Ces expériences ont aidé Sangharakshita à comprendre l’enseignement du Bouddha et ont alimenté sa contemplation de cet enseignement, en particulier sous la forme de réflexions sur l’Aller en refuge dans les Trois joyaux, sur la nature de l’Entrée dans le courant et du bodhicitta, le menant à des idées sur l’évolution inférieure et supérieure. C'est ainsi qu'il est arrivé à sa propre présentation de la Vue juste.
Pour lui, comme pour le Bouddha, l'expression fondamentale de la Vue juste est le pratitya-samutpada, la coproduction-conditionnée, qui en un sens n'est pas du tout une vue ; ce n'est pas une théorie au sujet des choses mais une description de ce que nous pouvons en fait voir et savoir au sujet de tous les éléments de notre expérience. C'est la voie moyenne entre l'éternalisme et le nihilisme. Cela évite l'éternalisme car tout apparaît en dépendance de conditions et est donc impermanent ; cela évite le nihilisme car cela contient la possibilité d'une voie de transcendance de soi.
Dans sa présentation classique, la vue pénétrante fondamentale du Bouddha montre que tout aspect de l'expérience que nous choisissons d'examiner peut être vu comme apparaissant en dépendance de conditions et, ces conditions cessant, cesse lui-même. Beaucoup de choses s'ensuivent. En particulier, la conditionnalité entraîne et est entraînée par les trois lakshanas : ce qui est conditionné ne peut être permanent, ne peut avoir d'existence substantielle, et ne peut offrir de satisfaction durable. Mais la conditionnalité implique aussi une interdépendance dynamique de toutes les choses, internes et externes. Il n'existe pas de procession simplement coïncidente d'événements autrement indépendants, impermanents et insubstantiels. Il existe un lien entre un événement et ce qui le suit. Un ensemble d'événements en conditionne un autre. À partir d'un ensemble donné d'événements, un ensemble particulier d'événements doit apparaître – et pas un autre.
Le fait de la conditionnalité ne nécessite aucune théorie quant au mécanisme précis par lequel sont reliées les conditions et ce qu'elles conditionnent. C'est simplement ce que nous pouvons observer en nous et tout autour de nous, c'est simplement la façon dont sont les choses. Il y a des règles ou un ordre à l'enchaînement des événements. Tout est ordonné ou régulé dans le sens où, dans les grandes lignes, les mêmes effets apparaîtront à partir des mêmes conditions.
Le pratitya-samutpada est, de ce point de vue, le principe général de relations ordonnées entre des conditions et leurs effets. Ce principe s'exprime dans un nombre vaste, et peut-être infini, de lois possibles qui gouvernent la relation entre des conditions particulières et ce qu'elles conditionnent – bien que les métaphores de la « loi » et du « gouvernement » n'impliquent ici absolument aucun agent externe ou faiseur de lois. Par exemple, la loi de la gravité décrit simplement une régularité prédictible dans la relation entre deux objets. C'est cette nature ordonnée des choses qui nous permet de fonctionner en relation avec elles – s'il n'existait un tel ordre, la vie ne serait pas possible.
Bien que le fait du pratitya-samutpada soit essentiel à notre survie dans le sens le plus fondamental, son importance pour la vie selon le Dharma est plus spécifique. Notre capacité à trouver la libération de la souffrance dépend du pratitya-samutpāda non seulement parce que la libération est une compréhension complète de ce principe, mais aussi parce que la libération est possible du fait qu'il y a des règles ou des lois dans le schéma global du pratitya-samutpada qui la rendent possible. Une fois que nous avons compris la nature de la réalité en tant que pratitya-samutpada et en sommes entièrement convaincus, nous nous alignons avec ces règles ou lois qui nous mènent à la libération. La libération aussi apparaît en dépendance de conditions : il y a des règles qui gouvernent le développement spirituel et la réalisation spirituelle.
Afin de comprendre ceci plus avant, il nous faut considérer la variété des relations conditionnées. Dans les suttas, le Bouddha se réfère à diverses sortes, mais elles ne sont jamais clairement classées. Cette tâche a été entreprise plus tard et a été consignée par Bouddhaghosha dans ses commentaires sur le Tipitaka. Bouddhaghosha exposa cinq niyamas avec lesquels on peut grouper toutes les relations conditionnées. Niyama veut dire retenue, limitation ou nécessité, et se réfère dans ce contexte aux catégories de relations nécessaires dans le principe de conditionnalité – aux cinq classes ou ordres de règles par lesquelles ce qui est conditionné est lié à des conditions.
Cette classification a eu une influence majeure sur la compréhension qu’a Sangharakshita du pratitya-samutpada et sur la présentation qu’il en a faite, bien qu’il en ait donné sa propre interprétation, laquelle est sous certains aspects différente de celle qui se trouve dans les commentaires et en particulier de compréhensions modernes de ceux-ci. Dans sa présentation des niyamas, il utilise pour expliquer ces cinq catégories des concepts modernes que l’on ne trouve pas dans l’Inde ancienne, et il donne à certaines d'entre elles des significations assez différentes de ce que l’on trouve dans les sources. Il fait probablement cela sur la base de l’interprétation de Mme Rhys-Davids. Il est important de reconnaître que ce que nous avons maintenant est un enseignement qui sous certains aspects est suffisamment différent pour être considéré comme nouveau, bien que basé sur le principe essentiel, trouvé chez Bouddhaghosha, selon lequel la conditionnalité dans sa totalité comprend différents « ordres ». L’analyse faite par Sangharakshita n’est cependant pas du tout incohérente avec l’enseignement du Bouddha tel qu’on le trouve dans les suttas – ni, il faut le dire, avec ce qui semble être l’apport des commentaires eux-mêmes.
Bien qu’une grande partie de ceci nous soit familière, il vaut la peine de présenter l’enseignement dans son entièreté tel que Sangharakshita le comprend, de telle sorte que sa signification complète en tant que présentation de ce qu’est la voie moyenne entre éternalisme et nihilisme soit présentée clairement. Il est bon aussi de le détailler afin qu’il puisse être vu dans le contexte de la présentation globale du Dharma faite par Sangharakshita.
Le pratitya-samutpada veut dire que l’on peut discerner des schémas de règles entre les conditions et ce qu’elles conditionnent. Ces schémas de règles peuvent être groupés en cinq catégories, les cinq niyamas : utu, bija, mano, kamma et dhamma.
L’utu-niyama est la somme totale des règles trouvées dans la matière physique non vivante : c’est le sujet des sciences de la physique et de la chimie – les conditions qui gouvernent le domaine minéral. Cela inclut les lois de la gravité, de la thermodynamique, les lois gouvernant les réactions chimiques, l’électricité, la structure des atomes, etc.
Le bija-niyama est fait de toutes les relations conditionnées qui s’appliquent aux organismes vivants, aux règnes végétal et animal : c’est le sujet de la biologie, de la botanique, et de la physiologie. La photosynthèse, la transmission génétique et la circulation du sang sont des exemples de bija-niyama.
Le mano-niyama est la somme des règles qui ordonnent le règne animal, lequel est fait de tous les organismes qui ont une perception sensorielle, et il est étudié par la zoologie et une grande part de la science du comportement. On y trouve les processus de perception, les réflexes et les réactions de réponse aux stimulus, et les instincts. Y sont incluses des réponses très complexes et intelligentes comme les remarquables instincts migratoires et des stratégies de survie apparemment très astucieuses.
Ces trois niyamas sont tous à l’œuvre en nous : des règles de relations conditionnées de ces trois catégories gouvernent notre corps et notre intelligence sensorielle et instinctuelle. C’est dans ces niyamas que prend place ce que Sangharakshita appelle l’« évolution inférieure ». Les deux niyamas restants sont ce qui rend possible l’« évolution supérieure ».
La conditionnalité de kamma-niyama entre en jeu quand l’intelligence devient auto-réflexive, capable de former une idée du soi en tant que centre d’action et d’expérience. Le kamma-niyama est fait des règles qui sont trouvées dans la relation entre l’agent conscient de lui-même et les effets de ses actions, que ce soient des actions de corps, de parole ou d’esprit. Les effets qui apparaissent avec ce niyama sont de deux ordres : intérieurs et extérieurs. Alors qu’il est plus difficile de savoir avec certitude si quelque chose qui nous arrive est, par le kamma-niyama, le résultat de nos actions passées, il est relativement aisé d’observer la façon dont nos actions re-forment notre esprit tandis qu’il réapparaît d’un moment à l’autre dans cette vie – voire même la façon dont il réapparaît d’une vie à l’autre.
Le kamma-niyama est le terrain de l’éthique. Les actions qui sont basées sur des états d’esprit favorables et utiles tendant globalement à mener à des effets bénéfiques dans le monde, à un retour plaisant venant de ce qui nous entoure, à un plus grand degré de satisfaction et d’épanouissement intérieurs, et à une expérience plus profonde et plus riche. Les actions inutiles ont bien sûr l’effet opposé, en accord avec l’ordre karmique de la conditionnalité. Pratiquer l’éthique, c’est accorder ses actions avec la façon dont sont les choses. L’éthique est naturelle : ce qui rend une action éthique ou non éthique est inhérent à la nature des choses. La réalité est éthique, de manière inhérente.
Le dhamma-niyama est présenté dans les commentaires sources comme expliquant des sujets tels que la raison pour laquelle un « tremblement de terre du monde entier » se produit à chacune des étapes majeures de la vie d’un bouddha. De récentes discussions au sein du Théravâda semblent le comprendre comme le principe fondamental même de la conditionnalité, incluant tous les autres, ou comme une sorte de catégorie « divers » ayant en charge tout ce qui ne rentre pas dans une autre catégorie. Sangharakshita, cependant, y lit une signification bien plus spécifique. Le dhamma-niyama comprend les processus conditionnés au moyen desquels apparaissent les bouddhas. Ces processus sont en particulier représentés par la séquence de facteurs positifs qui apparaissent à l’Entrée dans le courant. On pourrait dire que c’est le courant dans lequel on entre.
La bouddhéité n’est pas un événement dû au hasard, ni une chose qui est donnée ; elle est obtenue en établissant une suite de conditions, chaque condition apparaissant selon le pratitya-samutpada après celle qui la précède. On atteint la bodhi en exploitant des règles inhérentes à la réalité : la capacité à atteindre l’Éveil fait partie de la façon dont sont les choses.
Les niyamas permettent de classer toutes les règles de relations conditionnées et de les arranger en une hiérarchie des degrés de conscience qu’elles soutiennent, de la non-conscience inorganique jusqu’à l’esprit entièrement Éveillé – des relations conditionnées fonctionnant dans l’utu-niyama jusqu’à celles fonctionnant dans le dhamma-niyama. Chacun des niyamas n’est cependant pas un système séparé, mais un système en nombreuses et complexes interrelations avec les autres. De façon plus significative encore, des processus dans un niyama peuvent donner naissance à des processus dans un autre. Le mouvement est possible d’un niveau supérieur vers un niveau inférieur – et bien sûr d’un niveau inférieur vers un niveau supérieur. Nous pouvons distinguer ainsi deux tendances dans la totalité du pratitya-samutpada. Il y a des processus qui restent au même niveau, avançant en un cycle constamment renouvelé, comme on le voit dans le cycle de la naissance et de la mort des espèces animales, ou dans la formation et l’érosion des montagnes. Et il y a des processus qui passent d’un niyama au suivant, que ce soit vers le haut, quand des organismes vivants émergent d’une soupe chaude d’acides aminés (des processus du bija-niyama émergent de ceux de l’utu-niyama), ou bien vers le bas, quand meurt une plante (des processus du bija-niyama retournent vers ceux de l’utu-niyama). Au sein de la totalité de la conditionnalité, Sangharakshita qualifie respectivement de cyclique et de progressive les directions horizontale et verticale (la possibilité de progression prise comme impliquant la possibilité de régression).
Au sein de la conditionnalité, la tendance progressive a deux étapes. Tout d’abord, la progression est aveugle : l’organisme ne dirige pas consciemment sa propre émergence vers des formes plus complexes et plus conscientes. Cependant, une fois la prise de conscience de soi apparue, faisant entrer le kamma-niyama en jeu, un effort délibéré doit être fait pour avancer plus avant. Sangharakshita décrit cette seconde étape, consciente cette fois-ci, au sein de la tendance progressive, comme le développement de l’esprit créatif par la conditionnalité en spirale.
L’émergence de la conditionnalité du kamma-niyama marque donc la transition vers le développement conscient. Dans le kamma-niyama, le progrès nécessite la subordination consciente des instincts appartenant au mano-niyama à la prise de conscience éthique. Si cela ne se produit pas, alors la conscience de soi est distraite ou dégénère, en accord avec la séquence de conditionnalité « réactive » qui est décrite dans les douze nidanas « cycliques ». Selon le schéma traditionnel, cela veut dire errer dans la dugati, les quatre « mondes de souffrances » trouvés dans la Roue de la vie tibétaine : l’enfer, le pretaloka, le monde animal et le monde des asuras, tous mondes représentant des formes déformées de conscience de soi – des variétés de culs-de-sacs évolutifs.
Si la prise de conscience éthique prédomine, et que l’on oriente ses actions de corps, de parole et d’esprit vers ce qui est habile et favorable, alors la conscience émerge dans des formes de plus en plus subtiles et raffinées, de plus en plus étendues au-delà d’une autoréférence étroite. Pour compléter la correspondance avec le schéma des six mondes : on progresse alors dans la sugati – le monde humain et celui des dieux.
La possibilité progressive au sein du kamma-niyama est faite de la séquence d’étapes menant à l’Entrée dans le courant, séquence qui est diversement décrite dans la tradition. Dans la trishiksa c’est le shila et la samadhi ; dans la chaîne des nidanas ce sont les étapes de la shraddha à la samadhi. Alors que la conscience émerge en des formes de plus en plus sensibles et pures, elle devient de moins en moins autoréférente et est de plus en plus en accord avec les choses telles qu’elles sont réellement. Progressivement, la tendance à l’attachement égoïste diminue suffisamment pour qu’un autre processus entre en jeu : celui du progrès selon le dhamma-niyama, qui commence à l’Entrée dans le courant avec l’apparition de la prajña ou du yathabhutajñanadarshana, et qui continue jusqu’à la bouddhéité.
Ce processus de dhamma-niyama se développe naturellement selon sa propre dynamique interne, chaque étape émergeant, plus élevée, de celle qui la précède, par un élan inhérent – et d´sormais irréversible. Dans le cas des quatre niyamas inférieurs, toutes les directions sont possibles : il peut y avoir un cycle de conditions, ou bien des conditions peuvent émerger selon le niyama suivant – ou bien il peut y avoir une dégénérescence, dans laquelle le processus supérieur disparaît. Dans le dhamma-niyama, il n’y a qu’une progression d’états élevés vers des états plus élevés encore : le dhamma-niyama n’est que progression.
La séquence d’apparitions conditionnées classée comme dhamma-niyama transcende la conscience de soi, tout comme la conscience de soi transcende la conscience instinctive ; elle se développe dans la personne, indépendamment de toute volition égoïste, en se déroulant spontanément en des formes toujours plus riches et satisfaisantes. C’est maintenant la forme motrice principale de celui chez qui elle s’épanouit, remplaçant de plus en en plus l’ancienne volonté autoréférente, aussi raffinée soit cette dernière. Il y a toujours une motivation, mais qui ne vient pas de la volonté individuelle et ne sert pas simplement les intérêts de la personne concernée. Considérée de ce point de vue, c’est le bodhicitta, une force motrice altruiste supra-personnelle – et c’est pour cela que Sangharakshita traduit bodhicitta par « volonté d’Éveil », ce qui met en relief cet aspect du caractère du bodhicitta. Il est ressenti comme une volonté au-delà de notre propre volonté, qui à cette étape nous emporte plus loin et plus haut, sans aucun effort personnel. Notre choix, dans ce qui reste de kamma-niyama, est de nous aligner avec, de coopérer avec.
Revering and Relying upon the Dharma © Subhbuti, 2010, traduction © Ujumani 2012.