< (5/5)
Si nous avons cette foi dans la tendance progressive dans la réalité, en particulier sous la forme du kamma-niyama et du dhamma-niyama, alors nous pouvons pratiquer le Dharma de tout cœur. Nous nous alignons avec la tendance progressive en assemblant les conditions qui nous feront avancer d’un niveau vers l’autre. C’est quelque chose que nous pouvons faire méthodiquement en suivant le système de méditation de Sangharakshita, avec ses quatre étapes progressives et sa cinquième étape « sans étape », système qui est le cadre de l’approche de la méditation au sein de la Communauté bouddhiste Triratna. Le système fonctionne avec les cinq niyamas, nous mettant dans une relation avec chacun d’eux qui permet à la forme de conditionnalité spirale ou progressive de se dérouler en nous. Quoiqu’il soit nommé système de méditation, c’est réellement beaucoup plus que cela et comprend des étapes que nous devons suivre dans tous les aspects de notre vie.
Le stade de l’unification nous enracine dans notre prise de conscience de l’utu-niyama, du bija-niyama et du mano-niyama, tels que nous les rencontrons directement. Il commence avec une attention de base portée au corps, par la kayanupashyana et la vedananupashana. Sans cette attention aux sensations corporelles et aux émotions, la conscience sera dans une certaine mesure déformée et irréelle, et donc incapable d’évoluer de manière équilibrée. L’unification, ici, inclut des sujets tels que prendre bien soin de notre corps, en tant que véhicule de notre évolution future. Si nous ne nous soucions pas de la santé de notre corps, qui est un paquet d’apparitions conditionnées des trois premiers ordres de conditionnalité, il sera la cause de nombreux obstacles à notre pratique du Dharma.
L’unification d’énergies du mano-niyama est plus exigeante encore que l’attention au corps. Les instincts et les conditionnements qui forment notre caractère mental de base sont plus insaisissables et peuvent être très complexes. Cependant, si nous ne connaissons pas dans une certaine mesure notre propre nature, les conditions du mano-niyama telles qu’elles se manifestent en nous-même, nos propres efforts seront constamment sapés. Nous avons besoin d’être d’une manière ou d’une autre conscient des exigences des instincts de notre nature animale, afin qu’elle ne nous domine pas. Nous avons besoin de reconnaître l’influence qu’a sur nous notre propre conditionnement familial et culturel, dans la détermination de nos réponses dans le cadre du mano-niyama. Nous devons aussi avoir une certaine compréhension de notre type de caractère particulier, de notre « forme » mentale, tels qu’ils sont indépendamment de nos propres choix. L’acceptation de notre propre nature et de nos conditionnements de cette façon est une partie primordiale des débuts de la vie spirituelle. Tout ceci est de valeur neutre – aucun blâme ne s’attache à nous du fait de notre forme de base, de la forme particulière de notre caractère, de notre contexte et des expériences de notre enfance. Pour être karmiquement responsable, cependant, il nous faut avoir une compréhension globale de nous-même dans ce registre, afin de pouvoir agir de manière habile et favorable en prenant en compte qui nous sommes vraiment. Tout ceci est la tâche du stade de l’unification.
Le stade de l’émotion positive fonctionne essentiellement avec le kamma-niyama. Ceci veut dire essayer d’être éthique afin que, guidées par les préceptes, nos actions soient de plus en plus utiles à soi et aux autres. Ceci veut aussi dire traiter les motivations sous-jacentes en cultivant délibérément les intentions utiles, les états mentaux habiles et favorables, par la pratique de la méditation. Y sont aussi incluses la communication et l’amitié véritables, en particulier dans le contexte de la Sangha. Ces efforts de shila et de samadhi porteront progressivement leur fruits, selon la loi du karma. On fera l’expérience de l’émergence d’états de conscience plus profonds et plus riches – et pas seulement durant la méditation. On aura un sens plus durable de satisfaction et de confiance en soi, on ressentira une plus grande harmonie avec les autres et plus de sympathie, on aura une sensibilité esthétique plus subtile, on demeurera plus fréquemment en dhyana. Si cela n’est pas notre expérience, c’est parce que nous n’avons pas mis en place les conditions pour cela, par l’unification et l’émotion positive : nous n’avons pas encore travaillé suffisamment avec les niyamas inférieurs et avec le kamma-niyama.
Le kamma-niyama entre en jeu quand apparaît la conscience de soi. Travailler avec les possibilités progressives dans le kamma-niyama nous demande d’avoir un sens de nous-même en tant que personne éthique et responsable. Il nous faut être capable de nous tenir à côté du flux de notre expérience et d’identifier un soi à qui appartienne l’expérience et qui soit capable de choisir d’agir de façon favorable et habile plutôt que de façon défavorable et malhabile. Cette conscience de soi est initialement assez brute, impliquant un sens de nous-même assez rigide, en tant que quelque chose de réel et de séparé. Une des conséquences du développement dans le cadre du kamma-niyama, quand nous pratiquons l’étape d’émotion positive, est que le sens de soi devient plus flexible et s’interpénètre avec le monde qui nous entoure avec plus de sympathie. Ce sens de soi s’appuie cependant toujours sur une illusion profonde et quasi-instinctive qui doit être transcendée. Bien que l’idée de soi soit essentielle si l’on veut travailler avec la tendance progressive dans le kamma-niyama, c’est simplement une idée, une idée limitée et de façon ultime limitante. Nous devons l’abandonner, afin qu’un nouvel ordre de conditionnalité puisse prendre la suite.
Le dhamma-niyama fonctionne au-delà de notre volonté ; pour qu’il se manifeste en nous, il nous faut donc renoncer à l’illusion d’un soi indépendant. C’est la fonction de l’étape de mort spirituelle. Avec des pratiques telles que la contemplation des six éléments, nous voyons clair dans notre auto-identité, et l’abandonnons. Si, à l’aide de conditions propices dans le kamma-niyama, nous avons créé une conscience suffisamment raffinée et sensible, alors cette renonciation à une auto-identité fixe crée l’espace dans lequel le dhamma-niyama peut fonctionner spontanément au travers de nous.
L’étape de renaissance spirituelle nous entraîne à complètement vénérer le dhamma-niyama, à complètement nous y fier, nous reposant sur ce qui se déroule en nous lorsque nous abandonnons notre attachement à nous-même. Cela veut dire laisser fonctionner à travers nous une nouvelle force motrice supra-personnelle, maintenant que nous avons renoncé à notre volonté auto-référante. Ici, la façon la plus efficace de pratiquer est d’entrer dans le monde de l’imagination archétype, en particulier par la visualisation de bouddhas et de bodhisattvas. Nous alimentons notre imagination illuminée avec des figures archétypes qui incarnent le dhamma-niyama, et nous nous entraînons ainsi à nous soumettre de plus en plus volontairement au mouvement, inhérent dans la réalité, qui mène à la bouddhéité et au-delà.
Le stade de non-pratique, dans lequel nous sommes « juste assis », est entrepris en parallèle de chaque étape du système de méditation. À chaque stade il a une signification un peu différente, mais on pourrait en parler comme permettant à la tendance évolutive de se développer naturellement en nous-même, sans aucun effort pour générer quoi que ce soit. L’effort, ici, consiste à rester conscient de notre propre esprit, avec une profonde confiance dans la tendance progressive dans la réalité, telle que nous la sentons en nous, aussi faible soit-elle.
La vie dans le Dharma, dont l’exemple est donné ici avec le système de méditation, dépend de notre foi en la tendance progressive de la conditionnalité, en particulier telle que manifestée dans le kamma-niyama et le dhamma-niyama. On doit avoir confiance dans le mécanisme qui, si l’on peut dire, rend le progrès possible, si l’on veut s’exercer sur la voie et venir à bout de ses nombreux obstacles et difficultés. Mais cela ne suffit pas. Même cette foi ne peut être soutenue s’il n’y a pas un point focal pour notre dévotion, un objet plus élevé pour nos aspirations, vers lequel nous pouvons lever les yeux et que nous pouvons vénérer. S’il n’y a pas de tel objet élevé de dévotion, le progrès doit apparaître comme un progrès du soi – ce qui n’est réellement pas un progrès. Le progrès, en fin de compte, est un progrès dans la transcendance de soi. Pour qu’un vrai progrès soit possible, que ce soit au niveau du kamma-niyama ou à celui du dhamma-niyama, il doit y avoir un abandon du soi à quelque chose qui est au-delà de soi, et que l’on sert et dont on dépend.
Sangharakshita voit le Bouddha historique comme le point focal de la dévotion, et croit que si nous voulons préserver l’intégrité du Dharma, nous devons le garder très au centre, en ne permettant pas à d’autres figures d’usurper sa place. Tous les autres bouddhas et bodhisattvas ont leur signification au travers de lui : ce sont des explorations imaginées de la nature intérieure du Bouddha, des personnalisations de ses qualités d’Éveil. Toutes les figures trouvées sur l’arbre de refuge de la Communauté bouddhiste Triratna, imaginé par Sangharakshita, réalisent leur signification au travers de Shakyamuni.
Ce n’est pas qu’une question de respect de notre grand maître et guide humain. Si nous voulons vraiment nous donner à quelque chose, ce doit être à quelque chose de plus qu’humain. Le Bouddha a atteint et est venu à incarner quelque chose qui va complètement au-delà de notre compréhension humaine. Pour cette raison, Sangharakshita suggère de façon provocante que nous devrions voir le Bouddha en tant que Dieu bouddhiste – le « Dieu qui n’a pas créé l’univers » ! Cette proposition ironique défie les interprétations humanistes du Bouddha, nous invitant à reconnaître qu’il est « allé complètement au-delà » et qu’il demeure dans une sphère à laquelle nous n’avons pas d’accès direct. La dévotion, ici, implique quelque chose d’un respect plein d’admiration – du sacré ou du divin.
La dévotion commence où fléchit la compréhension rationnelle. La foi dans le Bouddha Shakyamuni, en tant que notre idéal et que réalisation de la tendance progressive au sein de la conditionnalité, prend le pas quand s’épuisent les explications rationnelles. La vue juste, sous la forme du pratitya-samutpada compris dans les termes des deux tendances et des cinq niyamas, nous donne la compréhension dont nous avons besoin pour suivre la Voie. Mais elle nous apporte peu en termes d’explication : pourquoi une chose apparaît-elle en dépendance d’une autre ? Qu’est-ce qui fait avancer l’évolution ? En particulier, elle ne nous donne aucune compréhension de ce qui se trouve au-delà de ce qui est simplement humain. Quelle est la nature de l’expérience du Bouddha, en particulier après son parinirvana ? Sangharakshita a été intrigué et inspiré par le Sutta Garava (SN, 6, 2) dans lequel nous trouvons que même le Bouddha a besoin de vénérer quelque chose et de s’y fier – il voit qu’il n’y a que le Dharma qu’il puisse révérer. Il est clair qu’ici le Dharma n’est pas que son propre enseignement : cela doit être quelque chose de plus qu’un principe, car on ne peut guère révérer un principe. Sur quoi le Bouddha s’appuie-t-il ?
Nous devons accepter les limites de la compréhension rationnelle et faire attention à une terminologie qui semble expliquer l’inexplicable en tombant inévitablement dans les absolus de l’éternalisme. Nous devons aussi ne pas tomber dans le piège d’un rejet nihiliste de toute signification et de toute valeur parce que nous avons atteint les limites de la raison. Le bouddhisme nous invite à accepter que le Dharma transcende notre compréhension rationnelle. Il n’a pas de « manie de l’explication », comme le dit Sangharakshita. La certitude est mauvaise pour vous, d’un point de vue spirituel, que ce soit au sujet de vos propres expériences ou à celui de la nature des choses : il y a de la sagesse dans l’insécurité. Le bodhisattva se tient dans une position qui est dépourvue de tout soutien, comme le dit le Ratnagunasamcayagatha. Nous devons accepter qu’il y a un mystère au-delà de ce que la raison est capable de nous dire. « Ce dont on ne peut parler, on doit le laisser dans le silence. » (Wittgenstein, derniers mots du Tractatus Logico-Philosophicus).
Le fait que la raison ait des limites ne veut pas dire que l’on ne peut pas approcher ce mystère ou y entrer, mais on doit le faire avec une faculté autre que la raison. Cette faculté est l’imagination spirituelle qui transcende la raison, utilisant le langage du rituel et de la dévotion, de la poésie et de l’art, du symbole et de l’archétype, en particulier sous la forme des bouddhas et bodhisattvas visionnaires du sambhogakaya. Les bouddhas et les bodhisattvas nous mènent dans les profondeurs de qui est le Bouddha, nous donnant un aperçu imaginatif de son Éveil et une relation avec celui-ci.
Sangharakshita suggère que le besoin de donner un contenu à ce que le Bouddha vénérait et auquel il se fiait a été satisfait dans les Sukhavati-vyuha-sutras par l’image du bouddha Amitabha, le bouddha qui est si l’on peut dire au-delà du Bouddha. Ce que le Bouddha lui-même vénère ne peut être un corpus d’enseignements, ni non plus simplement un principe ; mais ce ne peut être une sorte de Dieu-créateur universel. Nous le comprenons mal, cependant, si nous y pensons comme étant impersonnel : comme le dit Sangharakshita, si nous le voyons comme impersonnel, nous le « ressentirons » comme sous-personnel, puisque notre expérience ordinaire ne traite que des catégories de ce qui est personnel ou sous-personnel (ou, si vous préférez, le kamma-niyama d’un côté, et les utu, bija et mano-niyamas de l’autre). Dans son livre Les Trois joyaux, Sangharakshita dit : « Le dharmakaya n’est pas impersonnel dans le sens d’exclure complètement et entièrement la personnalité, car cela serait s’identifier avec un des deux termes opposés, alors que la vérité est que, étant non-différent de la Réalité absolue [!], le dharmakaya transcende tous les opposés, quels qu’ils soient. » Dans la mesure où il est quasiment impossible de considérer quelque chose qui ne soit pas inclus dans l’un ou l’autre de ces deux opposés, il est plus précis de penser à l’objet de la vénération du Bouddha – ou, mieux, de l’imaginer – comme étant supra-personnel plutôt que soit personnel soit impersonnel. C’est ce que représente la figure du bouddha Amitabha : le bouddha éternel vers lequel même le Bouddha historique lève les yeux. Son image est une nourriture pour l’imagination illuminée, que nous devons prendre et continuer là où il est trop haut pour que la raison puisse encore voler.
Mais les symboles et les archétypes sont multivalents. Même ces figures visionnaires sont capables d’être trompeuses, à moins qu’elles ne soient liées à une compréhension et une expression claires de la Vue juste – après tout l’auteur d’un attentat-suicide peut être inspiré par un archétype. Sangharakshita considère que tous les archétypes bouddhiques ont besoin d’être ancrés dans l’image du Bouddha historique, qui a énoncé le pratitya-samutpada. La signification complète des bouddhas et bodhisattvas archétypes ne peut être clairement reconnue que si on les voit au travers du Bouddha Shakyamuni : ils en représentent la réalité intérieure, et ils ont émergé de sa personnalité historique.
Pour Sangharakshita, la figure du Bouddha historique est la clef. Au lieu d’avoir recours à des abstractions, nous devrions nous focaliser sur sa vie et sur son enseignement, pour nous donner la confiance et le courage dont nous avons besoin pour pratiquer le Dharma sans danger de tomber dans des vues. Nous pouvons plonger plus profondément dans le mystère de sa nature Éveillée en contemplant et en vénérant les bouddhas et bodhisattvas archétypes qui incarnent son caractère intérieur : ce faisant nous engagerons notre imagination exaltée, au-delà de la simple raison et des simples émotions. Le Bouddha Shakyamuni est un exemple de la Voie ; il incarne aussi le processus inhérent à la réalité, qui rend la bouddhéité possible. Quand nous contemplons le Bouddha, nous tenons devant nous le fait que le potentiel progressif de la conditionnalité est toujours présent et se réalise à chaque fois que nous choisissons de mettre en place les conditions en dépendance desquelles il se déroule. La Vue juste consiste à voir ceci clairement, sans l’éternalisme des abstractions réifiées ou le nihilisme d’un univers sans signification ni valeur. Ceci est la position « philosophique » fondamentale de la Communauté bouddhiste Triratna, dans la mesure où elle suit la présentation particulière du Dharma faite par Sangharakshita.
Revering and Relying upon the Dharma © Subhbuti, 2010, traduction © Ujumani 2012.