« Subhuti demanda : Quel est donc, Ô Seigneur, ce discours sur le dharma, et comment dois-je le garder à l'esprit ? Le Seigneur répondit : Ce discours sur le dharma, Subhuti, est appelé « la Sagesse qui est allée au-delà », et c'est ainsi que tu dois le garder à l'Esprit ! »
C'est la fin de la première partie du sûtra. Le premier chapitre de la seconde partie continue à marteler le même principe, appliqué à un certain nombre de cas différents :
« Et pourquoi ? Ce que le Tathagata a enseigné comme étant la sagesse qui est allée au-delà, Il l'a enseigné comme n'étant pas allée au-delà. C'est pourquoi elle est appelée « la Sagesse qui est allée au-delà ». Penses-tu, Subhuti, qu'il y ait un dharma que le Tathagata ait enseigné ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur, il n'y en a pas. Le Seigneur dit : Quand, Subhuti, tu considères le nombre de particules de poussière dans ce système de mondes fait de mille millions de mondes, y en a-t-il beaucoup ? Subhuti répondit : Oui, Ô Seigneur. Car ce qui a été enseigné comme étant des particules de poussière par le Tathagata, cela a été enseigné comme étant des non-particules par le Tathagata. Elles sont donc appelées « particules de poussière ». Et ce système de mondes a été enseigné par le Tathagata comme étant un non-système. Il est donc appelé « système de mondes ». Le Seigneur demanda : Penses-tu, Subhuti, que le Tathagata puisse être vu au moyen des trente-deux marques du surhomme ? Subhuti répondit : Non, bien sûr, Ô Seigneur. Et pourquoi ? Parce que ces trente-deux marques du surhomme qui ont été enseignées par le Tathagata sont réellement des non-marques. Elles sont donc appelées les « trente-deux marques du surhomme ». »
Quand vous en venez à exprimer des choses translogiques en termes de logique, vous ne pouvez les exprimer qu'en termes de contradictions ou de paradoxes. Une chose est ce qu'elle est parce qu'elle est ce qu'elle n'est pas, ou bien, tout est ce qu'il est à cause de la vacuité. Vous avez quelque chose parce que vous ne l'avez pas. Le Bouddha a les trente-deux marques du surhomme ; pourquoi les a-t-il ? Parce qu'il ne les a pas ; le fait qu'il les ait est le fait qu'il ne les ait pas.
Nous devons réellement réfléchir à cela. Cela ne va pas devenir immédiatement évident. Nous pouvons comprendre ce qui est dit - sauf que, au niveau du discours logique, c'est un non-sens tout à fait évident. Ce non-sens communique-t-il cependant une faible lueur de signification translogique ? Est-il possible de tirer quelque petite vue pénétrante de ce à quoi le Bouddha veut en venir ? Peut-être, parfois, mais dès que vous commencez à y penser, la petite lueur de signification s'envole. Ce n'est pas accessible à quelque sorte de chatouillement des méninges ; c'est quelque chose à aborder dans le contexte de la méditation et de la réflexion.
La sunyata n'est pas une sorte de substance ou de chose, ni même une chose métaphysique ou transcendantale, et nous devons nous rendre compte que le langage nous pousse à en parler comme si c'était le cas. En parlant de la shunyata nous devons continûment faire violence au langage ; et quand nous cessons de faire violence au langage, quand nous commençons à prendre ce que nous disons au sujet de la shunyata littéralement, alors nous ne parlons plus de la shunyata. La remarque fondamentale faite par l'école Madhyamika, et par le Mahayana en général, est qu'il ne faut pas penser à la shunyata en termes d'existence ou de non-existence. D'un point de vue intellectuel, cette affirmation forme la limite de là où nous pouvons aller. Nous devons la transcender intuitivement, si l'on peut dire, avec l'œil de la sagesse, et voir ce que la shunyata « est » sans la voir comme quelque chose qui est, et, en même temps, voir ce que la shunyata « n'est pas » sans la voir comme quelque chose qui n'est pas.
Il est très facile de continuer ainsi et de laisser l'intellect s'occuper à jouer avec la sunyata d'une façon qui n'est fondamentalement pas sérieuse. Nous imaginons sans cesse que nous commençons à clarifier nos idées, mais l'objet de la Perfection de la Sagesse est de complètement dérouter l'intellect, afin que nous fassions l'expérience du besoin de l'entrée en jeu d'une autre faculté. Le Sûtra du Diamant cherche à mener l'intellect devant un mur vertical et insurmontable, à couper tous les chemins d'évasion, afin que l'intellect s'effondre et accepte qu'il ne peut pas faire impression. Dans la tradition Zen il est dit qu'essayer de pénétrer la sunyata avec l'intellect, c'est être comme un moucheron essayant de pénétrer une grosse boule d'acier avec sa petite trompe. Il n'y a pas d'affirmations métaphysiques dans le bouddhisme ; le bouddhisme nous dénie tout ce qui pourrait nous aider à comprendre à un niveau métaphysique. Quand vous dites : « Ah oui ! Maintenant je sais ce que signifie la shunyata », vous avez compris les mots et leur signification particulière, mais les mots n'ont rien à voir avec la shunyata.
Le danger avec tout ceci est de se sentir incliné à abandonner toute tentative de compréhension avant que le Sûtra ait fait son œuvre. Vous pourriez dire que le Sûtra du Diamant est une sorte de kðan élaboré, conçu pour pousser l'esprit, progressivement, jusqu'au point de rupture. En fait, l'objet réel de la philosophie spéculative bouddhique est de pousser l'esprit jusqu'à ses limites. Il pousse certainement l'esprit beaucoup plus efficacement que les esprits n'ont été poussés en Occident, et il transcende donc l'esprit beaucoup plus efficacement et « proprement ». Mais l'esprit ne sera pas poussé s'il a déjà saisi le fait que cela n'en vaut pas la peine. Un kðan ne marchera pas si vous savez dès le début quel est le véritable kðan. Ce n'est qu'après que vous avez déjà lutté pour le comprendre que vous commencez à entrevoir ce qu'est le kðan - et vous avez alors un aperçu de quelque chose qui est au-delà. Si l'on donne à un étudiant en Zen le kðan de « l'oie dans la bouteille », par exemple, le koan auquel il doit s'éveiller n'est pas le kðan de « l'oie dans la bouteille », mais le kðan de lui-même travaillant sur « l'oie dans la bouteille ».
« Le Seigneur dit : Et de plus, Subhuti, suppose qu'une femme ou un homme renonce à toutes ses possessions autant de fois qu'il y a de grains de sable dans le Gange, et suppose que quelqu'un d'autre, après avoir pris de ce discours sur le Dharma une seule strophe de quatre lignes, l'explique à d'autres. Alors, ce dernier, en vertu de ceci, engendrerait une masse de mérite encore plus grande, immense et incalculable. »
« Existence personnelle » serait une meilleure traduction de atma-bhava que « toutes ses possessions ». Dire « suppose qu'une femme ou un homme renonce à son existence personnelle » - en d'autres termes sacrifie sa vie - aurait plus de sens, et serait plus littéral. Ceci est bien sûr un des thèmes principaux du sûtra : l'incommensurabilité du punya et de la prajna, ou, si vous voulez, de la quantité et de la qualité. Même un sacrifice interminablement répété du sang de votre propre cœur (et nous devons présumer que, dans ce contexte, cela veut dire ce sacrifice fait sans que l'on ait réalisé la Perfection de la Sagesse) produit moins de mérite qu'enseigner juste une petite partie de ce sûtra. En d'autres termes, aucune quantité de religiosité conventionnelle ne peut jamais compenser un manque de véritable vue pénétrante spirituelle.
Ceci n'est pas pour diminuer en aucune façon l'importance, pour l'individu, du comportement éthique. L'essentiel, en termes de communauté spirituelle, est que, quelle que soit la richesse de votre tradition culturelle, quelle que soit la profondeur intellectuelle de votre sotériologie que soit l'étendue et l'influence de votre religion, vous n'avez pas grand chose - à moins que ne soit présente dans cette tradition une expérience de vue pénétrante. Le bouddhisme en tant que phénomène culturel, sans le Dharma dans son vrai sens, n'est pas réellement aussi utile que cela.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.