Quand nous parlons de prise de conscience des « choses », nous parlons des choses matérielles telles qu'un livre ou une table. Nous parlons de tout notre environnement matériel, plein de tant d'objets différents. En bref, nous parlons de tout le domaine de la nature. La plupart du temps nous ne sommes que vaguement conscients des choses qui nous entourent, et nous n'en prenons conscience que de façon périphérique. Nous ne prenons pas réellement conscience de notre environnement, ni de la nature, ni du cosmos, et la raison pour cela est que nous nous arrêtons rarement, voire jamais, pour les regarder. Combien de minutes - pour ne pas dire d'heures - passons-nous chaque jour à ne faire que regarder quelque chose ? Nous n'y passons probablement même pas quelques secondes, et la raison que nous en donnons habituellement est que nous n'avons pas le temps. L'une des plus grandes accusations que l'on puisse peut-être porter sur la civilisation moderne est le fait que nous n'avons pas le temps de nous arrêter et de regarder. Nous pouvons passer près d'un arbre en allant au travail, mais nous n'avons pas le temps de le regarder, ni de regarder des choses moins romantiques, telles que murs, clôtures et maisons. Cela nous amène à nous demander ce que valent notre vie et notre civilisation moderne si nous n'avons pas le temps de regarder les choses. Dans les mots du poète :
Quelle est cette vie, si, pleins de soucis,
Nous n'avons pas le temps de nous arrêter et d'observer ?
Bien entendu, le poète a utilisé le mot « observer » pour la rime anglaise, et ce qu'il veut vraiment dire ce n'est pas observer dans le sens littéral, mais simplement voir et regarder. Le fait que nous n'ayons pas de temps pour cela est une chose dont il faut se souvenir. Mais, cependant, même si nous prenons le temps de nous arrêter pour regarder et essayer de prendre conscience, nous ne voyons presque jamais les choses en elles-mêmes. Ce qu'habituellement nous voyons est une projection de notre propre subjectivité. Nous regardons quelque chose, mais nous le voyons à travers le voile, le rideau, la brume, le brouillard de notre propre conditionnement mental.
Il y a quelques années, à Kalimpong, je me promenais avec un ami népalais, et nous nous arrêtâmes au pied d'un magnifique pin. Regardant le tronc lisse et la masse du feuillage d'un vert profond, je ne pus m'empêcher de m'exclamer : « Oh, quel bel arbre ! » Mon ami népalais, qui se tenait près de moi, répliqua : « Oh oui, c'est un bel arbre ! Il y a là suffisamment de bois pour faire le feu pendant tout un hiver ! » Il n'avait pas du tout vu l'arbre. Tout ce qu'il avait vu était une certaine quantité de bois de chauffage. La plupart d'entre-nous regardons le monde des choses matérielles de cette façon, et c'est une attitude dont nous devons nous libérer. Nous devons apprendre à regarder les choses, pour elles-mêmes, sans y mettre aucune trace de subjectivité, de préférence personnelle, ou de désir.
L'art bouddhique d'Extrême-Orient, c'est-à-dire l'art chinois et japonais, insiste beaucoup sur cette attitude, sur cette approche. A ce propos, il y a l'histoire d'un certain apprenti peintre qui demanda un jour à son maître, un artiste renommé, comment peindre des bambous. Le maître ne lui répondit pas alors de prendre son pinceau et d'appliquer certains traits sur la soie ou le papier. Il ne parla pas de pinceaux ou de pigments, ni même de peindre. Il dit seulement : « Si tu veux apprendre à peindre des bambous, apprends tout d'abord à voir les bambous. » Ceci est une pensée qui donne à réfléchir - le fait que nous nous précipitions pour peindre quelque chose, alors que nous ne l'avons même pas regardé - mais c'est pourtant ce que font beaucoup d'artistes, ou au moins beaucoup d'amateurs. Et ainsi, continue l'histoire, le disciple ne fit que regarder. Il vécut regardant des bambous. Il regarda les tiges, et il regarda les feuilles. Il les regarda dans la brume, sous la pluie, à la lueur de la lune. Il les regarda au printemps, en automne et en hiver. Il regarda de grands bambous, il regarda de petits bambous. Il les regarda quand ils étaient verts et quand ils étaient jaunes, quand ils étaient frais et souples, et quand ils étaient secs et fanés. Ainsi, il passa plusieurs années, à ne faire que regarder des bambous. Il prit véritablement conscience des bambous. Il les vit réellement. Et en les voyant ainsi, en devenant ainsi conscient d'eux, il devint un avec les bambous. Sa vie passa dans la vie des bambous. La vie des bambous passa dans sa vie. Alors, seulement, se mit-il à peindre des bambous ; et, bien sûr, vous pouvez être certains qu'il peignait de vrais bambous. En fait on pourrait même dire qu'il devint un bambou peignant des bambous.
Selon le bouddhisme, ou du moins selon le bouddhisme d'Extrême-Orient - les traditions de la Chine et du Japon, et surtout peut-être, les traditions du Tch'an et du Zen - ceci devrait être notre attitude à l'égard de toutes les choses matérielles. Ceci devrait être notre attitude à l'égard de toute la nature ; non pas seulement à l'égard des bambous, mais aussi du soleil, de la lune, des étoiles, de la terre ; à l'égard des arbres et des fleurs et des êtres humains. Nous devrions apprendre à regarder, apprendre à voir, apprendre à prendre conscience, et de cette façon devenir suprêmement réceptifs. Du fait de notre réceptivité nous deviendrons un, ou au moins nous nous fondrons avec toutes les choses ; et de cette unité, de cette réalisation d'affinité et de profonde unité, si nous sommes d'un tempérament artistique nous créerons, nous créerons véritablement.
'Vision and Transformation' © Sangharakshita, Windhorse Publications 1990, traduction © Christian Richard 2003.