Je me suis déjà référé de temps à autre à la philosophie de Nietzsche, mais ceci est vraiment mal approprié. Le terme de philosophie ne s'applique pas vraiment à la pensée de Nietzsche. Nietzsche élabore un certain nombre d'idées, des idées brillantes et lumineuses, et ces idées, certainement les idées principales, se tiennent ensemble, vont ensemble. Mais dans le même temps, Nietzsche n'avait pas pour but d'élaborer une interprétation logique consistante de l'existence, de toute expérience. Il n'avait certainement pas pour but de construire un système, un système de philosophie. Cela est, bien sûr, ce que ses grands prédécesseurs ont fait ou essayé de faire. Cela est ce que Kant a essayé de faire, ce que Hegel a essayé de faire, ce que Fichte a essayé de faire, ce que Schelling a essayé de faire, ce que Schopenhauer a essayé de faire, avant Nietzsche. Mais Nietzsche n'a pas tenté de faire quoi que ce soit de la sorte. Il n'était pas un philosophe systématique. Il n'était pas un constructeur de système, il n'aspirait pas à ériger un gigantesque édifice de pensée au sein duquel tout pourrait s'accommoder. Ceci n'était pas son aspiration, ce n'était pas son ambition. En fait Nietzsche était opposé à ce genre d'approche, à ce genre de méthode. Et il alla même jusqu'à déclarer, dans l'un de ses travaux, que la volonté de systématiser est une volonté de manque d'intégrité. Ceci est en effet une de ses pensées iconoclastes. Et ce manque ou cette absence, ou cette indifférence, cette opposition à la systématisation, à la construction de systèmes, se reflète dans ses travaux, dans ses écrits, particulièrement dans les derniers.
A l'exception de Ainsi parlait Zarathoustra, tous les derniers écrits de Nietzsche sont simplement des chaînes d'aphorismes, des dictons courts et perçants ; ou plutôt certains sont plus longs et certains plus courts. Et Nietzsche, disons-le, est le maître de l'aphorisme. Il semble que personne d'autre n'ait était capable de dire autant en si peu de mots, d'établir autant de lumière dans un si court espace, comme le fit Nietzsche. Il est absolument le maître de ce type particulier de composition, de ce type particulier d'approche littéraire. Nous pouvons même dire que dans ce domaine, le domaine de l'aphorisme, Nietzsche n'a absolument aucun rival, à l'exception peut-être de William Blake, qui ne nous en a pas laissé beaucoup, mais il nous en a laissé toute une série dans ce petit ouvrage Les proverbes de l'enfer, une section du Mariage du paradis et de l'enfer. Et les proverbes de l'enfer, on peut dire, se comparent à Nietzsche. Ils sont peut-être même plus condensés que ceux de Nietzsche lui-même, mais hélas il n'y a que cet unique ouvrage de Blake dans cette forme particulière. A mesure qu'il vieillissait, à la différence de Nietzsche, Blake tendait à devenir plus, peut-être ne devrions-nous pas employer un mot si irrespectueux, plutôt plus prolixe. Il a écrit les proverbes de l'enfer quand il était comparativement un jeune homme. Mais Nietzsche, tandis qu'il vieillissait, qu'il écrivait plus, devint de plus en plus aphoristique, de plus en plus brillant aussi, de plus en plus caustique, de plus en plus comme l'éclair, et de plus en plus dévastateur et iconoclaste. Ainsi ses aphorismes sont très souvent comme des coups de tonnerre ou des bourrasques.
Cette approche aphoristique n'est pas, de la part de Nietzsche, accidentelle. Ce manque de système, cette indifférence au système, n'est pas accidentel. Nous pouvons même dire que l'approche aphoristique est de l'essence même de la méthode de Nietzsche. Il est aphoristique non parce qu'il ne peut être systématique mais parce qu'il choisit d'être aphoristique, parce qu'il pense que ceci est la juste approche. Nous irons même jusqu'à dire qu'à cet égard Nietzsche est un peu Zen. Certains des aphorismes de Nietzsche ne sont pas différents, au moins en esprit si ce n'est dans le contenu, de certaines paroles, de certains dictons de maîtres zen de Chine ou du Japon. Nous pourrions dire que chaque aphorisme de Nietzsche pénètre profondément dans l'existence, dans la réalité, à partir d'un point de vue particulier, à partir d'une direction particulière, et chacun se tient de son propre mérite, sur ses propres pieds. La vérité d'un aphorisme n'est pas dépendante de la vérité d'un autre aphorisme. Ils ne sont pas logiquement connectés de cette façon. Vous pouvez vous rappeler que Coleridge, le grand poète, penseur, et critique, a dit du jeu de Kean le voir était comme lire Shakespeare par éclairs. Et nous pouvons dire à peu près la même chose de Nietzsche. Nous pouvons dire que lire Nietzsche est un peu comme essayer de faire un paysage, le paysage de l'existence elle-même, l'existence humaine elle-même, à l'aide d'éclairs, et ces éclairs sont les aphorismes. Nous lisons un aphorisme et pour un instant, juste au moyen de ces quelques lignes, ces quelques douzaines de mots, c'est comme si tout s'illuminait brillamment, nous voyons tout clairement, à partir de ce point de vue, de cet angle particulier. Et puis après cela, l'obscurité absolue. Nous lisons un autre aphorisme et alors un autre éclair à partir d'un autre quartier, d'une autre direction, et encore une fois tout est clair, tout est allumé, tout est révélé, mais après cela, encore une fois, l'obscurité. Et tous ces éclairs, ces aphorismes nous montrent en quelque sorte différentes images. Nous savons en un sens que toutes ces images qui nous sont révélées par éclairs, par ces aphorismes, se réfèrent tous au même paysage, mais il est difficile, si ce n'est impossible de les assembler ensemble dans un tout cohérent, dans une image complète qui embrasse tout. C'est beaucoup comme cela avec Nietzsche. Ses écrits produisent des lectures très inspirantes, mais ils sont vraiment très difficiles à élargir systématiquement. Mais heureusement nous ne sommes pas appelés à faire cela ici.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.