Ayant mangé, nous dit-on, le Bouddha s'assied pour méditer. Mais pourquoi, s'il a déjà atteint l'Éveil, un Bouddha médite-t-il ? Une réponse du Hinayana serait qu'il voulait donner le bon exemple. Cependant, si nous retournons à ce texte archaïque qu'est l'Udana, nous trouvons une occasion où, simplement, le Bouddha se lève et va dans la forêt, y passe plusieurs mois sans rien dire à personne, pour s'éloigner de l'activité intense liée au fait d'être un Bouddha. Ce que cela souligne peut-être c'est que quoique lorsque l'on est Éveillé il n'y ait pas « besoin » de pratiquer, ce que nous pensons être une pratique est en fait l'activité naturelle du fait d'être Éveillé. Le nirvana ne peut en aucune façon être une condition « statique ». C'est simplement le dernier point perceptible sur une spirale infinie vers des dimensions absolument inimaginables situées au-delà. Vous n'allez jamais au-delà de la formation.
Ce point peut être expliqué en termes spécifiques du Mahayana. Le Mahayana faisait remarquer que l'affirmation est impensable sans la négation. Le nirvana n'existe donc qu'en relation avec le samsara : il est donc dépendant, il est donc conditionné, et il est donc vide. Toutes les choses, conditionnées ou Inconditionnées, sont vides, et ne sont donc pas différentes les unes des autres. De cette façon, le Mahayana affirme non seulement la vacuité de tous les dharmas mais aussi l'identité de tous les dharmas, la sarvadharmasamata. Puisqu'il est, de façon ultime, impossible de faire la différence entre le samsara et le nirvana, il s'ensuit qu'il ne peut y avoir ni abandon du samsara, ni atteinte du nirvana. Si, une fois l'Éveil atteint, on cessait de pratiquer, cela impliquerait que l'on fasse la différence entre atteinte et non atteinte, auquel cas on ne pourrait guère être Éveillé. Le Bouddha n'avait pas le genre d'attitude dualiste qui l'aurait mené à penser : « Bien, j'y suis maintenant : plus de pratique spirituelle pour moi. » Il y était, et il pratiquait. En ce qui nous concerne, le corollaire très important de ceci est que, dès le début, nous sommes Éveillés. Si c'est pour éviter d'être dualiste et donc auto-contradictoire, cette connaissance porte avec elle l'impératif de la pratique.
« Alors, de nombreux moines s'approchèrent de l'endroit où était le Seigneur, saluèrent ses pieds avec leur tête, marchèrent trois fois autour de lui par la droite, et s'assirent d'un côté. «
Il était généralement compris en Inde que, par respect pour le Maître, vous ne vous asseyiez pas directement en face de lui : cela aurait été considéré comme peut-être un peu présomptueux, comme manquant un peu de modestie. De nos jours, dans les pays du Théravada, il est toujours considéré comme plus poli et plus décent, en particulier pour les femmes, d'adopter une position agenouillée de côté plutôt que de faire directement face à l'image du Bouddha. De façon significative, le Vajrayana méprisa cette convention. Dans le contexte d'une initiation vous devez vous asseoir directement en face du maître, voire regarder le maître - voire regarder le maître dans les yeux - un comportement très peu modeste du point de vue du Hinayana, et même de celui du Mahayana. Il y a dans le Vajrayana un lien ou une communication plus intensément personnelle entre maître et disciple. Ce lien ou cette communication est, pourriez-vous presque dire, moins institutionnalisé.
» A ce moment-là, le Vénérable Subhuti vint vers cette assemblée et s'assit. Puis il se leva de son siège, mit la partie supérieure de sa robe sur son épaule, posa le genou droit à terre, inclina ses mains jointes vers le Seigneur, et dit au Seigneur : « Il est merveilleux, Ô Seigneur, il est infiniment merveilleux, Ô Bien-Allé, comme les Bodhisattvas, les grands êtres, ont été aidés avec la plus grande aide par le Tathagata, l'Arhat, le Complètement Éveillé. Il est merveilleux, Ô Seigneur, comme les Bodhisattvas, les grands êtres, ont été favorisés avec la plus grande faveur par le Tathagata, l'Arhat, le Complètement Éveillé. «
Quand Subhuti arrive, ses deux épaules sont en fait couvertes. Ce n'est donc pas tant qu'il mette sa robe sur une épaule, qu'il découvre une épaule avant de faire son salut. Aujourd'hui encore, la coutume, non seulement dans les pays du Théravada, mais aussi au Tibet, est que les moines ôtent leur robe du dessus ou leur manteau de leur épaule droite et la passent sous leur bras et au-dessus de l'autre épaule avant de faire leur salut au Bouddha ou à leur maître (l'épaule droite peut toujours être couverte, en particulier au Tibet, mais pas avec cette robe-là.)
Avec ce geste d'immense respect Subhuti montre avant même de parler la première qualité qu'il requiert pour son rôle dans le sûtra. Il montre qu'il est réceptif. La réceptivité est la première qualité nécessaire à un disciple, et en fait à quiconque veut apprendre quelque chose. Nous pouvons être tout autre chose : nous pouvons être méchants, nous pouvons être stupides, nous pouvons être pleins de défauts, nous pouvons récidiver... En un sens, c'est sans importance. Mais nous devons être spirituellement réceptifs. Nous devons vouloir apprendre, et être prêts à apprendre. Quand nous savons que nous ne savons pas, tout est possible.
Subhuti a ensuite l'élégance de commencer par remercier le Bouddha, rendant hommage à ce qu'il a fait dans le passé et se réjouissant de ce qu'il a déjà donné, avant de lui demander d'enseigner encore. Ce genre de gratitude est la deuxième grande qualité dont nous avons besoin lorsque nous approchons le Dharma. Subhuti ne se lance pas directement dans sa première question ; ses premiers mots au Bouddha sont des mots de louange et d'appréciation. Il apprécie l'aide que le Bouddha a donnée à ses disciples et particulièrement aux grands Bodhisattvas, et il réalise que les disciples ont été « favorisés ».
Il est probablement justifié de prendre ici la traduction de Conze littéralement et d'interpréter le mot faveur comme signifiant quelque chose d'essentiellement non-mérité et non-gagné. Si l'enseignement est purement transcendantal, comment peut-il être mérité par quelque quantité de comportement favorable que ce soit ? Il vient comme une faveur absolue, comme un cadeau gratuit. Ce n'est rien qui puisse en fait être mérité par la loi du karma, parce que cela appartient à un autre ordre, à une autre dimension. Rien de conditionné ne peut mériter l'Inconditionné. La compassion du Bouddha déborde simplement, sans considération de mérite. A un niveau beaucoup plus bas, la meilleure façon d'agir en ami spirituel envers quelqu'un est souvent de l'aider dans ses difficultés, mais l'aide dans ce sens n'est pas toujours la meilleure réponse à la situation. Parfois, une personne n'a besoin d'aucune aide - elle peut bien être en bonne santé et heureuse - mais elle peut gagner à être « favorisée », à ce qu'on lui offre un aperçu de quelque chose qui soit au-delà d'une approche tournée vers les problèmes, de quelque chose qui soit complètement au-delà de son niveau présent.
Subhuti nous montre comment approcher le sûtra du Diamant. Nous devons conserver un sens d'émerveillement face au don du Dharma. Sans ce sens d'émerveillement, la familiarité peut facilement s'installer, ainsi que, à défaut du mépris, l'indifférence et l'insouciance au moins. Nous pouvons commencer à lire des textes bouddhiques avec beaucoup d'intérêt et d'enthousiasme, mais après quelque temps, si nous ne faisons pas attention, l'intérêt diminue, l'enthousiasme disparaît. Nous devons faire attention à cette tendance naturelle à dévaluer ce que nous avons, et nous résoudre à ne jamais perdre de vue la valeur de l'occasion qui nous a été donnée.
Subhuti s'adresse au Bouddha en tant que « Bien-Allé ». Le mot sanskrit est sugata, allé heureux, allé dans l'état heureux du nirvana. Dans l'Inde médiévale, les hindous appelaient souvent les bouddhistes non seulement disciples du Bouddha, mais aussi saugatas, disciples du Sugata. C'est un peu par un accident de l'histoire que les Jaïns, les disciples du Jina, du « Conquérant », ne sont pas appelés bouddhistes et que les bouddhistes ne sont pas appelés jaïnistes. Leur Jina est aussi appelé Bouddha, tout comme notre Bouddha est aussi appelé Jina. C'est donc tout à fait par hasard que le titre Sugata n'a finalement pas été adopté. S'il l'avait été, nous serions appelés les sugatistes, ou même les « heureux » !
Les « grands êtres », les mahasattvas, dont Subhuti dit qu'ils ont été aidés et favorisés, sont généralement compris comme étant des Bodhisattvas qui ont atteint le huitième bhumi, quoique ceci soit peut-être un usage plus précis apparu plus tardivement. Ayant atteint le huitième bhumi, ils sont « irréversibles », c'est-à-dire qu'ils ne risquent plus de retomber de ce niveau. A ce stade de la voie le Bodhisattva renonce à la perspective du nirvana individuel, qui est alors à sa portée, pour se consacrer à l'Éveil complet pour le bien-être de tous les êtres sensibles. Il représente l'idéal spirituel à une échelle illimitée ou cosmique : à ce niveau il devient vraiment difficile de penser au Bodhisattva comme à un individu dans le sens ordinaire.
« Ceux qui se sont mis en route sur le véhicule du Bodhisattva » veut probablement dire ceux qui n'ont pas atteint l'irréversibilité, soit parce que ce sont simplement des Bodhisattvas sur la Voie, soit peut-être parce qu'ils n'ont pas même encore atteint le premier bhumi.
Comment, alors, Ô Seigneur, un homme ou une femme de bien, qui s'est mis en route sur le véhicule du Bodhisattva, doit-il se tenir, comment doit-il progresser, comment doit-il contrôler ses pensées ? » Après ces mots, le Seigneur dit au Vénérable Subhuti : « Bien parlé, bien parlé, Subhuti ! C'est ainsi, Subhuti, c'est ainsi, comme tu le dis ! Le Tathagata, Subhuti, a aidé les Bodhisattvas, les grands êtres, avec la plus grande aide, et les a favorisés avec la plus grande faveur. Écoute donc bien, Subhuti, et avec attention ! Je vais t'enseigner comment ceux qui se sont mis en route sur le véhicule du Bodhisattva doivent se tenir, comment ils doivent progresser, et comment ils doivent contrôler leurs pensées. » « Qu'il en soit ainsi, Ô Seigneur », répondit le Vénérable Subhuti, et il écouta.
Subhuti demande comment « se tient » un homme ou une femme de bien. Comment devenons-nous fermement installés dans nos aspirations fondamentales, et comment restons-nous fidèles à notre but originel ? Et comment progressons-nous dans nos pratiques spirituelles particulières ? Mais il y a aussi une question que nous pourrions être tentés de poser à Subhuti. Se peut-il que seules les personnes ayant les bons antécédents, les hommes et les femmes de bien, soient éligibles pour voyager dans le « véhicule du Bodhisattva » ? Évidemment non. Le Bouddha n'autorisait aucune distinction de caste dans le Sangha, et refusait de les observer en aucune façon.
D'un autre côté, quoique kulaputra puisse aussi vouloir dire une personne « dotée d'une bonne base spirituelle » (Conze), le bouddhisme traditionnel semble avoir considéré qu'il était avantageux d'avoir une bonne position sociale, même d'un point de vue spirituel ou au moins religieux. Une bonne éducation peut aider à assurer une raisonnable compréhension intellectuelle du bouddhisme, laquelle peut être particulièrement utile durant les premiers stades de la vie spirituelle. Elle rend certainement la communication du Dharma plus facile. Au-dessus de tout, elle donne de la confiance en soi, qui est utile d'un point de vue psychologique, et même spirituel. Les bouddhistes indiens qui sont d'ex-intouchables manquent nettement de confiance lorsqu'ils sont dans la société, simplement du fait de leur basse origine sociale. Ils ont des difficultés à traiter avec des fonctionnaires de l'Administration, même si certains d'entre eux sont eux-mêmes aujourd'hui des fonctionnaires de l'Administration. Dans ce pays aussi, il y a ceux qui sont très à l'aise avec des gens tels que des banquiers, tandis que d'autres sont nerveux et hésitants. Le revers de la médaille, l'« ennemi proche » de la confiance, en particulier peut-être pour les hindous des castes supérieures, est l'arrogance, un grand handicap spirituel.
© 'Wisdom beyond words' Sangharakshita, Windhorse Publications 1993, traduction © Christian Richard 2003.