprenons clairement cet idéal, nous savons ce que nous devons faire. Nous faisons même un effort - enfin, un effort intermittent, de temps à autre, pendant une heure ou deux. Mais rien n'a l'air de se produire. C'est comme si nous étions debout au pied du Mont Kanchenjunga et que nous regardions le sommet enneigé, et puis que vingt ans plus tard nous étions toujours à peu près au même endroit. Pourquoi ne progressons-nous pas de façon manifeste ? La réponse est presque certainement que nous n'avons pas assez de virya. Mais pourquoi est-ce le cas ? Pourquoi n'avons-nous pas d'énergie, pas de dynamisme pour vivre la vie spirituelle, pour la réalisation de l'idéal ? Après tout, loin d'être à court énergie, nous sommes des incarnations d'énergie, des cristallisations d'énergie psychophysique, voire spirituelle. Tout notre corps, tout notre esprit est fait d'énergie. Nous sommes énergie.
La raison est habituellement que notre énergie est dissipée. Comme un flot partagé en des milliers de canaux qui lui font perdre sa force, notre énergie coule vers des objets innombrables, est divisée dans des directions innombrables. Seule une petite part de cette énergie va dans la vie spirituelle ; le reste va vers toutes sortes de choses qui vont à l'encontre de la vie spirituelle, et nous pouvons finir par nous sentir déchiré et épuisé. Ainsi le vrai problème, le problème central même de la vie spirituelle est comment conserver et unifier nos énergies. Et pour ce faire nous devons comprendre comment nos énergies sont à présent dissipées. En général on peut dire qu'elles sont bloquées, ou qu'elles fuient et sont gaspillées, ou qu'elles sont simplement trop brutes et non raffinées.
Nos énergies peuvent être bloquées pour des raisons diverses. Peut-être notre éducation nous a-t-elle appris à réprimer nos émotions, à ne pas les montrer ou les exprimer. Il se peut que nous passions beaucoup de temps faisant un travail routinier dans lequel nous ne pouvons engager notre énergie. Notre énergie peut être bloquée simplement parce que nous n'avons pas de débouchés positifs, créatifs pour elle. Parfois les énergies émotionnelles sont bloquées à cause de la frustration, de déceptions, parce que nous avons peur d'être blessé, ou à cause d'un conditionnement ou d'une éducation défavorable, particulièrement d'un genre religieux rigide et lourd. De toute ces façon nos énergies s'agglomèrent, durcissent et se pétrifient en nous. Par-dessus tout peut-être, l'énergie est bloquée par l'absence de vraie communication. La vraie communication a un effet dynamisant, presque électrifiant : il semble vraiment que deux personnes peuvent se stimuler, s'étinceler.
Les énergies émotionnelles sont aussi simplement gaspillées, on les laisse se perdre. Ceci se passe de bien des façons, mais tout particulièrement à travers la complaisance dans des émotions négatives. La négativité - la peur, l'aversion ou la haine, la colère, la malveillance, l'antagonisme, la jalousie, l'apitoiement sur soi-même, la culpabilité, les remords, l'anxiété - gaspille de l'énergie à une vitesse catastrophique. Habituellement, ce n'est pas juste une complaisance occasionnelle de notre part. Nous n'avons qu'à nous rappeler les dernières vingt-quatre heures pour voir le nombre de fois où nous avons donné libre cours à ces états d'esprit, et cela veut dire une véritable hémorragie d'énergie. Et puis il y a les expressions verbales de ces émotions négatives : râler, critiquer de manière malveillante, répandre pessimisme et tristesse, trouver à redire, décourager les autres, se complaire en commérages, faire des remarques continuelles. Par tous ces canaux l'énergie fuit et n'est plus disponible pour des buts spirituels.
Troisièmement, l'énergie émotionnelle n'est pas disponible pour la vie spirituelle parce qu'elle est trop brute. La vie spirituelle a besoin d'énergie spirituelle. On ne peut pas méditer avec ses muscles, même s'ils sont forts et puissants ; la méditation demande quelque chose de plus raffiné. Nous énergie, même notre énergie émotionnelle, peut, parce qu'elle est trop grossière, ne pas être disponible pour la vie spirituelle.
Il y a plusieurs façons de débloquer, de conserver et de raffiner notre énergie. Les blocages peuvent être dissous en cultivant la prise de conscience de nos propres états d'esprit, en s'engageant dans un travail vraiment créatif ou au moins productif, et en intensifiant notre communication. Et bien sûr, certains blocages sont résolus de façon spontanée au cours de la pratique de la méditation.
Pour arrêter le gaspillage d'énergie, on commence par prendre conscience que l'on se complaît dans des émotions négatives, et l'on essaye de cultiver l'émotion opposée : l'amour au lieu de la haine, la confiance au lieu de la peur, etc. Quant à l'expression verbale d'émotions négatives, il faut tout simplement l'arrêter par un acte de volonté. Il n'y a rien de mieux à faire, elle ne mérite pas un meilleur traitement.
Une autre façon de conserver l'énergie est d'introduire plus de silence dans notre vie. Une énorme quantité de notre énergie part dans la parole. Si l'on est silencieux un moment - quelques minutes, quelques heures, un jour peut-être, seul, tranquille chez soi - l'énergie s'accumule en soi merveilleusement et l'on se sent calme, paisible, conscient, attentif. C'est comme si une source d'énergie fraîche et claire brouillonnait à l'intérieur, pure parce qu'elle est contenue en soi, ne s'exprimant extérieurement d'aucune façon.
'The Bodhisattva Ideal' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1999, traduction © Centre Bouddhiste Triratna de Paris 2006.