« De plus, Subhuti, la perfection de la patience du Tathagata est réellement une non-perfection. Et pourquoi ? Parce que, Subhuti , quand le roi de Kalinga a coupé la chair de tous mes membres, à ce moment-là je n'avais pas de perception d'un moi, d'un être, d'une âme ou d'une personne. Et pourquoi ? Si, Subhuti, à ce moment-là j'avais eu la perception d'un moi, j'aurais aussi, à ce moment-là, eu une perception de malveillance. De même, si j'avais eu la perception d'un être, ou d'une âme, ou d'une personne. A l'aide de ma super-connaissance, je me souviens d'avoir, dans le passé, pendant cinq cents vies, mené la vie d'un sage dévoué à la patience. Je n'avais pas non plus alors de perception d'un moi, d'un être, d'une âme ou d'une personne. »
Ici, un nouveau sujet est introduit : la kshanti paramita, la Perfection de la Patience, et le Bouddha se réfère à un exemple classique de patience, provenant d'une de ses vies précédentes.
Le Bouddha dit qu'il y a deux sortes de patience. L'une, la vertu mondaine, est celle où vous serrez juste stoïquement les dents et tendez l'autre joue, même si vous voulez donner un coup à l'autre personne. L'autre patience, transcendantale, est celle où, en un sens, vous n'êtes pas conscient de quoi que ce soit qui vous est fait par quelqu'un d'autre. Vous n'entretenez pas de notion de soi, ni de non-soi, ni de l'autre personne comme entrant dans une de ces catégories. Avec la première patience, vous faites de votre mieux pour ne pas suivre votre colère ; avec la seconde, il n'y a simplement pas de possibilité de colère. Vous voyez quelqu'un faire quelque chose mais il n'y a pas de trace, dans votre esprit, de l'idée qu'« il est en train de me faire ceci ».
Ceci semble un niveau de réalisation vraiment très élevé. En faisant un effort d'imagination, il peut sembler possible de pratiquer la dana paramita, mais la Perfection de la Patience semble plus difficile à concevoir, en particulier dans des circonstances aussi douloureuses que celles dont le Bouddha se souvient ici. Après tout, l'absence de toute trace de colère n'entraîne aucune diminution de la souffrance purement physique. Nous pouvons peut-être avoir une idée de la nature de cette expérience en considérant la relation entre une mère et son enfant. Un enfant peut tout à fait délibérément frapper et faire mal à sa mère, mais très souvent la mère n'aura pas le sentiment de « il me fait mal », car il lui reste un sentiment d'unité avec l'enfant. En un sens, c'est sa propre chair qui se frappe elle-même.
Une troisième sorte de patience est celle qui est pratiquée par le Hinayaniste qui, en analysant les êtres et les choses en leurs dharmas constitutifs, réalise que c'est pure folie de se mettre en colère contre un paquet d'états matériels et mentaux. Cette méthode a fait ses preuves pour contrôler et même éradiquer les formes les plus grossières de la colère, mais malheureusement elle ne vous empêche pas de penser aux dharmas eux-mêmes comme à des réalités ; de ce fait, il est impossible de se débarrasser des formes les plus subtiles de la colère. C'est pourquoi la pratique qu'a le Hinayana de la kshanti est dite soutenue par des dharmas.
A un niveau moins élevé encore, vous pouvez relativement facilement exercer un certain degré de patience véritable lorsque vous faites l'effort de percevoir clairement les raisons d'un comportement apparemment déraisonnable. Sans qu'elle aille jusqu'à arracher la chair de vos os, une personne peut vous causer beaucoup de désagréments ou d'ennuis, mais vous pouvez voir pourquoi cela se passe et pourquoi elle est dans cet état. Comme dit le proverbe, « Comprendre c'est pardonner ».
« Alors, donc, Subhuti, l'être de Bodhi, le grand être, après s'être débarrassé de toute perception, doit élever ses pensées vers l'éveil le plus grand, juste et parfait. Il doit produire une pensée qui n'est pas supportée par des formes, des sons, des odeurs, des goûts, des tangibles ou des objets de l'esprit, qui n'est pas supportée par un dharma, qui n'est pas supportée par un non-dharma, qui n'est pas supportée par quoi que ce soit. Et pourquoi ? Tous les supports n'ont en réalité pas de support. C'est pour cette raison que le Tathagata enseigne ceci : un don doit être donné par un Bodhisattva non supporté, et non par quelqu'un qui est supporté par des formes, des sons, des odeurs, des goûts, des tangibles ou des objets de l'esprit.»
Le Bodhisattva devrait produire une pensée qui ne soit dérivée de rien, qui ne soit pas imputable ou attribuable à l'expérience ordinaire des sens ni à aucune pensée dualiste. Tout ce que nous pouvons dire c'est que cette pensée provient très spontanément du niveau le plus profond qui soit en lui.
« Tous les soutiens n'ont en réalité pas de soutien » n'est pas tout à fait juste. Une meilleure traduction serait : « Ce qui est soutenu n'a pas de soutien ». C'est de la Perfection de la Sagesse de base ! De façon peut-être surprenante, c'est évident aussi bien que vrai. Si une chose dépend du soutien que quelque chose d'autre lui apporte, cette première chose n'est pas du tout soutenue de façon ultime, parce qu'elle est soutenue par quelque chose qui lui est extérieure, par un soutien qui peut lui être retiré à tout moment. Ce qui est soutenu est donc, en réalité ou en termes absolus, non soutenu. La seule manière par laquelle vous pouvez être soutenu d'une réelle façon est d'être non soutenu.
« Et de plus, Subhuti, c'est pour le bonheur de tous les êtres qu'un Bodhisattva doit donner des dons de cette manière. Et pourquoi ? Cette perception d'un être, Subhuti, n'est qu'une non-perception. « Tous les êtres » dont a parlé le Tathagata sont en fait des non-êtres. Et pourquoi ? Parce que le Tathagata parle en accord avec la réalité, parce qu'il dit la vérité, parce qu'il parle de ce qui est, et pas autrement. Un Tathagata ne parle pas faussement.
Mais néanmoins, Subhuti, en ce qui concerne le dharma que le Tathagata a entièrement connu et expliqué, il n'y a de ce fait ni vérité ni mensonge. »
Cela rappelle un passage des écritures pâlies, dans lequel le Bouddha dit que bien qu'il utilise le langage ordinaire (c'est-à-dire qu'il parle en termes de « je » et de « vous »), il n'est pas trompé par cela. Il y a aussi, dans le Lankavatara Sûtra, la déclaration saisissante et fameuse selon laquelle, de la nuit de son Éveil à la nuit de son parinirvana, le Bouddha n'a pas prononcé un seul mot. Une autre façon, moins provocante, de dire cela, serait de dire qu'aucun mot qui pourrait être dit ne pourrait rendre justice à la réalité. Comme le Bouddha parlait en fait à partir de son expérience de la réalité, comme tout ce qu'il disait, si vous en considérez la signification réelle, était en accord avec la réalité, alors le Bouddha n'a en vérité rien dit. Et c'est « parce qu'il dit la vérité, parce qu'il parle de ce qui est, et pas autrement. Un Tathagata ne parle pas faussement. »
Il y a cependant l'inévitable clause additionnelle, qui est que nous ne devons pas appliquer nos notions dualistes de la vérité au fait que le Bouddha dise la vérité. Il ne dit pas la vérité qui est opposée à la fausseté, mais la vérité dans le sens de la réalité ultime, qui doit être comprise en un sens plus profond et non dualiste. Cela ne veut pas dire que le Bouddha puisse dire un mensonge ; cela veut dire qu'à un niveau métaphysique il n'y a pas de distinction entre vérité et non-vérité à laquelle se conforme le Bouddha.
« Dans l'obscurité, un homme ne peut rien voir. C'est ainsi que devrait être vu un Bodhisattva qui est tombé parmi les choses, et qui, étant tombé parmi les choses, renonce à un don. Quand la nuit devient jour et se lève le soleil, un homme avec des yeux voit de nombreuses formes. C'est ainsi que devrait être vu un Bodhisattva qui n'est pas tombé parmi les choses et qui, sans être tombé parmi les choses, renonce à un don. »
Ici, deux façons de pratiquer le dana sont mises en contraste : l'une unie à la prajñaparamita, ou illuminée par elle, et l'autre non, et donc aveugle. Un Bodhisattva qui est « tombé parmi les choses » donne quelque chose en pensant qu'il donne une chose réelle, en pensant que lui-même, le donneur, est une chose réelle, et que la personne à qui il donne est une chose réelle. Un tel Bodhisattva est dans l'obscurité et ne voit pas la Perfection de la Sagesse.
Ceci a déjà été dit auparavant. Seul le langage, seule la métaphore de la vue est différente. L'expression « tombé parmi les choses » fait probablement penser à la parabole du bon samaritain, qui parle de « l'homme qui est tombé parmi les voleurs », mais a aussi un écho dans l'expression gnostique « tombé dans le monde ». « Renoncer à un don » est aussi quelque chose de nouveau. Cela ne signifie bien sûr pas « refuser un don » ; c'est simplement une version plus forte de « donner un don », suggérant un sens plus fort d'abandon de tout intérêt que l'on a dans le don. Dans le sens de renoncement à son propre corps, à son atma-bhava, on peut même dire que cela représente un aspect de la kshanti.
« De plus, Subhuti, ces hommes et femmes de bien, qui comprendront ce discours sur le Dharma, le garderont à l'esprit, le réciteront, l'étudieront et l'éclaireront à d'autres dans tous ses détails, ont été connus, Subhuti, par le Tathagata avec sa connaissance de Bouddha, ils ont été vus, Subhuti, par le Tathagata avec son œil de Bouddha, ils ont été entièrement connus par le Tathagata. »
Ici est un autre passage qui est familier. Dans le chapitre 6, le Bouddha déclare que les Bodhisattvas vivant à une époque de décadence, « qui, lorsque ces paroles du sûtra seront enseignées, trouveront ne serait-ce qu'une seule pensée de foi sereine », seront vus et entièrement connus du Tathagata. Ici, cependant, ce sont ceux qui s'engagent dans la pratique sérieuse de la réflexion, de la récitation, de l'étude et de la communication qui ont été entièrement connus et vus par le Tathagata. Le passé composé utilisé pour ce dernier verbe pourrait suggérer que le Bouddha agisse prématurément, mais en fait il a déjà entièrement connu et vu ces personnes, car un des pouvoirs du Bouddha est la faculté de perception directe du futur.
La question, ici, est une question de communication. En vertu du fait qu'il est un Bouddha, le Bouddha vous voit avec son œil de Bouddha, ou, au moins, vous connaît avec sa connaissance de Bouddha. Étant un Bouddha, c'est ainsi qu'il voit et connaît. Quand vous voyez le Dharma, vous voyez le Bouddha avec votre œil de Dharma, et il y a une communication bien plus directe entre vous et le Bouddha que quand vous regardez une pensée, une idée, ou même une image du Bouddha plutôt que le Bouddha lui-même. Maintenant que vous regardez réellement le Bouddha, eh bien, il peut réellement vous regarder. Le fait que le Bouddha vous regarde est donc un aspect de vous-même regardant le Bouddha, et ceci, d'une façon, est une expérience très étrange. C'est un peu comme les yeux peints sur les côtés des harmikas des stûpas népalais : si vous les regardez, vous constatez qu'ils vous regardent.
Ce regard réciproque reflète une sorte de dualité, mais aussi une sorte de non-dualité. Vous ne faites pas « un » avec le Bouddha, parce que, après tout, vous le regardez et il vous regarde ; mais d'une façon il se voit lui-même reflété en vous, et vous vous voyez vous-même reflété en lui ; vous vous déplacez donc dans la direction de la non-dualité (en vous souvenant toujours que la non-dualité n'exclut pas la dualité).
Nous pouvons dire qu'être vu par un Bouddha est un autre aspect d'Aller en Refuge. Nous utilisons divers termes pour indiquer différents aspects d'une et d'une seule expérience spirituelle fondamentale : entrer dans le courant, aller de l'avant, ouvrir l'œil du Dharma, et la paravRitti (le « retournement », un terme venant du Lankavatara Sûtra). A ceux-ci nous pouvons ajouter l'idée d'être vu par le Bouddha avec son œil de Bouddha.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.