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J'ai déjà dit que la samadhi à proprement parler est l'état d'être établi dans la Réalité ou d'être Éveillé. Il y a beaucoup de façon d'aborder cet état. Il est souvent décrit en termes négatifs, par exemple en termes de destruction des asravas. Le mot asrava (en pâli : asava) signifie flux empoisonné, penchant, travers de notre nature. Il y a trois asravas. Tout d'abord il y a le kamasrava (en pâli : kamasava), le flux empoisonné, le penchant vers le désir ou vers l'avidité de l'expérience sensuelle pour elle-même, à son propre niveau. Puis il y a le bhavasrava (en pâli : bhavasava), le flux empoisonné, le penchant vers l'existence conditionnée - en d'autres termes le désir de ou l'attachement à tout mode d'existence qui n'est pas l'Éveil lui-même. Enfin il y a l'avidyasrava (en pâli : avijjasava), le flux empoisonné, le penchant vers l'ignorance, dans le sens d'obscurité spirituelle et de manque de prise de conscience spirituelle. Ainsi, en termes négatifs, la samadhi à proprement parler est décrite comme étant l'absence complète de ces trois penchants ou flux empoisonnés. C'est un état dans lequel les expériences des sens et les choses matérielles ne signifient rien : un état dans lequel il n'y a aucun désir pour aucune sorte d'existence conditionnée, aucun intérêt pour rien d'autre que le Nirvana ou l'Éveil, et aucune ombre d'ignorance ou d'obscurité spirituelle.
En plus de cette description négative de la samadhi, il y a diverses descriptions positives - quoique ici il nous faille avancer avec précaution, et comprendre que nous essayons de faire allusion à quelque chose qui est bien au-delà de ce que la force des mots peut exprimer. Certains textes mentionnent un groupe de trois samadhis, dans le sens le plus élevé du terme. Cela ne veut pas dire qu'il y ait trois états mutuellement exclusifs ; ces trois samadhis sont plutôt comme différents aspects ou différentes dimensions d'une seule samadhi.
La première de ces trois samadhis est connue comme étant la « samadhi sans image » (en pâli et en sanskrit : animitta). Cela dénote le fait que l'état de samadhi est parfaitement libéré de toute pensée, de toute conceptualisation. Si nous pouvions imaginer un état dans lequel nous prenons conscience, nous sommes conscient, complètement et clairement, au niveau le plus élevé, sans aucune pensée discursive - si nous imaginions que notre esprit est comme un ciel magnifique, d'un bleu vif et clair, sans la moindre trace de nuage -, alors voilà ce que serait l'expérience de samadhi sans image. Habituellement, le ciel de l'esprit est couvert de nuages : des nuages gris, des nuages noirs, parfois même des nuages d'orage ; mais occasionnellement des nuages teintés d'or. L'état de samadhi est un état libéré de tout nuage de pensée, de toute conceptualisation.
La seconde samadhi - ou le second aspect, la seconde dimension de la samadhi - est connue comme étant la « samadhi sans direction, ou sans penchant » (en sanskrit : apranihita ; en pâli : appanihita). La samadhi sans direction est un état dans lequel il n'y a pas de direction particulière dans laquelle on souhaite aller, il n'y a pas de préférence. On se tient simplement en équilibre, comme une sphère posée sur un plan complètement horizontal, qui n'a pas de raison propre de rouler dans aucune direction particulière. L'esprit Éveillé - l'esprit installé dans la samadhi - est ainsi. Il n'a pas de tendance ou d'inclination à aller dans aucune direction car il n'a pas de désir individuel ou égoïste. C'est un état difficile à décrire, mais peut-être en pensant en termes de spontanéité parfaite, sans aucune envie forte ni impulsion de rien faire de particulier, peut-on s'en approcher.
Le troisième aspect, ou la troisième dimension de la samadhi est connu comme étant la « samadhi de la vacuité, ou shunyata (en pâli : suññata) ». Shunyata ne signifie pas vide ou vacuité dans le sens littéral. Shunyata signifie Réalité. La sunyata-samadhi est l'état de réalisation entière et complète de la nature ultime de l'existence, qui ne peut pas être décrite par des mots. Ce n'est pas qu'un aperçu, comme dans l'étape de Vision parfaite, mais une réalisation complète, totale et parfaite. Cette samadhi de la vacuité est liée dans certains textes à l'ekalaksana-samadhi ou samadhi de la caractéristique unique, aussi nommée samadhi de l'esprit impartial. C'est une expérience dans laquelle on voit tout comme ayant les mêmes caractéristiques. On voit normalement certaines choses comme étant bonnes, d'autres comme étant mauvaises. Il y a des choses que l'on considère comme plaisantes, et d'autres déplaisantes. On aime certaines choses, on n'en aime pas d'autres ; certaines choses sont proches, d'autres sont lointaines ; certaines sont passées, certaines sont présentes, d'autres sont futures. De cette manière on donne différentes caractéristiques aux choses. Mais dans la samadhi de la vacuité, on voit tout comme ayant la même caractéristique : tout est shunyata, tout est réel de façon ultime, et dans ses profondeurs ultimes tout est la même chose. Puisqu'au fond tout est la même chose, il n'y a pas de raison d'avoir des attitudes différentes envers des choses différentes ; on a la même attitude envers tout, et l'on goûte donc un état de paix, de tranquillité, de stabilité et de repos.
Ceux d'entre-vous qui s'intéressent au Zen, et plus particulièrement à Houei-neng et à son Soûtra de l'Estrade (aussi appelé Soûtra de Houei-neng) seront peut-être intéressés de savoir que la samadhi de la caractéristique unique et la samadhi de l'esprit impartial sont toutes deux citées dans le Soûtra de l'Estrade. Ceci nous amène à un point très important en relation avec le bouddhisme Zen. Vous vous souvenez peut-être que Houei-neng dit que la samadhi et la prajña (ou sagesse) ne sont pas différentes, mais sont en réalité une seule et même chose. Il dit que la samadhi est la quintessence de la prajña, et que la prajña est la fonction de la samadhi, et il illustre ce point en disant que la samadhi est comme une lampe et que la prajña, la sagesse, est comme la lumière de cette lampe.
Cette identité, ou au moins cette non-dualité de la samadhi et de la prajña est un enseignement très important de Houei-neng et plus généralement de l'école Zen, et quelques occidentaux étudiant le Zen la trouvent difficile et déroutante. Parfois ils l'ont même déformée. La raison à cela est qu'ils entendent le mot samadhi comme signifiant concentration, et qu'ils pensent que Houei-neng assimile la concentration à la sagesse, faisant ainsi apparaître son enseignement comme un non-sens, et égarant beaucoup les gens. La samadhi de Houei-neng, cependant, au moins dans ce passage, est la samadhi dans son sens le plus élevé : la samadhi identique à la huitième étape du Noble chemin octuple, telle que nous l'avons expliquée. En d'autres termes, la samadhi, dans ce passage, est l'état d'un être complètement établi dans l'Éveil. Ceci est en fait très clair dans le Soûtra de l'Estrade. Houei-neng y dit très clairement et avec insistance que les gens interprètent mal la « samadhi de la caractéristique unique », pensant que cela signifie s'asseoir calmement et continûment sans laisser aucune idée apparaître dans l'esprit. En d'autres termes, ils pensent que cela signifie concentration - une interprétation que rejette Houei-neng. Si ce n'était que concentration cela ferait de nous des objets inanimés. Houei-neng dit que la samadhi dans le vrai sens - dans le sens qu'il lui donne, dans le sens du Tch'an ou du Zen - est une chose très différente.
Cela ne veut pas dire que Houei-neng soit contre la méditation, ou contre la concentration de l'esprit. Il dit seulement que la concentration, ou la samatha, n'est pas la samadhi dans le sens le plus complet et le plus élevé, ou dans le sens réel. La concentration n'est que la concentration : ce n'est pas cette samadhi qui, selon son enseignement, est identique à la prajña. La véritable samadhi, dit Houei-neng, reste la même dans toutes les circonstances et sous toutes les conditions. Ce n'est pas quelque chose dont on ne fait l'expérience que lorsque l'on s'assied et que l'on médite.
Dans les monastères et les temples Zen, les trois niveaux de samatha, samapatti et samadhi - dans le sens le plus élevé - sont tous enseignés et pratiqués ; mais le Zen partage les deux premiers avec les autres écoles du bouddhisme. La contribution spécifique du Zen réside dans son enseignement sur la samadhi dans son sens ultime - dans le sens de l'état d'être établi dans le mode d'être Éveillé - et spécialement dans son enseignement sur la non-dualité de la samadhi et de la prajña.
Nous sommes maintenant en meilleure position pour comprendre ce que nous essayons d'atteindre lorsque nous suivons le Noble chemin octuple du Bouddha. Nous essayons d'atteindre un mode d'être et de conscience plus élevé. Nous n'essayons pas seulement d'atteindre la « concentration juste ». Ce à quoi nous aspirons est une transformation totale de tout notre être, à tous les niveaux et dans tous ses aspects, à la lumière de la Vision parfaite initiale. Et, pour autant que l'on puisse le voir, cette étape de Samadhi parfaite marque la culmination de tout le processus d'évolution - du moins, de tout le processus de l'évolution supérieure.
A ce point je voudrais ajouter un mot d'avertissement, ou du moins d'explication. Le Noble chemin octuple est, comme son nom nous l'indique, un sentier ou un chemin (en sanskrit : marga ; en pâli : magga) fait de huit étapes ou parties, et la vie spirituelle bouddhique consiste à suivre ce chemin. C'est une image familière, que nous utilisons tout le temps dans le bouddhisme, mais nous devrions faire attention à ne pas interpréter trop littéralement ce qui est essentiellement une façon de parler. Nous sommes si facilement trompés par les mots, nous les prenons si facilement pour argent comptant. Il est vrai que, d'une certaine façon, la vie spirituelle consiste à suivre un chemin, allant d'une étape à l'autre. Mais d'une autre façon la vie spirituelle n'est pas du tout comme suivre un chemin. Quand nous avançons le long d'un chemin nous laissons les étapes précédentes derrière nous. Elles sont terminées, on en a fini avec elles. Mais dans le cas d'un chemin spirituel ce n'est pas comme cela. Comme une boule que l'on roule dans la neige, le chemin spirituel est un processus cumulatif : il grandit et se développe sans cesse. Ce n'est pas comme si nous avions d'abord la Vision parfaite, et une fois celle-ci terminée nous l'oublions et passons à l'Émotion parfaite, et ainsi de suite. Ce n'est pas du tout comme cela, quoiqu'il soit compréhensible que nous pensions en ces termes. Le chemin spirituel est en fait un processus cumulatif, un processus de croissance ou d'expansion, et en un sens nous suivons tout le temps toutes les étapes du Chemin octuple à la fois.
Comment cela se fait-il ? Imaginons que, ne serait-ce qu'un instant, nous faisions l'expérience de la Vision parfaite. Ce peut être alors que nous méditons, ou que nous nous promenons dans la campagne, ou que nous écoutons de la musique, ou même alors que nous nous arrêtons au milieu de la circulation. De quelque manière que cela se produise, nous faisons l'expérience de la Vision parfaite. Quelque chose s'ouvre en nous et, pendant une fraction de seconde, nous voyons les choses telles qu'elles sont. Pendant une fraction de seconde nous sommes en contact avec quelque chose d'Ultime, voire avec la Réalité. Mais que se passe-t-il ensuite ? Ce moment de Vision parfaite influence nos émotions et, dans une certaine mesure au moins, nous développons l'Émotion parfaite, la seconde étape du Chemin. Cela déborde aussi dans notre parole, qui s'en trouve influencée, et de cette manière notre parole se rapproche de la Parole parfaite. Nos actions aussi sont influencées, du moins de façon subtile et indirecte. Nous sommes changés de toutes ces manières, et cela continue ainsi. A un autre moment - peut-être des semaines, des mois, des années plus tard - il y a un autre instant de Vision parfaite, et tout le processus se répète. Nous sommes encore plus influencés par la Vision parfaite, nos émotions se rapprochent de l'Émotion parfaite, notre parole se rapproche de la Parole parfaite, et le processus continue ainsi.
Tout au début de ces présentations j'ai remarqué qu'anga signifie membre, et non pas étape ou partie, et que l'arya-astangika-marga (en pâli : ariya-atthangika-magga) est le chemin à huit membres, ou à huit pousses, et non un chemin fait de huit étapes ou parties successives et séparées. Ainsi, la vie spirituelle est plus proche d'un processus de développement, d'un épanouissement d'une chose vivante, que d'un passage d'une étape du chemin à une autre, ou d'un barreau d'une échelle à un autre.
La croissance spirituelle est comme le développement d'un arbre. Tout d'abord, il y a le jeune arbre enraciné dans le sol, et puis un jour il pleut, peut-être assez fortement. La pluie est absorbée par les racines, la sève monte et se répand dans les brindilles et les branches, et l'arbre croît. Il y a une pause, et la pluie tombe de nouveau, la sève monte de nouveau, et cette fois-ci non seulement elle se répand dans les branches et les brindilles, mais les feuilles commencent à poindre. S'il ne pleut pas pendant quelque temps l'arbre peut se flétrir un petit peu, mais finalement il pleut encore - il peut même y avoir une très grosse averse, un déluge - et cette fois-ci, non seulement la sève se répand dans les brindilles, les branches et les feuilles, mais les fleurs commencent à s'ouvrir. Suivre le Chemin octuple est comme cela. Cela commence par une expérience spirituelle, un aperçu de la Réalité, ou en d'autres termes un moment de Vision parfaite. C'est comme la pluie qui tombe. Et tout comme la sève monte et se répand dans les branches et les brindilles, la Vision Parfaite transforme graduellement les différents aspects de notre être. L'émotion est transformée, la parole est transformée, les actions et les moyens d'existence sont transformés - même les volitions et la prise de conscience sont transformées. Du fait de ce moment de Vision parfaite, dans une certaine mesure tout notre être est transformé.
Ce processus est répété encore et encore, à des niveaux de plus en plus élevés, jusqu'à ce qu'enfin l'être entier soit complètement transformé et que rien ne soit inchangé. On est entièrement pénétré par la lumière de l'Éveil. Ceci est l'état de Samadhi parfaite - l'état dans lequel tout notre être et toute notre conscience, ayant été mis en accord avec notre Vision parfaite originelle, ont été entièrement transformés et transmutés, des niveaux les plus bas aux niveaux les plus hauts. C'est aussi, bien sûr, l'état d'Éveil ou de Bouddhéité. Le Chemin a alors été complètement accompli - il est, en fait, devenu le But - et tout le processus d'évolution supérieure a été achevé.
Avec cela nous arrivons à la fin de notre voyage. Au moins, nous sommes arrivés à la fin de ce voyage dans notre imagination. J'espère que ce voyage imaginaire que nous avons fait, et pendant lequel nous avons eu la compagnie de tant de gens, a été de quelque utilité tant pour ceux qui ont essayé de suivre le Chemin pendant quelque temps que pour ceux qui débutent dans l'étude et dans la pratique de l'enseignement du Bouddha, et que cela les aidera à suivre le noble chemin octuple du Bouddha, non pas seulement en imagination, mais dans la réalité.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.