« Subhuti demanda : Y aura-t-il des êtres dans le futur, aux derniers temps, à la dernière époque, dans les cinq cents dernières années, au moment de l'effondrement de la bonne doctrine, qui, au moment où ces paroles du sûtra seront enseignées, comprendront leur vérité ? Le Seigneur répondit : Ne parle pas ainsi, Subhuti ! Oui, même alors, il y aura de tels êtres. »
Dans toute période de monde donnée, l'enseignement ne dure pas, mais si l'on prend le cosmos dans son ensemble, il survit car il est découvert et redécouvert après avoir été perdu. Le Dharma n'est pas enseigné une fois pour toutes. Quelle est donc son utilité si tout doit être refait ? Eh bien, pourriez-vous dire, quelle est l'utilité de se peigner les cheveux tous les matins ? Vous aurez juste à les peigner de nouveau le soir. Toute l'idée de la téléologie, selon laquelle tout mène vers la grande catastrophe finale, est un concept très occidental. Par contraste, le bouddhisme offre une voie pour transcender un cycle d'existences sans fin, qui signifie qu'il y a des choses qui doivent juste être continuellement rétablies par des efforts répétés. Tant qu'il survit dans le monde en tant que bouddhisme, le Dharma doit encore et toujours être maintenu, ravivé et ranimé. Vous pourriez dire que c'est pour cela qu'existent les Bodhisattvas.
Cette note d'impermanence, que le Bouddha fut le premier à faire entendre comme un avertissement et un aiguillon pour pousser à la pratique, se développa dans les textes bouddhiques plus tardifs en un discours monotone et découragé de résignation déterministe à l'inévitable désintégration de l'enseignement du Bouddha. Selon cette vue pessimiste des choses, l'année 1956 marquait la fin de ces « cinq cents dernières années ». Il ne fait certainement aucun doute que toute la tendance de la vie moderne va contre ces enseignements de sagesse. Toute publicité que vous voyez est en fait une publicité contre le bouddhisme, car elle promeut l'avidité, la haine ou l'illusion, ou les trois à la fois. Mais quoique nos conditions puissent sembler défavorables, elles peuvent avoir pour effet de stimuler certaines personnes à rechercher une sagesse plus élevée. Nous pouvons rendre la télévision responsable du déclin culturel actuel, mais à l'époque du Bouddha des choses similaires ont probablement été dites de l'introduction de l'écriture. Il est vraiment très difficile de dire avec certitude que, de manière absolue, une époque conduit plus facilement au développement spirituel qu'une autre. Les premiers enseignements bouddhiques conçoivent certainement la possibilité que l'enseignement du Bouddha puisse finalement disparaître, et qu'il décline par étapes progressives, mais nous n'avons pas besoin de penser (en fait, apparemment, nous ne devons pas penser) en termes de déclin inévitable, universel et de plus en plus rapide.
Le défaut d'une telle attitude schématique est qu'elle ne prend pas en compte le fait qu'en tant que principe spirituel, le Dharma, la vérité absolue, ne peut absolument pas décliner. Il est possible de trop réifier le bouddhisme. Y a-t-il une chose telle que le bouddhisme, qui soit conditionnée et puisse donc décliner après un certain temps ? Le concept de déclin du bouddhisme a-t-il vraiment un sens ? S'il y a cinq cents Arhats dans cette génération, pourquoi n'y en aurait-il pas cinq cents, voire plus, dans la génération suivante ? Pourquoi le nombre d'êtres Éveillés ne pourrait-il pas augmenter exponentiellement ? Si nous considérons ce qui se passe vraiment lorsque nous parlons du déclin du bouddhisme, nous pouvons peut-être comprendre comment il se fait que le Bouddha affirme avec tant de confiance, et en fait très catégoriquement, qu'il y aura toujours « des êtres qui au moment où ces paroles du sûtra seront enseignées, comprendront leur vérité ».
S'il ne décline pas dans un sens absolu, en quel sens le bouddhisme décline-t-il ? Ce qui tend à se produire, c'est que le Dharma, en tant que phénomène purement spirituel, se cristallise avec l'apparition d'un Bouddha dans le monde en un système de méthodes et d'enseignements que nous appelons « bouddhisme ». Il y a un passage du canon pâli où le Bouddha dit que son sasana, son enseignement, durera plus longtemps que le sasana de Bouddhas précédents car il a lui-même établi un Vinaya. De nos jours, dans le Theravada, Vinaya signifie généralement « discipline monastique », mais utilisé par le Bouddha dans le sens de Dharma-Vinaya, il signifie l'expression du Dharma en termes d'un mode de vie formulé avec attention. Aucune question ne se pose donc : on a besoin d'une forme appropriée pour garder l'esprit de l'enseignement. Sans cette cristallisation formelle, le Dharma ne fera guère de chemin dans le monde.
En fait, quoique l'on puisse critiquer les Théravadins pour leur tendance à perdre le contact avec l'esprit du bouddhisme, ils connaissent au moins très bien les doctrines et les formes de pratique irréfutablement établies par le Bouddha historique. Tant que vous avez celles-ci, vous avez toujours la possibilité de revenir à l'esprit des enseignements. Mais une fois que vous abandonnez la forme pour l'esprit, vous devez vraiment faire très attention à ne jamais perdre l'esprit de vue, car si c'est le cas vous n'avez plus rien à quoi vous rattacher. C'est le danger inhérent aux écoles les plus radicales, comme le Zen, dans lesquelles des termes tels que le karma et la renaissance, le nirvana, le Bouddha, et même l'éthique, sont mis de côté et peuvent parfois sembler disparaître de la vue. Ou bien l'on trouve, au Népal, par exemple, le bouddhisme mélangé à l'hindouisme, à tel point que non seulement il assimile des éléments créatifs de la culture hindoue afin d'exprimer l'esprit du Mahayana, mais il s'enlise dans le système des castes, perdant complètement l'esprit du bouddhisme.
Considérant cela dans l'autre sens, des gens tendent à identifier le Dharma avec le bouddhisme, de telle sorte que le fait que le bouddhisme se soit cristallisé d'une certaine façon - adéquate à une certaine époque et pour certaines personnes - tend à empêcher une forme différente de cristallisation dans le futur. C'est comme si les options étaient limitées par la nature de la cristallisation originelle. Le Dharma s'est cristallisé en Inde 500 ans avant notre ère, le phénomène du monachisme apparut, et de nos jours il est très difficile, en Inde du moins, de s'éloigner de ces faits historiques, des robes jaunes et des têtes rasées. Les gens pensent réellement que cela est le bouddhisme, et ils deviennent intensément loyaux envers les formes anciennes : envers le Vinaya, envers les disciplines que le Bouddha formula à l'origine pour les conditions culturelles et sociales de son temps. Les êtres Éveillés peuvent essayer de nager à contre-courant des traditions anciennes, mais les gens, très souvent, suivront les formes anciennes plutôt que l'être Éveillé - et avec justesse, s'ils ne voient pas clairement que cette personne iconoclaste est en fait une personne Éveillée, ou au moins un iconoclaste créatif. De cette façon le bouddhisme lui-même, en tant que culture, peut parfois bloquer les tentatives faites par un être Éveillé pour diffuser le Dharma. Le bouddhisme finit par être si alourdi par ses différentes formes culturelles que même les tentatives les plus héroïques des maîtres les plus doués ne peuvent progresser au nom du Dharma, contre ce qui passe pour être le bouddhisme. D'où le « déclin » du bouddhisme, et le besoin de l'apparition d'un nouveau Bouddha, de temps en temps, pour prendre un nouveau départ.
En généralisant peut-être un peu hâtivement, il semblerait que si vous êtes né et avez été éduqué en tant que bouddhiste, vous pouvez difficilement vous empêcher d'avoir des idées fausses au sujet du Dharma. Le simple fait que le Dharma se cristallise d'une certaine façon devient un facteur de plus en plus limitant, alors que de nouvelles cristallisations prennent place en conséquence de cette cristallisation originelle. A chaque étape, vous avez à gérer un poids de plus en plus grand de traditions accumulées. Même le Zen, si iconoclaste à ses débuts, devint assez rigide, en particulier au Japon. C'est comme quelqu'un jetant de l'encre sur un mur, faisant une tache, et disant ensuite à quelqu'un d'autre : « A toi ! Jette de l'encre exactement comme je l'ai fait, pour faire une tache ayant la même forme ... Mais non, ce n'est pas du tout la même. Essaye encore ... Voyons, je l'ai fait si facilement : comment se fait-il que tu n'y arrives pas ? » Ce qui était à l'origine un acte libre et spontané devient une corvée laborieuse et mécanique, comme un essai de reproduction d'une peinture de Jackson Pollock.
Est-il possible, donc, d'avoir une tradition se renouvelant elle-même perpétuellement ? Pouvons-vous nous défendre contre la cristallisation et le déclin ? En mettant en place toute nouvelle direction pour le bouddhisme, la meilleure chose à faire est de la planifier de telle manière que lorsque les choses tournent mal, il soit facile de voir qu'elles tournent mal, et qu'elles tournent tellement mal que quelqu'un doit faire quelque chose à leur sujet. Ce que l'on ne veut pas est le pseudo-succès d'une école bouddhique qui s'étende et reçoive un soutien populaire sans se concentrer sur aucune expérience ou sur aucun développement de vue pénétrante. Le corollaire de ceci est également vrai. Être Éveillé ne garantit en aucune façon que vous allez pouvoir atteindre des gens, que ce soit en nombre ou en profondeur. Les moyens habiles peuvent ne pas être là, ou bien l'époque peut simplement ne pas être propice, la tradition bouddhique dans laquelle vous vous trouvez peut simplement ne pas être au goût des gens. Vous pouvez essayer d'être dévotionnel ou intellectuel, ascète ou puritain, ou hédoniste ou plus ou moins hippy (vous n'aurez pas l'air sérieux si vous ne gardez pas une attitude cohérente), mais il n'y a pas de garantie de résultats spirituels, quelle que soit l'habileté avec laquelle vous adaptez votre style à la mode ou à l'esprit du temps. Il ne sert à rien de chercher des règles et des procédures pour disséminer le Dharma. Les maîtres Zen, par exemple, semblent avoir souvent communiqué efficacement leur Éveil avec très peu de contact personnel, leurs circonstances culturelles permettant à une brève rencontre avec un esprit Éveillé d'aller très loin. Nous ne pouvons simplement pas insister assez sur le fait que le Dharma se cristallise sous une forme particulière.
Les lois qui gouvernent le déclin du bouddhisme sont simplement les lois qui gouvernent le bouddhisme en tant qu'activité de groupe. Il y aura toujours des individus exceptionnels qui ne seront pas gouvernés par ces lois, de véritables individus qui ne seront pas affectés par le déclin général. Cela veut dire que, en principe au moins, le bouddhisme, la connaissance du Dharma, pourrait continuer indéfiniment. Son déclin n'est en aucun cas inévitable.
« Car même à ce moment-là, Subhuti, il y aura des Bodhisattvas qui seront doués de bonne conduite, doués de qualités vertueuses, doués de sagesse et qui, au moment où ces paroles du sûtra seront enseignées, comprendront leur vérité. Et ces Bodhisattvas, Subhuti, ne seront pas tels qu'ils n'auront honoré qu'un seul Bouddha, ni tels qu'ils n'auront planté leurs racines de mérite qu'au temps d'un seul Bouddha. Au contraire, Subhuti, ces Bodhisattvas qui, lorsque les paroles de ce sûtra seront enseignées, trouveront ne serait-ce qu'une seule pensée de foi sereine, seront tels qu'ils auront honoré de nombreuses centaines de milliers de Bouddhas, tels qu'ils auront planté leurs racines de mérite au temps de nombreuses centaines de milliers de Bouddhas. Ils sont connus du Tathagata, Subhuti, par sa connaissance de Bouddha ; ils sont vus du Tathagata, Subhuti, par son œil de Bouddha ; ils sont entièrement connus du Tathagata, Subhuti. Et tous, Subhuti, engendreront et acquérront une masse immense et incalculable de mérite. »
Pour comprendre la vérité de ce sûtra, les individus devront avoir accumulé, comme le dit le Bouddha ici, beaucoup de mérite et de sagesse. De façon peut-être plus significative, ils auront aussi besoin d'avoir honoré les Bouddhas du passé, ce qui veut dire que l'élément de dévotion, que l'élément émotionnel ne peut être laissé hors de considération en se préparant à devenir réceptif à cet enseignement de la Perfection de la Sagesse. Des activités telles que l'étude du Dharma et la pratique des préceptes ne suffisent pas : vous avez aussi besoin d'une attitude de dévotion. Quand celui qui aspire à être un Bodhisattva pense au Bouddha, on peut dire que le Bouddha pense au Bodhisattva, établissant une communication qui est une source de force et d'inspiration pour l'individu qui tente de s'engager dans la Perfection de la Sagesse. La capacité de s'élever jusqu'à une communication aussi sublime - car être en contact avec le Bouddha est sûrement être en contact avec le dharmakaya - implique en elle-même une certaine mesure de vue pénétrante transcendantale, qu'elle soit ou non menée jusqu'au point de l'Entrée dans le Courant.
Le contact avec le dharmakaya est, bien sûr, le contact avec l'Inconditionné, et il peut se produire dans des conditions vraiment très mystérieuses. Je me souviens que lorsque j'étais à la Maha Bodhi Society, à Calcutta, un musulman y vint un jour. Cela aurait en soi été tout à fait mémorable, car en Inde les musulmans n'entrent en général pas dans des lieux de culte hindous ou bouddhiques. Mais ce musulman-là avait une étrange histoire pour expliquer cette action anormale, et il avait fait tout le chemin depuis Assam pour la raconter. Il vint car, en de très nombreuses occasions, il avait été visité par des visions d'un Bouddha. Ce qui rendait les choses si mystérieuses c'est qu'il n'avait pas su, tout d'abord, que c'était le Bouddha qu'il voyait. Il avait décrit ses visions à des gens qui avaient dit : « Eh, bien, c'est le Bouddha que vous voyez. » Il n'avait pas pratiqué la méditation : il n'était qu'un musulman ordinaire. Finalement il se convertit au bouddhisme - une chose extraordinaire car l'apostasie, comme nous le savons, n'est pas entreprise à la légère si l'on est musulman. Nous dûmes lui faire quitter la ville en secret, car lorsqu'ils eurent vent de ce qu'il faisait, les musulmans voulurent sa peau.
Comment interprète-t-on des visions si puissantes qu'elles poussent un individu à changer le cours de sa vie de façon si spectaculaire ? Il est bien sûr possible qu'il ait vu une image d'un Bouddha dans un livre d'école, mais ceci n'expliquerait pas pourquoi l'image était activée d'une façon si puissante.
« Et pourquoi ? Parce que, Subhuti, ces Bodhisattvas n'auront (1) pas de perception d'un soi, (2) pas de perception d'un être, (3) pas de perception d'une âme, (4) pas de perception d'une personne. »
Dans sa traduction, Conze énumère les huit manières par lesquelles nous pouvons mal comprendre ou mal interpréter notre expérience, chose qui n'arriverait pas aux Bodhisattvas qui comprennent ce sûtra. Les quatre premières sont des variations sur une vue fausse qu'ont les non-bouddhistes, concernant le soi.
La première de ces variations est que vous avez l'impression de constituer un soi qui d'une certaine manière existe au-dehors, au-dedans ou au-dessus des cinq skandhas, même si tous les détails de votre expérience peuvent être classés parmi ces cinq « agrégats » : les formes (« les constituants objectifs des situations perceptuelles ... et les sensations du corps »), les sensations, les perceptions ou les pensées, les choix ou les volitions, et les états changeants de conscience. Puisque ces catégories comprennent toutes ce qui sont essentiellement des processus plutôt que des morceaux qui pourraient être mis ensemble pour former quelque chose de solide, il n'y a en fait, si on les examine de façon approfondie, aucune place parmi elles, ou en dehors d'elles, où un soi ou un ego puisse s'arrêter et dire : « Je suis là, tout ceci est moi ».
La seconde vue fausse, la perception d'un être, est fausse car les cinq skandhas ne peuvent pas être considérés comme s'ajoutant pour former un être (sattva) qui coexiste dans l'espace avec les skandhas. Ils ne forment pas un être qui persiste sans changer, en dépit de tous les changements qui se produisent en dehors de lui.
Le Bodhisattva n'a pas non plus de perception d'une âme (la troisième de ces vues fausses) car la force de vie qui tient les choses ensemble de la naissance à la mort ne persiste pas sans changer. Elle serait bien entendu incluse dans les cinq skandhas, dans le vijnana ou « conscience ».
De même, il ne peut y avoir de perception d'une personne, car tout ce qui passe d'une renaissance à la suivante ne persiste pas inchangé, comme quelque chose de séparé des cinq skandhas.
« Ces Bodhisattvas n'auront (5) pas non plus de perception d'un dharma, (6) ni de perception d'un non-dharma. En eux, (7) aucune perception (8) ni aucune non-perception ne prend place. »
Ces quatre dernières vues fausses sont spécifiques aux bouddhistes.
L'Hinayaniste peut avoir une « perception d'un dharma », en considérant les 169 (selon le Théravada) ou 72 (tels que comptés par l'école Sarvastivada) constituants matériels et mentaux utilisés par l'Abhidharma pour analyser tous les phénomènes comme des entités existant de manière absolue. Les Bodhisattvas, cependant, perçoivent tous les dharmas comme des constructions intellectuelles provisoires.
On doit bien sûr faire attention au fait qu'en percevant la non-existence de dharmas, on ne réifie pas subtilement la non-existence des dharmas en l'offrant comme une version plus vraie de la réalité ; c'est comme cela qu'apparaît « une perception d'un non-dharma ». Ce n'est pas que de façon absolue les dharmas n'existent pas ; ils ne peuvent être niés, devenant non existants. Ils n'ont pas d'existence ultime, mais ils ont une existence qualifiée et relative.
Nous imaginons communément, lorsque nous percevons une concentration d'attributs que nous pouvons identifier comme formant une seule chose, que nous percevons une chose à laquelle appartiennent ces attributs, mais imaginer cela est en fait la septième des vues fausses évitées par le Bodhisattva. Il n'y a réellement là pas de chose qui puisse être distinguée de ces attributs ; il n'y a pas une chose à l'intérieur, à laquelle, si l'on peut dire, sont collés les attributs. Pour prendre un exemple simple : enlevez le vert, les épines et la douceur : où est la feuille de houx ? Ceci, bien sûr, est le nominalisme bouddhique. Tout ce que nous avons sont les noms des choses ; nous n'avons pas les choses elles-mêmes.
En fait, ces Bodhisattvas ont les mêmes perceptions, les mêmes impressions des sens que tout le monde, mais ils ne les prennent pas par erreur pour la réalité, d'où le fait que « pas de non-perception ne prend place en eux ». Ils ne prennent pas leurs perceptions comme étant absolument valides ; ils ne sont pas trompés par les apparences - tout comme, lorsque vous voyez une règle plongée dans l'eau, vous savez qu'elle est droite même si elle apparaît coudée.
« Et pourquoi ? Si, Subhuti, ces Bodhisattvas avaient une perception soit d'un dharma, soit d'un non-dharma, ils s'attacheraient par là à un soi, à un être, à une âme ou à une personne. Et pourquoi ? Parce qu'un Bodhisattva ne doit s'attacher ni à un dharma ni à un non-dharma.»
L'Abhidharma a analysé les soi-disant personnes et soi-disant choses en dharmas afin de prouver que ce que vous pensez être vous-même, et ce que vous pensez être des objets à prendre, ne sont pas des entités séparées ou fixes. Le Mahayana a démontré que même les dharmas doivent être vus comme vides et, en allant plus loin, que la shunyata elle-même doit être abandonnée. Rien ne peut être pris comme une fin en soi. Quelle que soit notre interprétation de la réalité, c'est toujours un moyen, un remède, un radeau. Tant que nous insistons pour percevoir un objet, et même la shunyata elle-même, alors nous utilisons encore une notion de sujet, de soi, ou une subjectivité de cette sorte, aussi subtile ou faible soit-elle - pour réaliser le fait de percevoir.
« Ceci a donc été enseigné par le Tathagata avec une signification cachée : "Ceux qui connaissent le discours comparant le dharma à un radeau doivent renoncer aux dharmas, et plus encore aux non-dharmas". »
Selon la version pâlie de ce discours, qui se trouve dans le Majjhima-Nikaya, le Bouddha dit à ses disciples qu'ils doivent laisser les dhammas, ou voies justes, ainsi que les voies fausses derrière eux lorsqu'ils atteignent leur but. En d'autres termes, leur pratique de l'éthique est simplement un moyen pour atteindre un but, un radeau pour les emporter vers l'autre rive. La discrimination éthique n'est que l'affaire des êtres non éveillés. Les êtres Éveillés n'ont pas besoin d'essayer d'agir de manière éthique : c'est simplement leur nature d'agir ainsi. Selon le Sûtra du Diamant, ce discours contient aussi un enseignement plus ésotérique, dans lequel le mot dharmas doit être interprété comme les « entités ultimes » de l'Abhidharma. Que cette interprétation métaphysique soit historiquement justifiée est une autre histoire, mais une tendance générale du Mahayana a été de lire des significations plus profondes dans certains des enseignements hérités du Hinayana sous sa forme Sarvastivadin. Cependant, que l'on comprenne la parabole en termes éthiques ou métaphysiques, on ne doit s'arrêter à aucune des étapes.
Ceci dit, on ne doit pas laisser le fait que le Dharma ne soit qu'un radeau agir pour une dévaluation subreptice du Dharma. Il y a ici un problème en ce sens que les gens ne semblent capables de développer la foi en quelque chose que dans la mesure où ils rendent cette chose absolue. Il est difficile d'avoir foi en une chose sans la considérer comme une fin en soi. Il n'est donc pas facile de considérer le bouddhisme comme provisoire - et c'est parce qu'il est difficile de faire cela que le bouddhisme développe une sorte de durcissement spirituel des artères et décline.
« Le Seigneur demanda : Penses-tu, Subhuti, qu'il y ait un dharma que le Tathagata ait entièrement connu comme « l'éveil suprême, droit et parfait », ou bien qu'il y ait un dharma que le Tathagata ait expliqué ? »
Le point fondamental, ici, est très simple. Quand nous voulons parler de quelque chose qui transcende notre expérience, nous ne pouvons jamais en parler qu'en termes de notre expérience. Quand nous parlons du Bouddha comme connaissant l'Éveil, ce que nous disons est basé sur l'analogie de notre propre connaissance ordinaire, et en ce qui nous concerne la connaissance implique un sujet, celui qui connaît, et un objet, la chose connue. En d'autres termes, la totalité du cadre de notre connaissance est dualiste, de telle sorte que nous ne pouvons que concevoir la connaissance qu'a le Bouddha de l'Éveil comme étant dualiste. Nous pensons qu'il y a d'une part celui qui connaît l'Éveil, le Bouddha, et d'autre part l'objet de sa connaissance, l'Éveil, et nous en concluons que devenir Éveillé consiste à « connaître » cet objet. Dans l'état d'Éveil, cependant, il n'y a bien sûr pas de division en sujet et objet.
Nous pouvons même voir une double signification au mot « dharma » : il peut bien sûr être compris comme « enseignement », mais aussi comme « objet ». C'est parce qu'il n'y a pas de possibilité, en sanskrit, d'utiliser une majuscule pour faire la distinction entre les deux significations du terme, comme nous pouvons le faire en français. Un mot comme « Dharma » peut être souligné par la version sanskrite ou pâlie des guillemets : par le petit mot indéclinable, iti, généralement mis à la fin d'une citation directe. En évitant de mettre une majuscule au mot « dharma » dans ce contexte, Conze conserve dans sa traduction l'ambiguïté de l'original. La phrase peut donc être comprise comme commençant de deux façons différentes : « Y a-t-il un objet ... », ou « Y a-t-il un Dharma ... ».
Pour revenir au point essentiel élucidé ici, même les catégories doctrinales du bouddhisme ne doivent pas être prises littéralement, comme des fins en elles-mêmes. Tout ce qu'elles peuvent faire est attirer l'attention vers l'expérience. Il n'a pas d'expérience spécifique connue comme « l'Éveil suprême, droit et parfait », que vous puissiez considérer ou traiter comme un objet, puis présenter comme un objet à d'autres personnes, que ce soit sous la forme de communication verbale, ou sous toute autre forme. Nous ne devons pas transférer à l'Inconditionné les diverses catégories que nous avons dérivées de notre expérience du conditionné. L'expérience qu'a le Bouddha de l'Éveil ne peut pas être conçue dans les termes de notre propre expérience de choses que nous avons distinguées comme objets séparés - ce qui veut dire qu'elle est très littéralement inconcevable.
« Subhuti répondit : Non, pas comme je comprends ce que le Seigneur a dit. Et pourquoi ? Ce dharma, que le Tathagata a entièrement connu et expliqué, ne peut être saisi, on ne peut en parler, ce n'est ni un dharma ni un non-dharma. »
A cet endroit, à peu près, nous pourrions être pardonnés de nous demander si nous ne sommes pas ici en train de perdre notre temps et notre énergie. Pour avoir une idée de la sorte d'attitude mentale que les enseignements de la Perfection de la Sagesse défoncent ainsi, nous devons probablement nous tourner vers la sorte de théologien catholique très bien formé, qui se satisfait du fait que St Thomas d'Aquin ait tout pigé, résolu et tranché une fois pour toutes. L'accent mis excessivement sur l'approche intellectuelle ou conceptuelle, qui avait besoin d'être vigoureusement neutralisée par l'école de la Perfection de la Sagesse, n'est peut-être pas un problème majeur de nos jours en Occident. En particulier, les Anglais ne sont pas sur-intellectuels ou enclins à la métaphysique.
Cela ne veut cependant pas dire qu'en Occident nous sommes au-dessus de tout soupçon. En fait, toute cette idée d'arriver à un équilibre, d'équilibrer la raison ou l'intellect avec la foi ou l'émotion, n'est pas une idée utile en ce qui concerne la vie spirituelle. En Occident, nous trouvons difficile d'aller au-delà de l'idée d'équilibre parce que nous considérons que l'intellect et l'émotion, la raison et la foi, appartiennent à des domaines entièrement séparés, l'un d'entre eux ayant été colonisé par la science, l'autre par la religion. Toute la tendance des fois sémitiques, et particulièrement de la tradition judéo-chrétienne, a été d'identifier la religion de façon plutôt trop proche avec des idées concernant l'ordre matériel. Quand ces idées concernant l'ordre matériel ont commencé à être mises en question durant la Renaissance, la foi religieuse a irrévocablement été mise en opposition avec le développement intellectuel. La révolution industrielle, et le manque d'intégration qui depuis a persisté à tous les niveaux dans le monde, peuvent de manière très plausible être imputés à cette division de la psyché européenne. La division entre religion et science est en réalité une division entre une science très ancienne, voire antique, et la science moderne, mais il en a résulté une identification de la religion avec l'émotion et la foi, en tant qu'opposées à la raison, et vulnérables face à celle-ci. Mais une émotion positive et saine et une foi réelle ne devraient rien avoir à craindre de quelque quantité de connaissance que ce soit.
Dans l'hindouisme, la division n'atteint pas la psyché, mais on est toujours censé suivre l'une des quatre voies possibles : le raja-yoga, le jñana-yoga, le bhakti-yoga ou le karma-yoga. Le Bouddha, cependant, introduisit l'enseignement des Cinq Facultés Spirituelles dans le but spécifique d'intégrer et d'unifier la foi et la sagesse, l'énergie et la concentration, avec la prise de conscience comme facteur unificateur. Il n'y a pas une sorte de faculté religieuse séparée que nous apportons dans notre pratique spirituelle. Une conscience spirituelle est simplement une concentration et une coordination de toutes nos facultés dans une certaine direction que nous reconnaissons comme ultime. Un aspect très important de la signification du mot « spirituel » est celui d'une énergie unifiée, d'un être unifié. Quand nous nous engageons dans la voie spirituelle - et ceci est toujours au niveau mondain - tout conflit entre le rationnel et l'émotionnel a été résolu.
En résultat de la profonde division dont nous avons hérité, nous ne pouvons cependant guère penser au développement des Cinq Facultés Spirituelles autrement qu'en termes de développement parallèle, plutôt qu'en termes d'unification ou d'harmonisation. En conséquence, nous avons tendance à prendre les doctrines bouddhiques comme des idées métaphysiques abstraites, comme si le Bouddha les avait soumises à notre considération intellectuelle ; c'est en particulier le cas si nous considérons le bouddhisme comme étant le produit d'un climat intellectuel particulier. Mais si nous faisons cela, que faisons-nous de nos émotions ? Vers quoi nous tournons-nous pour satisfaire nos besoins émotionnels - ou plutôt, vers qui nous tournons-nous ? Le fait est que si nous séparons l'intellect de l'émotion nous devons presque exiger l'existence d'un Dieu personnel, sous une forme ou une autre. Il n'y a pas de Dieu dans le bouddhisme, pas plus, de même, qu'il n'y a de principe métaphysique abstrait gouvernant l'univers. Si le Bouddha utilise un langage conceptuel, c'est toujours le produit d'un esprit Éveillé, et il s'adresse à la totalité de notre être. En fin de compte, il n'y a rien d'intellectuel à propos de la sagesse, et rien d'émotionnel à propos de la compassion. La vue pénétrante transcendantale n'est pas une pensée, et la compassion en tant qu'expression de cette vue pénétrante n'est pas une émotion.
« Et pourquoi ? Parce qu'un Absolu exalte les Personnes Saintes. »
Une traduction plus littérale que celle de Conze serait : « Parce que les Personnes Saintes sont rendues influentes par le Non-Composé ». Conze commente dans ses notes : « L'Absolu est littéralement “l'Inconditionné”. Avec un dédain évident et délibéré pour la logique, le sûtra déclare que cet Absolu sans lien peut entrer en relation avec certaines personnes. » En fait, la traduction littérale d'asamskrita est « le Non-Composé ». Quoique cela puisse équivaloir à la même chose que « l'Inconditionné », substituer « le Non-Composé » par « l'Inconditionné » rétablirait la cohérence logique, car il n'y a pas de contradiction dans le fait que le Non-Composé entre en relation avec quelque chose d'autre qui soit composé ou mis-ensemble - ou même avec quelque chose d'autre qui soit aussi Non-Composé.
Conze traduit le terme prabhavita par « exalté », mais ce n'est pas tout à fait le bon mot. L'idée du prabhava est nettement celle de l'« influence », et si nous devions faire un choix entre les diverses traductions que Conze propose dans ses notes, « tirent leurs forces de » serait probablement la plus fidèle. Les mots « parce que » ont ici une fonction d'insistance, l'insistance étant sur « Absolu » (ou, de préférence, « Non-Composé »).
Dans tous les cas, l'idée mise ici en avant est, comme le traduit Conze, que les Personnes Saintes sont « apparues » de l'Inconditionné. Cela rappelle une chose que le Bouddha dit assez souvent aux moines dans les textes pâlis : « Vous êtes mes véritables propres fils, nés de ma bouche, nés du Dharma ; les héritiers du Dharma, et non pas les héritiers de choses du monde... » Vous devenez une des « Personnes Saintes » quand vous Entrez dans le Courant ; et dans la mesure où vous participez à l'Inconditionné et vous identifiez avec lui, dans cette mesure vous devenez spirituellement influent.
Les Personnes Saintes ont le pouvoir de faire quelque chose qui défie toute catégorisation ou définition, même si vous pouvez voir ce qui est en action dans leur vie. Cet « Absolu » ne peut donc pas être considéré comme un objet extérieur avec lequel on est en contact. Il est bien trop facile de penser à l'Éveil comme à une sorte d'objet attendant d'être réalisé. Si vous pensez en ces termes, il vous semblera que lorsque quelqu'un devient Éveillé, un Éveil ou un Absolu inactif devient actif et se manifeste au travers de cette personne. Ceci n'est cependant qu'une façon de penser et de parler, et ne doit pas être pris littéralement. Les Personnes Saintes sont exaltées, ou ont des pouvoirs, mais il n'y a pas d'Inconditionné pour les exalter - quoique si l'on dise qu'elles s'exaltent elles-mêmes cela puisse mener à des malentendus.
« Le Seigneur demanda : Penses-tu, Subhuti, que si un homme ou une femme de bien avait empli ce système de mondes fait de mille millions de mondes avec les sept choses précieuses, et l'avait ensuite donné aux Tathagatas, aux Arhats, aux Complètement Éveillés, aurait-il, en vertu de ceci, engendré une grande masse de mérite ? Subhuti répondit : Grande, Ô Seigneur, grande, Ô Bien Allé, serait cette masse de mérite ! Et pourquoi ? Parce que le Tathagata a parlé de la « masse de mérite » comme d'une non-masse ; c'est ainsi que le Tathagata a parlé de « masse de mérite ». Le Seigneur dit : Mais si quelqu'un d'autre tirait de ce discours sur le dharma une seule strophe de quatre lignes, et l'expliquait et l'éclairait à d'autres dans tous ses détails, alors en vertu de ceci il engendrerait une masse de mérite encore plus grande, immense et incalculable. Et pourquoi ? Parce qu'il en est issu l'éveil suprême, droit et parfait des Tathagatas, des Arhats, des Complètement Éveillés, et de cela sont issus les Bouddhas, les Seigneurs. »
Toute quantité de don de choses matérielles dans le sens mondain ordinaire, aussi approprié, nécessaire ou bénéfique soit ce don à son propre niveau, ou aussi méritoire soit-il dans un sens bouddhique traditionnel, est complètement incomparable avec la plus petite quantité de don du Dharma, et plus particulièrement de don de la Perfection de la Sagesse. Toute la quantité (pour ainsi dire) du conditionné ne peut être comparée avec le plus petit grain (pour ainsi dire) de l'Inconditionné. Qu'est-ce donc que cela implique ici pour nous ?
Le Bouddha dit effectivement que si vous allez prononcer un seul discours sur le Dharma face à une audience de gens qui n'ont jamais entendu parler du Dharma auparavant, leur ouvrant des perspectives qui ne leur ont jamais été ouvertes auparavant, la quantité de mérite que vous générez ainsi est bien plus grande que si vous aviez passé, disons, dix mille vies comme assistant social dans dix mille mondes différents. Il est presque impossible de surestimer combien méritoire est l'enseignement du Dharma, même dans le sens ordinaire, hors de toute divulgation directe de votre propre expérience de la Perfection de la Sagesse.
Tout simplement, aller en Refuge implique une responsabilité envers les autres. Sommes-nous véritablement réticents à la perspective de parler de quelque chose qui est au-delà de notre expérience, ou avons-nous seulement peur de montrer nos insuffisances ? Si nous faisons un discours introduisant le bouddhisme, il n'y a pas besoin de parler des trente-deux sortes de vacuité différentes, mais nous pouvons sûrement parler sans détours de l'impact du Dharma sur notre propre vie, de notre propre expérience d'aller en Refuge. Nous pouvons parler d'idéaux même si nous n'avons pas complètement réalisé ces idéaux. Présenter simplement les bases du Dharma à une classe de première ou à une association féminine peut bien semer une graine dans un petit coin de terre fertile dans cette audience. C'est une action qui doit être distinguée très clairement d'autres activités, aussi thérapeutiques ou élevant la conscience soient-elles. Nous ne pouvons guère aller en Refuge sans avoir un petit miroitement d'une idée de l'Éveil, que nous pouvons transmettre. En fin de compte, c'est une question de faire un effort, effort qui est inséparable de la vie spirituelle et de l'Idéal du Bodhisattva. Et nous devons faire attention à nourrir les graines que nous avons semées : nous devons offrir le soutien de la communauté spirituelle à ceux qui aspirent à pratiquer le Dharma.
Les sept choses précieuses sont l'or, l'argent, le lapis-lazuli, le corail, les pierres précieuses, les diamants et les perles. Il faut tout d'abord comprendre que ces matières sont précieuses en elles-mêmes, et pas du tout dévaluées par le fait d'être amassées en quantités telles qu'elles remplissent un système galactique. Puis, ayant mis de côté les forces du marché, on peut bien imaginer que la façon la plus méritoire d'utiliser toute cette richesse serait d'accorder le plus grand bien au plus grand nombre de gens. Mais on se tromperait. Traditionnellement parlant, le mérite gagné en donnant est proportionnel non seulement à la qualité du don, mais aussi à la vertu spirituelle de la personne qui reçoit. Commode pour les moines d'aspect vertueux, pourrait-on dire, mais quel usage peuvent faire Ceux qui sont Entièrement Éveillés des sept choses précieuses, en quelque quantité que ce soit ? Eh bien, rien du tout. Et en tout cas comment, du point de vue pratique, pourrait-on offrir un tel présent ?
Le plus grand don matériel est celui qui est offert dans un esprit de dévotion et d'engagement authentiques envers l'idéal spirituel en tant que distinct de toute considération pour des buts mondains, quelque salutaires ou dignes d'éloges soient-ils. Il s'agit, par exemple, de créer un bel autel avant d'installer une cuisine pour faire de la soupe pour les pauvres. Les valeurs purement spirituelles doivent être placées sans équivoque au-dessus de toutes les autres. Construire un stûpa dédié à la paix dans le monde, par exemple, suggère probablement que vous n'êtes pas convaincu de l'importance extrême, pour l'humanité, de l'idéal spirituel de l' Éveil, comparé à des idéaux mondains tels que la paix dans le monde, la liberté, et l'égalité des droits. Un stûpa dédié au Bouddha n'a absolument aucune justification au niveau mondain : il est totalement inutile, ce qui en fait une affirmation beaucoup plus claire. Une « pagode de la paix » bouddhique est franchement une banalité plaisante face au défi du bouddhisme. Pourquoi ne pas construire un stûpa dédié au Bouddha, un stûpa géant couvrant un hectare - et non pas seulement une agréable petite folie mettant un peu de charme oriental à un parc public. Et s'il peut être orné des sept choses précieuses, tant mieux.
Même un tel stûpa serait toujours, cependant, une chose matérielle ; et un don matériel, même s'il est dédié à des idéaux spirituels, est limité, et donc seulement capable de produire une quantité limitée de mérite. Par contraste, la moisson provenant de la graine de Dharma semée dans l'esprit d'une personne est littéralement incalculable. Ce qui est Inconditionné est d'un ordre très différent de ce qui est conditionné.
Notons qu'ici la réponse de Subhuti, même s'il la présente comme formant une suite logique (« Et pourquoi ? Parce que ... ») ne contient pas réellement de lien logique. Le ton de raisonnement progressif de Subhuti est ironique, car il revient en fait sur ses pas pour éviter toute accusation possible, par le Bouddha, du fait qu'il ne soit pas réellement compris. C'est comme s'il disait : « Tu ne vas pas me prendre en défaut. D'accord, si tu insistes, je parle ce langage, mais je ne suis pas trompé par lui plus que tu ne l'es. » Il y a un aller-retour constant entre le point de vue Absolu et le point de vue relatif. Traiter et parler des aspects pratiques des exigences de la vie spirituelle demande que nous prenions position au niveau relatif, mais dès que nous avons cristallisé une idée dans le langage, nous devons la dissoudre. La littérature de la Perfection de la Sagesse tente une tâche impossible : si elle veut être fidèle à elle-même, elle ne peut rien dire du tout. Il y a donc une oscillation continue, et presque violente, entre le provisionnel et l'Absolu, créant une atmosphère très particulière. A peine vous dit-il de faire une chose que le texte se hâte d'ajouter que vous ne devez pas la faire, ou que vous ne l'avez pas faite, ou que vous devez penser que vous ne l'avez pas faite.
Nous devons bien sûr garder à l'esprit le fait qu'en sanskrit la version négative d'un mot n'est pas la même qu'en français, et peut parfois signifier quelque chose de positif ; mais malgré cela, elle ne peut être positive qu'en relation avec une négative. Le sanskrit ne peut aller au-delà de la relativité qui est inhérente au plus raffiné des langages même ; il exploite juste ses limitations avec plus de succès, ce qui en un sens en fait un instrument plus dangereux. Le sanskrit est une langue si claire, exprimant des différences subtiles de façon si claire et si belle, que l'on peut être tenté d'oublier que même le langage des dieux, le devabhasha, ainsi que les brahmanes aiment à appeler le sanskrit, ne peut exprimer l'Inconditionné. Ce n'est que le devabhasha, et pas le Buddhabhasha.
La loi de l'identité dit que A est A ; la loi de la contradiction dit que A ne peut pas être à la fois B et non-B, et la loi du milieu exclusif dit qu'une chose doit être soit B soit non-B. De manière flagrante et avec insistance, la Prajñaparamita ne tient aucun compte de ces lois irréfutables de la logique, de telle sorte que notre intellect se trouve osciller entre des affirmations contradictoires, essayant en vain de déterminer laquelle d'entre-elles est vraie, et incapable de concevoir une dimension - la dimension de la vacuité - dans laquelle les opposés sont identiques.
« Et pourquoi ? Parce que le Tathagata a enseigné que les dharmas particuliers des Bouddhas ne sont simplement pas les dharmas particuliers d'un Bouddha. C'est pourquoi ils sont appelés « les dharmas particuliers des Bouddhas ». »
Les dix-huit attributs spéciaux d'un Bouddha connus sous le nom de Buddhadharmas et qui forment le dharmakaya sont des traits de la conduite du corps, de la parole et de l'esprit, tels que « le Tathagata ne trébuche pas », « sa vigueur ne faiblit jamais », « sa parole n'est jamais dure ou bruyante », et « sa connaissance et sa vision concernant le passé, le présent et le futur agissent librement et sans obstruction ». Ils forment la contrepartie transcendantale des trente-deux marques, et ils apparaissent ici parce qu'ils sont le produit ou le résultat de la prajña, plutôt que du punya, du mérite, comme c'est le cas des trente-deux marques. En même temps, bien sûr, le Bouddha n'est pas réellement perçu ou saisi par ces qualités, pas plus que par les trente-deux marques. C'est pour cela que « les dharmas particuliers des Bouddhas ne sont simplement pas les dharmas particuliers d'un Bouddha ».
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.