Passons au deuxième exemple. Le bodhisattva Subahu déclara :
« l'esprit de bodhisattva et l'esprit de disciple sont deux. Quand les deux sont vus comme un esprit illusoire, il n'y a ni esprit de bodhisattva ni esprit de disciple. Donc l'égalité de la nature des esprits est l'entrée dans la non-dualité. »
Encore une fois la version issue de la traduction de Lamotte est plus claire. Le bodhisattva Subahu déclara :
« Esprit de bodhisattva et esprits d'auditeur sont deux. Si l'on voit que ces deux esprits sont semblables à un esprit illusoire il n'y a ni esprit de bodhisattva ni esprit d'auditeur. Cette identité de la caractéristique des esprits est l'entrée dans la non dualité. »
Dans le sanskrit original, esprit illusoire se dit mayacitta. L'esprit illusoire n'est pas un esprit qui est non-existant de façon absolue. C'est un esprit qui ne peut être défini en termes d'existence ou de non-existence, tout comme un tour de magie. C'est un esprit qui a une existence réelle relative. Cet esprit relativement réel voit les choses de façon relativement réelle. Il voit les choses en termes de paires d'opposés qui s'excluent mutuellement. Par exemple soi et autre, bon et mauvais, pur et impur. L'esprit illusoire, le mayacitta, correspond donc dans un sens à la klishto mano vijñana ou conscience de l'esprit souillé. Et l'une des façons de voir de l'esprit illusoire, est en termes d'atteinte de l'émancipation pour soi seulement ou d'atteinte de l'émancipation pour les autres. Si l'esprit illusoire s'identifie à cette dernière, il devient l'esprit de bodhisattva ; s'il s'identifie à la première, il devient l'esprit de disciple. Mais la vérité est que, de façon ultime, la distinction n'est pas réelle. Elle n'est que relativement réelle. On ne peut pas progresser spirituellement soi-même sans prêter attention aux besoins des autres, sans développer esprit amitical et compassion. On ne peut pas aider les autres à progresser spirituellement à moins d'avoir progressé soi-même. L'esprit de bodhisattva et l'esprit de disciple ne s'excluent donc pas mutuellement. L'idéal du bodhisattva et l'idéal de l'arahant ne s'excluent pas mutuellement. Le Hinayana et le Mahayana ne s'excluent pas mutuellement. Ils sont le produit du même esprit illusoire. Les deux représentent des tentatives de la part de cet esprit relatif et dualiste d'appréhender la nature de l'idéal spirituel non-dualiste.
Si nous comprenons les limitations de cet esprit, nous comprenons les limitations du concept d'exclusion mutuelle de l'esprit de bodhisattva et de l'esprit de disciple. La réalisation qu'esprit de bodhisattva et esprit de disciple sont tous deux pareils à un esprit illusoire sera l'entrée dans la non-dualité. Cela ne veut pas dire que l'on utilisera plus des termes tels que l'idéal du bodhisattva et l'idéal de l'arahant, mais cela veut dire qu'on les utilisera en réalisant qu'ils ont une validité toute relative. Ils ne sont pas des fins en eux-mêmes. Leur fonction est simplement de nous aider à croître.
Passons au troisième exemple. Le bodhisattva Sinha déclara :
« être dans le péché et l'absence de péché sont deux. Au moyen de la sagesse comme le diamant qui perce au plus profond, n'être ni lié ni libéré est l'entrée dans la non-dualité. »
Ou encore : le bodhisattva Sinha déclara :
« Culpabilité et innocence sont deux. Au moyen de la sagesse telle que le diamant qui perce au plus profond, n'être ni asservi ni libéré est l'entrée dans la non-dualité. »
Le mot pour culpabilité (ou être dans le péché) est savadya, parfois traduit par blâmable, qui est plus littéral, mais qui nous blâme ? Qui dit que nous sommes coupable ? Cela pourrait être le groupe, cela pourrait être l'individu. Supposons pour le moment que c'est le groupe. Que se passe-t-il quand nous sommes blâmé par le groupe, particulièrement si c'est par notre propre groupe, c'est-à-dire le groupe auquel nous pensons appartenir ? Que ressentons-nous ? Je pense que tout le monde le sait, nous nous sentons vraiment malheureux et misérable et sommes prêt à faire presque n'importe quoi pour regagner l'approbation du groupe. Nous pouvons même être prêt à faire littéralement n'importe quoi. Nous sommes complètement à la merci du groupe. Nous oscillons entre être misérable quand nous sommes blâmé et exultation quand nous ne sommes pas blâmé. Voilà les opposés, voilà la dualité, et la situation empire quand nous y mêlons Dieu. Car alors nous ne sommes pas simplement blâmable mais réellement dans le péché. Mais ne nous étendons pas là-dessus, la situation est déjà suffisamment difficile sans cela. Comment s'en sortir ? Quelle est l'entrée dans la non-dualité dans ce genre de situation ? C'est le développement de l'individualité transcendantale, c'est-à-dire l'individualité qui n'est pas à la merci du groupe, qui ne se sent pas malheureuse quand le groupe la trouve blâmable ni aux anges quand le groupe la trouve sans blâme, qui est en un certain sens indifférente à l'opinion du groupe.
Mais comment développer l'individualité transcendantale ? Il est déjà assez difficile de développer l'individualité ordinaire. Nous la développons grâce à la sagesse transcendantale, la connaissance transcendantale, grâce à la sagesse transcendantale qui tranche comme un diamant. La sagesse mondaine ordinaire ne suffit pas. L'impact du groupe sur l'individu est très puissant et très persistant. Nous ne pouvons nous empêcher de faiblir parfois. Nous ne pouvons nous empêcher d'abandonner même parfois. Il n'y a que l'individualité transcendantale qui soit suffisamment forte pour résister. Suffisamment forte, pour ne pas même ressentir la pression. Suffisamment forte pour ne pas être affectée par le blâme ou le non blâme du groupe. C'est là une pensée qui donne à réfléchir, parce que cela signifie que tant que nous ne sommes pas entré dans le courant - car ce n'est qu'alors que l'individualité transcendantale commence à se développer - nous oscillerons entre le blâmable et le non-blâmable, entre être malheureux ou aux anges, du moins dans une certaine mesure. Seul le développement de l'individualité transcendantale est la voie, est l'entrée dans la non-dualité dans une telle situation. Sans nul doute des interprétations plus métaphysiques de la déclaration de Sinha sont possibles, mais celle que j'ai donnée me semble particulièrement appropriée.
Cela me rappelle une remarque faite par Saint Augustin. On lui dit une fois qu'un autre saint, un rival apparemment, avait interprété un passage de la Bible d'une façon différente de la sienne. Il répondit calmement : « Plus il y a d'interprétations mieux cela vaut. » Ce principe est tout particulièrement applicable à un texte comme le Vimalakirti Nirdesa. Plus il y a d'interprétations mieux cela vaut.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre bouddhiste Triratna, 2002