« Et cependant, Subhuti, ces hommes et femmes de bien, qui comprendront ces sûtras-là, les garderont à l'esprit, les réciteront et les étudieront, seront rendus humbles, oui, seront rendus bien humbles ! Et pourquoi ? Les actes impurs que ces êtres ont faits dans leurs vies précédentes, et qui sont susceptibles de les rendre malheureux, - dans cette vie présente, parce qu'ils deviendront humbles, ils (2) annuleront les actes impurs de leurs vies précédentes, et (3) atteindront l'éveil d'un Bouddha ».
Peut-être avons-nous fait le Vœu du Bodhisattva dans une vie précédente ; nous pouvons néanmoins avoir aussi commis des actions défavorables. Mais en abordant l'étude de ces sûtras nous serons rendus humbles, et dans ce processus nos faits impurs seront annulés. C'est pour cela que ce sûtra est parfois récité dans le contexte d'une cérémonie de purification. Chih-i parle d'une telle cérémonie dans Dhyana pour les débutants, disant que si nous devenons conscient d'un manquement aux préceptes, nous pouvons le confesser devant une image du Bouddha, brûler de l'encens, allumer des bougies et réciter des sûtras du Mahayana, jusqu'au moment où nous sentons que nous nous sommes libéré de tous les mauvais effets de cette transgression particulière.
Le fait que le sûtra puisse avoir la force de nous rendre humbles semble cependant être un peu un mystère. Mais le fait est que lorsque vous entrez en contact avec l'enseignement de la Perfection de la Sagesse, vous entrez en contact avec quelque chose de vraiment très puissant. Si vous vous laissez toucher par cet enseignement, il apparaît une incompatibilité énorme entre votre réponse et la façon dont vous êtes habituellement, et cette tension doit être dissipée. Les parties de vous-même qui restent sur la touche pendant que la partie inspirée de vous-même s'engage dans la Perfection de la Sagesse doivent combler leur retard très, très rapidement. Quelque chose de radical doit se produire. Se sentir humble simplement du fait d'actions défavorables passées ne va pas suffire. Le désaccord pourrait être dangereux, voire schizophrène, s'il n'y avait pas l'énorme quantité de punya (mérite) que vous générez quand vous vous mettez à l'écoute de la Perfection de la Sagesse. Grâce à votre mérite, il va en fait se produire des choses qui vont vous rendre humble. Des circonstances apparaîtront qui apporteront l'humiliation sur votre personne, et avec cette souffrance une grande part de ce qui est défavorable en vous sera rapidement purgée, afin qu'une plus grande part de vous puisse relever le défi de la Perfection de la Sagesse.
Ici s'ouvre une perspective singulière au sujet de l'incidence de la souffrance. Les choses peuvent commencer à aller mal pour nous non pas à la suite d'un comportement défavorable, mais parce que nous nous exposons à une vision plus élevée. Nous pouvons même découvrir que nous pensons que pour nous les choses allaient plutôt bien jusqu'à ce que nous nous engagions dans la vie spirituelle. Nous avons tendance à croire que si nous adoptons la vie spirituelle, tout devrait être beaucoup plus facile pour nous, mais cela n'est certainement pas toujours le cas. La vie spirituelle peut être une vie heureuse, mais elle n'est en aucun cas facile ou dépourvue de difficultés ou de souffrance. Une communauté spirituelle fonctionnant correctement aide à surmonter ces difficultés. Il vaut mieux ne pas étudier le Sûtra du Diamant isolément, au moins sans savoir qui sont nos amis spirituels et où ils se trouvent.
Cette nouvelle perspective demande un changement complet de la façon dont nous réagissons aux circonstances. S'il se trouve que nous sommes rabaissé, en particulier d'une façon qui nous rende humble, nous ne devons pas simplement réagir, nous réaffirmer et limiter les dégâts. Nous devons comprendre ce qui se passe, et nous rendre compte que le processus de purgation est en œuvre. Ce processus est bien connu de tous ceux qui pratiquent la sadhana de Vajrasattva ; le processus de purification se manifeste sous la forme de diverses expériences, parfois en rêve, qui indiquent que nous sommes en train d'éliminer, si l'on peut dire, tout ce qui est défavorable en nous.
Nous aimons lire des livres parlant de la destruction de l'ego ; cette idée nous inspire, et nous attire même. Mais quand l'ego devient sujet aux gifles et aux coups des circonstances réelles, quand notre amour-propre est abaissé d'un cran ou deux, c'est une toute autre question. Il faut faire un effort pour accepter que certaines expériences désagréables soient positives, pour réaliser que passer des moments difficiles est parfois vraiment une chance - en particulier le genre de moment difficile où notre ego fait face au fait qu'il est un ego, où il est forcé de se reconnaître pour ce qu'il est et de faire quelque chose le concernant. Cela ne veut pas dire que toute forme de souffrance soit bonne pour nous, mais nous devons faire très attention lorsque nous identifions certaines situations comme bonnes ou mauvaises, et comme étant donc le résultat de bon ou de mauvais karma, car cela marche aussi dans l'autre sens. Vous pouvez par exemple être né sain dans une famille riche, et en conclure que cette circonstance est le résultat de punya (mérite) et non de papa (« péché »). Mais cela serait-il nécessairement le cas ? Sûrement pas, par exemple, si cette famille n'avait aucun respect pour le Dharma.
Il y a des façons traditionnelles d'établir des conditions humiliantes. Vous ne pouvez qu'être humble si vous mendiez de la nourriture ; et même lorsque vous faites la quête pour une organisation caritative, vous constatez rapidement si votre fierté vous rend mal à l'aise et inférieur dans ce rôle. Traditionnellement, c'est le gourou qui est supposé vous humilier, en particulier dans le Vajrayana - quoique les gens en Occident et même, j'en ai le sentiment, en Orient de nos jours, ne puissent plus accepter un tel traitement, peut-être par manque de foi.
Le cas classique de la gentille humiliation d'un disciple par son gourou est le traitement de Milarépa par Marpa. Milarépa était un disciple qui avait commis tant d'actions défavorables qu'il était en bon chemin pour les royaumes de l'enfer. Son seul espoir était d'atteindre l'Éveil en une seule vie, afin qu'il ne renaisse pas dans le samsara, et c'était un très mince espoir pour quelqu'un qui comme lui avait tant de mauvais karma. Marpa ne pouvait voir d'autre façon d'enlever ce fardeau des épaules de son disciple qu'en le rendant humble en lui faisant construire des tours et en les faisant s'écrouler, maintes et maintes fois. En mettant en place une situation très positive pour Milarépa, en résultat de laquelle il deviendrait vraiment très humble, Marpa semble avoir fonctionné comme la Perfection de la Sagesse elle-même (et le nom de sa femme était Dagmema, qui en tibétain signifie nairatmya ou « non-soi »).
On dit parfois que les gourous durs sont d'une manière meilleurs et plus efficaces que les gourous gentils (vous devez généralement être l'un ou l'autre, sans quoi vos disciples sont confus et contrariés), mais que les gourous gentils conviennent mieux à un plus grand nombre de personnes. Vous pourriez donc dire, paradoxalement, que moins il a de disciples, meilleur est le gourou. Un autre gourou qui avait une école de coups durs, si l'on peut dire, et que j'ai rencontré à Bangalore vers 1950, était Yalahankar Swami, féroce, borgne, et dont on disait qu'il avait au moins six cents ans. Il n'avait que quelques disciples, et se concentrait sur une chose : tenter d'éradiquer leur égotisme. Il les envoyait rendre visite à tous les sadhus qui passaient dans la région, pour qu'ils fassent devant eux une forme de prostration très longue et très élaborée, qui durait plusieurs minutes et qui devait être répétée un certain nombre de fois. Il sentait que l'on pouvait conserver une petite fierté bien intacte, par une observance désinvolte de la prostration conventionnelle, et que cela ne faisait pas tout à fait l'affaire. Une chose très importante qu'il m'enseigna est que l'humilité est autant une forme d'égotisme que la fierté. Avec ceux qui étaient fiers, il se comportait encore plus fièrement ; avec ceux qui étaient humbles, il se comportait avec une humilité encore plus grande. « Aussi haut que vous alliez, me dit-il une fois, je serai toujours au-dessus de vous. Aussi bas que vous alliez, je serai toujours en dessous de vous. »
A un niveau plus mondain, le Dr Johnson, lui aussi, avait peu de temps à consacrer à l'autodénigrement : « Toute censure du soi d'un homme est une louange indirecte. Elle est là pour exposer ce dont il peut se passer. Elle a toutes les mauvaises qualités de la louange de soi, ainsi que tous les reproches de la fausseté. » L'humilité peut aussi être une stratégie pour spécifiquement éviter l'humiliation, comme Boswell lui-même l'observa : « Elle peut parfois provenir de la conscience aiguë qu'un homme a du fait que ses fautes sont observées. Il sait que les autres le rabaisseraient, et il préfère donc se coucher lui-même doucement, de son propre chef. »
Cela montre que l'humilité ne suffit pas. Vous devez prendre des risques. Si vous ne faites jamais face à la possibilité d'un échec, vous ne faites jamais face à la possibilité d'être humilié, et donc de grandir. L'échec n'aura de signification pour vous que si vous avez fait un énorme effort pour réussir. La tentation terrible est de ne rien risquer. Mais en fait, moins vous risquez, plus grande est votre peur de l'échec, et plus grande est votre humiliation potentielle. Vous investissez tant dans l'impératif du succès que vous ne pouvez même pas faire un discours, car il pourrait ne pas être un énorme succès. Vous devenez paralysé. Vous n'êtes pas allé au-delà du succès ou de l'échec : vous êtes en dessous d'eux. Si vous ne faites pas attention, vous devenez une personne ayant un grand futur derrière elle.
Votre recherche du succès appellera l'humiliation dans la mesure dans laquelle votre motivation est le succès personnel plutôt que le succès du projet lui-même. Dans la mesure où votre ego s'est identifié avec le succès de ce projet particulier, dans cette même mesure vous courez le risque d'être rendu humble. Mais si vous vous lancez dans un projet valable, vous gagnez en cas de succès aussi bien que d'échec. Votre motivation n'a pas vraiment d'importance ; elle sera de toutes façons mise à sa place dans le cas d'un projet ambitieux et méritoire, et si vous échouez, vous êtes rendu humble, ce qui n'est après tout pas une mauvaise chose. L'humiliation peut même être comptée parmi les façons par lesquelles peut apparaître la Vision Parfaite - être remis à sa place par la réalité elle-même - et peut donc en fait être une expérience très positive. Si vous pouvez la prendre comme telle, vous verrez que vous pouvez y survivre. La vie continue. Vous vous relevez, vous vous époussetez, et vous recommencez.
A un niveau ordinaire, en société, vous prenez un risque à chaque fois que, d'une façon ou d'une autre, vous allez vers une autre personne. Si le succès en société est trop important pour vous, vous n'oserez jamais aborder personne. Il vous suffit de vous habituer à essuyer une rebuffade de temps à autre. Être dans un pays étranger en en connaissant mal la langue peut aussi rendre humble : les gens du pays vous parlent comme si vous étiez un enfant, ou comme si vous étiez très stupide, ou bien sourd ; mais l'autre possibilité est simplement de rester chez vous. Si vous vous rendez ridicule en public, en oubliant vos notes pour un discours, ou en réalisant que vous n'êtes pas dans la bonne réunion, vous vous sentez plein de honte. Vous pouvez être rendu humble en étant ouvert à la critique. Si vous tombez malade et n'avez plus le contrôle de votre propre corps, ou si vous perdez votre beauté, ou si vous devenez vieux et que les gens commencent à être condescendants envers vous, ou si vous êtes ridiculisé : toutes ces choses peuvent être très humiliantes. Il y a tant de situations potentiellement humiliantes : vous avez besoin de pouvoir autant que possible en tirer parti.
Le grand maître Zen Hakuin fut méprisé pendant de nombreuses années par d'autres bouddhistes pieux parce qu'il était accusé d'être le père d'un enfant illégitime. « C'est le vôtre, gardez-le », lui dirent les parents de la mère, indignés. « Est-ce ainsi ? » fut tout ce qu'il répondit, en acceptant l'enfant qu'ils lui donnaient. Plusieurs années après, la mère confessa qu'elle l'avait faussement accusé pour protéger quelqu'un d'autre, et les parents vinrent pour reprendre l'enfant. « Nous sommes désolés, dirent-ils, tout cela a été une terrible erreur : nous réalisons qu'après tout vous n'étiez pas le père. » Leur rendant l'enfant, Hakuin dit seulement : « Est-ce ainsi ? » Une accusation mensongère est une des choses les plus difficiles à accepter sans protester. Perdre ainsi votre réputation, et être méprisé par des gens qui vous respectaient, semble ôter toute signification à la vie ; c'est si inéquitable, si injuste, et vous avez le droit de votre côté. Mais l'ego est aussi de votre côté. Le « chant » de Hakuin est son acceptation de cette humiliation, qui pour lui n'était bien sûr pas une humiliation, puisqu'il y avait en lui si peu d'ego à détruire.
Un petit peu plus près de chez nous, le poète anglais John Milton vit l'échec de l'œuvre de toute sa vie (ou, plutôt, la défaite de la cause républicaine à laquelle il avait voué sa vie) avec la restauration de la Couronne en 1660. Tout ce pour quoi il s'était battu, personnellement et politiquement, fut perdu. Et, cependant, de façon évidente, il accepta cet échec, comme il avait accepté sa cécité dix ans auparavant, et il changea de perspective. En quelques années, l'écrasement de toutes ses ambitions fructifia, et il produisit la seule œuvre véritablement épique de la littérature anglaise, Le Paradis perdu.
Ce sont des exemples assez extrêmes de gens qui ont tenu le coup, et ont de ce fait atteint une harmonie plus profonde. L'humiliation qui vient du punya n'est jamais plus importante que ce que vous pouvez accepter. Mais il est bien sûr possible d'être si humilié, peut-être du fait de la méchanceté d'autres, que l'expérience nous fait du mal. Il n'y a aucun besoin d'humilier délibérément d'autres personnes, même si vous pouvez vous persuader que c'est pour leur propre bien. Ce serait une procédure tout à fait suspecte. La critique honnête, oui, bien sûr, dans l'intérêt de la bonne communication et de l'amitié spirituelle ; mais l'affaire de rendre les gens humbles peut en toute sécurité être laissée entre les mains des Bouddhas et des Bodhisattvas.
Par ailleurs, un ami n'a pas pour tâche de guérir une fierté blessée, de rassurer quelqu'un qui a été humilié, minimisant par là l'expérience. Pour prendre cette expérience humaine des plus terrifiantes, parler en public : si quelqu'un oublie ses notes et fait une prestation si piètre qu'elle est embarrassante à écouter, ne le consolez pas. Ne le privez pas de son humiliation. Laissez-le tirer quelque bénéfice de cette expérience.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.