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Je suis sûr qu'il est maintenant bien évident qu'il y a une très grande similarité entre d'une part le concept de l'Evolution Supérieure et le Nouvel Homme, et d'autre part la conception nietzschéenne du « surhomme ». Cela ne veut évidemment pas dire que les deux sont identiques. Comparé à l'idéal de la Bouddhéité, le surhomme de Nietzsche manque assez de substance positive, et cela n'est pas surprenant.
Après tout, la conception nietzschéenne du surhomme est le produit d'une pensée, une pensée brillante, la pensée d'un génie ; mais toujours une pensée, quelque chose d'intellectuel, bien qu'allant jusqu'à l'intuition, bien que cette pensée soit aussi pénétrante qu'une intuition, il s'agit toujours d'une pensée, non pas d'une réalisation spirituelle, transcendantale. Pour cette raison donc, la conception nietzschéenne du surhomme manque assez de substance, spécialement de substance positive. Mais le point principal de Nietzsche est exprimé de façon très habile et très claire, et ce point est le fait que le « surhomme » n'est pas l'homme tel que nous le connaissons, qu'il transcende l'Homme, que de très loin il le dépasse, qu'il le transcende, qu'il le dépasse de la même façon que l'homme transcende le singe. Et ainsi il est absolument clair, résolument clair pourrions-nous dire, que l'homme est une transition. Comme nous l'avons lu dans les mots de Nietzsche, l'Homme est une corde tendue entre la bête et le surhomme. Ne croyez surtout pas que je sois en train de dire que la conception du surhomme est celle du Bouddha, de l'homme éveillé, mais, oui, certainement, la conception du surhomme pointe dans la même direction. Et la corde de Nietzsche correspond ainsi, d'une façon large, au chemin de l'Evolution Supérieure. Et bien entendu, c'est l'Homme lui-même qui est le chemin, un Homme bien entendu qui ne soit pas immobile mais en train d'évoluer, un être en développement. Un Homme, disant cela suivant Nietzsche aussi bien que l'enseignement bouddhiste, et en accord aussi avec le système entier de l'Evolution Supérieure, qui marche sur la voie en se dépassant lui-même, en atteignant des nivaux de plus en plus hauts.
Et cela bien sûr nous ramène au thème de « la volonté de puissance », c'est-à-dire la volonté d'atteindre un degré d'être plus élevé en se dépassant soi-même. Arrivés à ce point, je m'en vais faire une proposition qui à certains paraîtra plutôt hardie. Je vais faire la proposition suivante : « la volonté de puissance » correspond grosso modo à la volonté d'Eveil. Toutes deux sont actives. La « volonté de puissance » est une volonté. La Volonté d'Eveil est également une volonté. Et pour toutes les deux il s'agit de produire effectivement, pas seulement de penser à cela, mais de produire de façon effective le plus haut idéal qui puisse être réalisé. L'un est bien entendu l'idéal du surhomme. L'autre, bien sûr, l'idéal de la Bouddhéité, de l'Illumination, du Suprême éveil pour le bien, pour le bénéfice de tous les êtres vivants. Et la réalisation, l'atteinte de ces deux idéaux, celui du surhomme, celui de la Bouddhéité, nécessitent tous deux le dépassement du moi inférieur ou des mois inférieurs, le dépassement de toutes les valeurs inférieures, de toutes les idées inférieures de quelque sorte qu'elles soient. Ici donc il y a une familiarité, ici donc il y a une ressemblance.
En même temps, il y a des différences. La volonté d'Eveil qui fait le Bodhisattva est plus altruiste, son regard est plus dirigé vers l'autre, cette volonté est plus cosmique. Comme nous l'avons vu il y a longtemps, il s'agit de la manifestation du Bodhisattva, d'un principe universel, cosmique ; mais la « volonté de puissance » est beaucoup plus individualiste. Cela est beaucoup plus concerné par le fait d'arriver à soi-même, créer le surhomme en soi, en se surmontant soi-même. Mais en même temps nous devons ajouter, pour lui rendre justice, que le côté altruiste n'est pas entièrement mis de côté par Nietzsche. Rappelez-vous que Zarathoustra, cette grande figure de Zarathoustra, qui peut-être exemplifie le surhomme, veut partager sa sagesse avec l'humanité. Il veut que chaque Homme réalise cela : que l'Homme est quelque chose qui se doit surmonter.
Et cela nous ramène à l'aspect le plus immédiatement significatif peut-être de toute la pensée de Nietzsche, c'est-à-dire nous ramène au fait, à la vérité, à la réalisation, que nous devrions être insatisfaits de nous-mêmes. Sans cette insatisfaction, il n'y a pas de dépassement de soi, et il n'y a pas de progrès spirituel, pas d'Evolution Supérieure de l'Homme.
Cela aussi met en évidence, ou cela nous amène aussi à l'aspect le plus faible de la pensée de Nietzsche. Nous sommes exhortés au dépassement de nous-mêmes, et la nécessité de cela, la nécessité de nous surmonter afin que le « surhomme » puisse voir le jour, puisse naître ; cela est exposé par Nietzsche d'une façon incroyablement claire, stupéfiante. Cette nécessité que nous avons de nous surmonter nous-même, d'être mécontents de nous-mêmes, d'être insatisfaits vis-à-vis de nous-mêmes, cela il nous l'enseigne sans doute plus clairement qu'aucun autre, avec beaucoup plus de force qu'aucun autre philosophe occidental ou penseur occidental. Mais Nietzsche ne montre pas et c'est là son échec, échec lamentable bien qu'il ne soit pas dénué de noblesse, il ne montre pas comment y arriver. Il dit surmontez-vous ! mais il ne nous montre pas le chemin, il ne montre pas comment le faire. Il n'y a pas d'instructions pratiques. D'une certaine façon, nous sommes abandonnés à une exhortation vide. Et ici nous pouvons immédiatement comprendre l'immense avantage d'une tradition, d'une ancienne tradition spirituelle telle que le Bouddhisme, avec ses méthodes, avec ses exercices, avec ses pratiques clairement axées sur le dépassement de soi. Après tout, ce n'est pas si difficile que ça de voir qu'un homme est malade s'il pousse des gémissements de fièvre, s'il est en train de souffrir, s'il hurle à l'agonie. C'est facile de comprendre qu'il est malade, qu'il y a quelque chose en lui qui ne tourne pas rond. Mais c'est seulement un docteur, seulement un médecin qui peut prescrire la sorte de traitement dont il a besoin pour aller mieux. Et Nietzsche, pourrait-on dire, peint une image vraiment très consternante, épouvantable, d'une humanité moderne qui est malade, de la maladie de l'Homme, de la maladie même, qui est l'Homme. Il nous donne même diagnostique, un diagnostique très perspicace. Et il va même jusqu'à dépeindre une très merveilleuse, une très belle, une image très inspirante du malade qui recouvrira une parfaite santé. Mais il ne nous donne pas la méthode effective, la méthode concrète qui pourrait redonner la santé au malade ; en d'autres mots, qui nous permettrait de nous dépasser nous-mêmes, de créer effectivement, de produire le « surhomme » ! Vous ne serez pas surpris d'apprendre que dans la pensée de Nietzsche, il n'y a pas de pratique de l'attention. Il n'y a pas de méthodes de méditation, et ainsi de suite. En dépit donc de cette image très claire et éclatante du patient et de son mal, et de celle du patient qui a recouvert la santé, en dépit du diagnostique perspicace, on peut dire qu'en général en occident, le patient continue à souffrir.
Mais nous sommes fortunés, car ce qui manque chez Nietzsche, nous le trouvons, nous trouvons toutes ces choses dans une ancienne tradition spirituelle comme le Bouddhisme. Nous y trouvons non seulement l'idéal abstrait, dans ce cas l'idéal de la Bouddhéité, mais aussi comment y arriver, les méthodes qui puissent mener à la réalisation.
En fait nous y trouvons la prescription de toute une façon de vivre. Et il en va ainsi de Nietzsche comme de presque l'entière philosophie occidentale moderne. C'est toujours une façon de penser abstraitement, des pensées abstraites, des pensées académiques, sèches et sans vie. Nietzsche au moins est quelqu'un qui vibre à la vie, il est vivant lorsqu.il pense. Beaucoup ne le sont pas. La seule exception peut-être, la seule parcelle de la philosophie occidentale moderne où l'on puisse trouver une espèce d'approche pratique, un corollaire pratique, aussi bien qu'une théorie, aussi bien qu'une spéculation, est peut-être le marxisme d'une part, et de l'autre l'existentialisme. Mais il n'est pas nécessaire d'aller plus avant dans ce sujet pour le moment.
Tout cela souligne peut-être, cette entière considération souligne le fait qu'un contact plus rapproché, pour ne pas dire une coopération plus étroite est nécessaire entre d'une part la philosophie occidentale et de l'autre les traditions spirituelles orientales.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.