Pourquoi le bodhisattva construit-il la terre de bouddha ? Il serait facile de répondre à cette question superficiellement. Il serait facile d'y répondre de manière simplement traditionnelle. Nous pourrions dire que le bodhisattva veut aider les autres en leur procurant un environnement idéal dans le cadre duquel ils peuvent se développer spirituellement, et ce serait tout à fait correct. Mais cela ne fait que poser une autre question : pourquoi le bodhisattva est-il concerné par les autres ? Pour y répondre, il nous faudra aller un peu plus profond. On pose souvent la question, en connexion avec le bouddhisme et la vie spirituelle, si l'on devrait se consacrer à notre propre salut, ou si l'on devrait se consacrer à aider les autres. Dans un contexte spécifiquement bouddhiste, cela revient à se demander si l'on devrait suivre l'idéal de l'arahant ou l'idéal du bodhisattva. Et là bien sûr, les deux idéaux sont envisagés dans leurs formes extrêmes, s'excluant même mutuellement.
L'idéal de l'arahant bien sûr, représente l'idéal de l'émancipation pour soi-même, sans trop se préoccuper des autres. L'idéal du bodhisattva au contraire, représente l'idéal d'aider les autres, particulièrement de les aider à atteindre la libération, sans trop s'occuper de soi-même. La vérité sur la question est que les deux idéaux ne sont réellement pas aussi contradictoires qu'il le semble. Ils ne peuvent pas réellement être séparés. On ne peut pas vraiment s'aider soi-même sans aider les autres. On ne peut pas aider les autres sans s'aider soi-même. L'homme est un être social - j'aurais presque dit qu'il était essentiellement un être social, mais ceci pourrait être mal compris. L'homme ne peut pas vraiment se couper des autres, pas pour longtemps, bien qu'il puisse bien sûr se couper de tout contact physique avec eux. Il les influence ; ils l'influencent. Ce qu'il se fait a son effet sur eux ; ce qu'il leur fait ou ce qu'il fait pour eux a un effet sur lui. S'il développe en lui la positivité émotionnelle, l'imagination, la vue pénétrante, cela a un effet sur eux aussi. S'il travaille pour eux, leur donne, fait des sacrifices pour eux, cela l'affecte aussi.
Donc on ne peut pas s'aider soi-même sans aider les autres, et on ne peut pas aider les autres sans s'aider soi-même. Certainement pas dans le domaine spirituel. L'idéal de l'arahant et l'idéal du bodhisattva sont inséparables. Même poussé jusqu'à sa conclusion logique, l'idéal de l'arahant inclue l'idéal du bodhisattva, et poussé jusqu'à sa conclusion logique, l'idéal du bodhisattva inclue l'idéal de l'arahant. Nous pouvons donc maintenant voir pourquoi le bodhisattva se préoccupe des autres, pourquoi le bodhisattva construit la terre de bouddha. C'est parce qu'il, parce qu'ils n'ont pas le choix. Si vous voulez évoluer spirituellement, vous devez évoluer ensemble. Pas ensemble dans le sens collectif bien sûr, vous devez évoluer individuellement, mais évoluer ensemble : c'est-à-dire en libre association l'un avec l'autre. Blake dit : « le pardon mutuel de chaque vice, tels sont les portiques du paradis. » Et pareillement on pourrait dire « l'entraide mutuelle dans la poursuite de la vie spirituelle, tel est le fondement de la terre de bouddha. »
Avec quoi le bodhisattva construit-il la terre de bouddha ? La réponse à cette question devrait être évidente après ce qui a été dit en réponse aux trois questions précédentes. De toutes façons, le bouddha lui-même y a déjà répondu dans sa réplique à Ratnakara. Le bouddha dit : « un champ de bouddha des bodhisattvas est un champ d'êtres vivants. » En d'autres termes, une terre de bouddhas est construite avec des êtres vivants, des êtres vivants qui veulent évoluer. Pas d'êtres vivants, pas de terre de bouddha. Il est important de s'en souvenir. Si nous voulons construire une terre de bouddha, la terre de bouddha, nous avons besoin de gens. Dans un certain sens, les gens sont tout ce dont vous avez besoin. Si vous manquez de quoi que ce soit d'autre, ça n'a aucune importance. Ça ne fait rien si vous n'avez pas de local, ça ne fait rien si vous n'avez pas d'argent. Si vous avez des gens, vous avez tout. Si vous n'avez pas de gens, vous n'avez rien. Et ce principe est valable pourrait-on dire, à tous les niveaux de la vie spirituelle, pas seulement dans le cas de la construction de la terre de bouddha.
Si vous voulez une communauté spirituelle, vous avez besoin de gens. Si vous voulez un mouvement spirituel, vous avez besoin de gens, même si vous voulez donner une conférence sur la construction de la terre de bouddha, vous avez besoin de gens. Avoir une salle n'est pas suffisant, avoir un conférencier n'est pas suffisant. Et quand je dis « gens » je veux dire des gens qui veulent devenir de vrais individus, des gens qui veulent évoluer. En même temps, nous devons faire attention pour éviter un malentendu. Nous parlons de construire une terre de bouddha avec des gens, mais nous ne devons pas prendre cette métaphore trop littéralement. Les gens ne sont pas des briques. Le bodhisattva n'est pas une sorte de maçon spirituel, les empilant bien en place à l'aide de son metta comme ciment. Les gens ne sont pas passifs, ils ne sont pas inertes, ils ne sont pas des objets. Les bodhisattvas ne peuvent construire la terre de bouddha qu'avec la coopération des gens, et coopération veut dire communication. Nous aborderons ce sujet de la communication dans une prochaine conférence. En tous cas la terre de bouddha n'est pas du tout construite par un seul bodhisattva, comme nous l'avons déjà vu. Elle est construite par les bodhisattvas, au pluriel. Mais il n'est pas question pour les bodhisattvas, même au pluriel, de construire une terre de bouddha littéralement avec d'autres gens. Les bodhisattvas construisent la terre de bouddha avec eux-mêmes.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002