La tendance progressive de la conditionnalité s'étend à tous les niyamas. Quand les conditions appropriées apparaissent dans chaque niyama, des processus apparaissent dans le niyama suivant. Des processus physiques et chimiques de l'utu-niyama forment la base de l'émergence de processus du bija-niyama : des organismes vivants émergent de processus physiques et chimiques, et en sont faits. La prise de conscience sensorielle et l'instinct, fonctionnant dans le mano-niyama, émergent quand les processus organiques du bija-niyama sont à l'origine des conditions nécessaires. La prise de conscience sensorielle et l'intelligence sont la base à partir de laquelle la conscience de soi émerge et le kamma-niyama entre en jeu. La croissance éthique consciente, conformément au kamma-niyama, crée les conditions pour l'émergence des processus auto-transcendants du dhamma-niyama.
Sangharakshita voit cette progression comme un mouvement continu, qu'il relie à l'idée de l'évolution. Un avertissement est cependant nécessaire ici. L'usage que fait Sangharakshita du terme n'implique aucune théorie particulière de l'évolution, et encore moins une sorte d'épiphénoménalisme matérialiste : la doctrine selon laquelle la conscience est simplement un dérivé de processus physiologiques. Ceci est bien sûr une vue, et même une vue nihiliste. Nous sommes sauvés des vues par le Bouddha, par sa vue juste du pratitya-samutpada, qui évite toute théorisation au sujet des processus autour de nous et en nous. Elle décrit simplement ce que nous pouvons observer : des règles qui nous permettent de dire : « en dépendance de ceci, cela apparaît », sans solliciter de question quant au pourquoi ou au comment.
Cet agnosticisme théorique – un exemple de la « réticence métaphysique » du Bouddha – s'applique autant à ce que ce Sangharakshita appelle l'ordre de conditionnalité progressif ou spiral qu'à l'ordre simplement cyclique ou réactif. L'émergence de processus plus complexes et sensibles à partir de processus plus simples, menant à l'apparition de l'individu conscient de lui-même puis à celle d'états de conscience plus élevés, est une émergence dont nous pouvons observer les preuves tout autour de nous, si nous incluons ce que nous disent « les sages ». Pourquoi cela se produit et ce qui l'actionne, voilà des questions auxquelles le bouddhiste n'a pas besoin de répondre. En fait, une réponse ne serait certainement pas profitable en termes de conduite d'une vie selon le Dharma, et impliquerait très probablement des vues erronées au sujet de choses qui entraveraient ou bloqueraient le progrès sur la Voie. Tout ce qu'il nous faut dire est que nous pouvons observer, directement et par description fiable, des règles dans le monde autour de nous et en nous qui permettent une progression d'organismes plus simples vers des organismes plus complexes et sensibles, et plus loin vers des états humains supérieurs, voire plus loin encore.
Sangharakshita fait ensuite le lien entre la tendance progressive au sein de la conditionnalité et l'idée de l'évolution, mais il ne considère pas que cette équation soit indispensable à sa présentation particulière du Dharma, en particulier parce qu'il est bien conscient que certains trouvent cela rebutant. Il fait ce lien pour tirer partie d'une idée avec laquelle beaucoup de gens sont déjà familiers et qui leur donne une large perspective sur le développement, mais aussi pour les aider à donner plus de sens à la vie spirituelle en la mettant dans un contexte plus large. Si nous pouvons voir la tendance progressive à l'œuvre dans la nature, nous pouvons reconnaître la continuité de ce que nous-mêmes essayons de faire en tant que bouddhistes avec tout ce qui se passe dans la vie tout autour de nous. Le processus de développement humain est un processus naturel.
Ayant cet avertissement fermement à l'esprit, regardons comment Sangharakshita fait le lien entre l'idée de l'évolution et la tendance progressive de la conditionnalité et les niyamas. Il parle d'une évolution de la conscience, en quatre phases.
Premièrement, une phase d'évolution aveugle de la conscience sensorielle ou instinctive au niveau de l'espèce, phase qu'il appelle « évolution inférieure », de l'utu-niyama jusqu'à l'émergence de la conscience de soi et donc du kamma-niyama.
Deuxièmement, une phase de croissance volontaire de la conscience de soi ou morale, dans le cadre du kamma-niyama, qui constitue l'« évolution supérieure » de la personne dans sa phase la moins élevée, incluant toutes les étapes depuis l'émergence de la conscience réflexive jusqu'à la première apparition de la prajña, à l'Entrée dans le courant.
Troisièmement, une phase de développement de la conscience transcendante, se déroulant spontanément indépendamment de la volition individuelle, une fois que l'on est entré dans courant, dans les processus du dhamma-niyama – c'est l'évolution supérieure dans sa phase la plus élevée.
Quatrièmement. une phase dans laquelle la conscience Éveillée s'épanouit plus encore, et de manière plus riche. Ici, les processus du dhamma-niyama se déroulent complètement au-delà des autres niyamas. Tant qu'un bouddha est vivant et a un corps, les trois niyamas inférieurs fonctionnent toujours – mais le kamma-niyama n'est pas pertinent ici, puisqu'il n'y a pas même de trace d'attachement au soi. Une fois le parinirvana atteint, à la mort physique, il n'y a plus que le dhamma-niyama et nous n'avons plus de catégorie pour décrire « ce qui se passe » ; ceci était une des questions posées par Vacchagotta, auxquelles le Bouddha dit qu'il n'était pas possible de répondre avec aucune des catégories de la pensée. Ici, nous entrons dans un mystère.
Ce mouvement progressif est clairement de caractère différent dans chaque phase, chacune étant dominée par un ordre de conditionnalité différent. Il y a cependant un élément commun à toutes les phases : un élan vers le haut, une élévation vers le niveau suivant. Nous avons la compréhension la plus directe de cet élan quand nous en faisons l'expérience en nous-même – dans la deuxième phase, celle de la croissance volontaire. Nous ressentons un profond désir intérieur d'aller au-delà de nous-même, tel que nous sommes maintenant, vers quelque chose de plus : il y a une combinaison de désillusionnement (samskara-duhkha) avec notre expérience présente, d'un sens d'attraction par quelque chose qui est plus loin (shraddha), et d'un engagement à avancer vers le but supérieur que nous pouvons voir. Tout ceci trouve son expression, dans le contexte bouddhique, dans l'acte d'Aller en refuge dans les Trois joyaux.
Dans la troisième phase, celle de développement transcendant au-delà de l'Entrée dans le courant, cet élan ne dépend plus de notre effort conscient : nous en faisons l'expérience comme d'un courant nous portant ou comme d'une volonté au-delà de la nôtre, qui guide nos actions : sous sa forme altruiste, c'est la « Volonté d'éveil », le bodhicitta.
La force motivante fonctionnant dans la quatrième phase défie la description, mais mène à une conduite qui est infailliblement bénéfique. Le Jina Amoghasiddhi incarne sans doute la « motivation » de l'esprit Éveillé : il incarne la contrepartie transcendante du skandha du samskara ou volition, il est à la tête de la famille du Karma, sa sagesse est celle de l'action toute-accomplissante, et son nom signifie « succès infaillible ». Dans son séminaire sur Le livre tibétain des morts, Sangharakshita dit : « (...) l'action d'Amoghasiddhi représente quelque chose de subtil, voire d'ésotérique. Ce n'est pas seulement l'action dans le sens ordinaire, brut et évident. (…) elle fonctionne de “manières inconnues” ». Ceci est peut-être ce que nous pouvons trouver de plus proche de cet élan : une force créative infaillible qui avance mystérieusement pour accomplir le bien pour tous.
Mais qu'en est-il de la première phase ? Quel est l'élan qui porte l'organisme en évolution vers le niveau suivant ? Quelque chose d'analogue à la volition peut être observé chez les organismes vivants : un désir de type instinctif, que ce soit pour la survie ou la reproduction, est le précurseur de ce qui émerge en nous en tant que notre volonté propre. Étendu assez loin dans des conditions suffisamment favorables, ce désir instinctif se transcende lui-même ou, pourrait-on dire, s'accomplit lui-même, en une volition consciente d'elle-même.
A des niveaux encore plus bas, les processus biologiques, chimiques et physiques ne peuvent pas même être caractérisés par des désirs, fussent-ils compris dans le sens le plus poétique, mais ils ont tout de même un élan qui, dans des circonstances appropriées, mène à la formation d'un organisme ayant une intelligence sensorielle. Il est intéressant de remarquer que la traduction de l'Atthasalini, un des textes qui font référence aux niyamas, traduit utu-niyama par « ordre calorique », ce qui semble être la compréhension habituelle de ce terme. Dans la théorie de l'Abhidharma, la chaleur est le dhatu ou élément qui provoque le changement et la transformation. Ceci indique l'élan inhérent même à la matière physique ou organique primitive. Ainsi, nous avons un principe dynamique qui est représenté par la « chaleur » aux niveaux les plus basiques, par le désir instinctif au niveau animal, par la volonté au niveau de l'être humain, et par le bodhicitta au niveau de l'Entrée dans le courant.
Voir les choses ainsi fait penser à la Wille de Schopenhauer qui, Sangharakshita le reconnaît, peut avoir influencé sa pensée. Le dhamma-niyama lui-même peut-il être l'élan progressif, qui conduit tout le processus évolutif, trouvant à l'Entrée dans le courant une expression qu'on ne peut arrêter, pour être finalement sans entraves à la bouddhéité ? Il y a des façons de lire les commentaires sources qui pourraient soutenir cette approche. En nous engageant sur cette route si tentante, nous nous aventurons cependant dangereusement près d'une théorie de l'évolution – en d'autres termes, d'une vue. Le pratitya-samutpada nous évite cet écueil en nous permettant de dire simplement ce que nous pouvons observer : en dépendance à ce niveau, ceci apparaît.
Sangharakshita voit la progression comme un élan continu, se manifestant à des niveaux toujours plus hauts, trouvant une expression entière lorsque le dhamma-niyama entre en jeu. Il ose parler ensuite, poétiquement, d'un « Aller en refuge cosmique », une phrase tout à fait ouverte à de mauvaises interprétations, étant parfois comprise, que ce soit par un enthousiasme erroné ou par une consternation tout aussi erronée, pour impliquer d'une façon ou d'une autre une intention consciente de la part du cosmos. Pour Sangharakshita, elle réfère simplement à l'élan qui peut être vu à tous les niveaux de l'évolution, du plus simple atome à l'épanouissement complet de la Bodhi. A tous les niveaux existe la possibilité d'une avancée vers ce qui est plus élevé, la possibilité d'une « transcendance de soi », pour utiliser une terminologie trouvée ailleurs dans l'œuvre de Sangharakshita. C'est ni plus ni moins cet élan vers le haut toujours possible qui est l'Aller en refuge cosmique.
Si cette terminologie, et tout le langage de l'évolution inférieure ou supérieure qui y est lié, a une valeur, c'est de faire apparaître la continuité de cette tendance progressive, et donc la continuité de nos propres efforts sur la Voie, des processus qui se produisent naturellement tout autour de nous, et des forces qui sont à l'œuvre dans l'esprit même du Bouddha. Ce que nous ressentons comme un désir en nous-même n'est pas simple accident. C'est une tendance, voire un élan, qui se trouve au sein des choses et qui émerge maintenant dans notre conscience. L'univers coopère avec nous dans nos efforts pour suivre la Voie – ou, plutôt, nos efforts conscients coopèrent avec la tendance évolutive existant dans l'univers.
Comprendre ceci nous donne une attitude essentielle à l'avancement sur la Voie : une ouverture humble et consciente à des processus qui sont bien plus grands que notre propre petit soi. Cette disposition est indispensable, même si l'on n'adopte pas la terminologie de l'évolution ou si l'on trouve la phrase « Aller en refuge cosmique » trop problématique.
Que ce soit en ces termes ou non, la reconnaissance de la tendance progressive dans le pratitya-samutpada est essentielle pour vivre sa vie selon le Dharma. Nous avons besoin d’être confiant dans le fait qu’il est possible d’aller au-delà de notre niveau de conscience présent et de réaliser complètement que ceci ne peut être fait qu’en créant les conditions à partir desquelles émergent de nouveaux niveaux. Sans cette confiance et cette compréhension, nous n’allons pas nous appliquer à mettre en place les conditions nécessaires.
Tout d’abord, il nous faut être convaincu qu’il y a un kamma-niyama, un ordre karmique de conditionnalité. Ce n’est que lorsque nous avons cette foi que nous faisons un effort pour créer les conditions nous permettant de croître plus avant. Nous pratiquerons le shila, agissant de façons utiles pour nous et pour les autres, en accord avec les préceptes ; avec le samadhi, nous développerons des états de mentaux sains ; et nous aurons une compréhension aussi claire que possible du Dhamma par le développement de la shruta-maya-prajña, de la cinta-maya-prajña et de la bhavana-maya-prajña. Ces efforts vont être à l’origine d’états de conscience plus élevés et plus riches, et vont nous mettre de plus en plus en harmonie avec la façon dont sont les choses.
Puis, nous devons avoir foi en l’existence d’un dhamma-niyama, d’un ordre de conditionnalité dharmique. Ce n’est qu’à ce moment que nous aurons confiance que nous pouvons lâcher prise de notre soi et abandonner notre volition individuelle. Nous allons systématiquement nous détromper de l’illusion d’un soi fixe et lâcherons délibérément prise de notre attachement à ce soi, par la pratique de la prajña et de la méditation vipashyana. Ceci créera les conditions en dépendance desquelles le courant spontané pourra apparaître, qui nous portera jusqu’à la bouddhéité.
Voilà donc la foi fondamentale dont nous avons besoin pour vivre une vie dans le Dharma : une croyance dans les ordres de conditionnalité karmique et dharmique. Nous n’avons aucun besoin de croire en des réalités métaphysiques ou en des agents hors de notre expérience – nous n’avons aucun besoin d’éternalisme. Mais cette absence de toute force ou de tout être éternel ne doit pas impliquer un sens nihiliste qu’il n’y a ni signification ni direction à la vie. La foi dont nous avons besoin pour la vie selon le Dharma découle de ce que nous pouvons établir par analyse logique claire et valider à chaque moment de notre expérience : tout apparaît en dépendance de conditions. Dans cette apparition conditionnée se trouve une possibilité de progrès : ceci, nous pouvons le vérifier une fois encore par notre observation de la nature, en ce qui concerne les niyamas inférieurs. Concernant le kamma-niyama, nous pouvons reconnaître sa force dans notre vie : nous pouvons sentir en nous la force de notre propre désir de nous développer et assister à la façon dont nos actions habiles et favorables mènent à un changement progressif dans notre conscience. Si nous n’avons pas d’expérience propre du dhamma-niyama, nous pouvons nous en référer à notre connaissance du Bouddha et de ses disciples éveillés au fil des siècles, car le Bouddha est un exemple qui incarne l’ordre dharmique de conditionnalité. Lire au sujet du Bouddha et d’autres grands héros du Dharma, étudier leurs paroles, autant que nous les pouvons, tout cela renforce notre conviction du fait qu’il y a un dhamma-niyama avec lequel nous pouvons nous aligner, afin de pouvoir nous libérer de la souffrance.
Revering and Relying upon the Dharma © Subhbuti, 2010, traduction © Ujumani 2012.