Maintenant, cette impulsion, c'est l'impulsion innée qu'a la vie de se surmonter elle-même, de se transcender, c'est cela que Nietzsche nomme (bien que l'expression soit introduite plus tardivement dans ses écrits) « la volonté de puissance ».
Cette appellation, comme le terme « homme supérieur », a été considérablement mal interprétée, très mal comprise. Cela a été interprété, vous l'avez deviné, au sens vulgaire d'une « volonté de puissance » politique, voire militaire. Mais par Puissance ici, Puissance avec un « P »… Nietzsche n'évoque absolument rien de matériel. Puissance dans cette acception n'a absolument rien à voir avec une force brute, avec la puissance physique. Cela n'a aucun rapport avec la politique, les états. Nietzsche était contre l'étatisme parce que c'était collectif et non individuel. Puissance, dans la pensée de Nietzsche, et spécialement dans cette expression « volonté de puissance », signifie simplement un plus haut degré, un mode d'être supérieur, un degré d'être, de vie plus abondants. Ainsi ce que « volonté de puissance » signifie est simplement un plus haut degré, un mode d'être supérieur, une vie plus abondante, plus pleine, plus riche, plus noble, plus sublime, une vie différente en termes de qualité et de dimension. Particulièrement cela signifie la volonté de produire, à partir de l'homme, le « surhomme ».
Nietzsche pose de façon extrêmement claire le fait que ce degré d'être plus élevé, ce mode d'être plus élevé, ne puisse être atteint que dans la mesure où le degré inférieur, le mode d'être inférieur, est abandonné. En fait, Nietzsche met l'accent sur le fait que le degré d'être inférieur, le degré ou mode de vie inférieur, doit être nié et même détruit avant que le degré plus élevé puisse être abordé, avant qu'il puisse être atteint.
Ceci nous amène à un aspect extrêmement important de la « volonté de puissance », un aspect très important, qui, pourrait-on dire, concerne toute la pensée de Nietzsche. Nous pouvons le nommer l'aspect iconoclaste. Nietzsche voit, il ne le voit que trop bien, que l'homme tel qu'aujourd.hui nous le connaissons, au niveau actuel du processus d'évolution, vit d'une certaine façon, qu'il pense d'une certaine façon, qu'il a certaines valeurs, certaines notions de bien et de mal.
Nietzsche dit, voyant toutes ces choses, voyant la façon dont l'homme vit et pense, voyant les valeurs qu'il adopte, ses idées sur le bien et le mal, Nietzsche dit, de façon assez catégorique, de façon assez péremptoire, que tout cela doit être détruit ; sinon, dit-il, « le surhomme » ne peut pas être créé, ne peut pas venir à l'existence. Et Nietzsche, nous devons être clairs, est absolument sans pitié, est ici absolument sans compromis. Il dit qu'il faut briser, ce sont ses propres termes, toutes les anciennes tablettes de la loi. En fait, il est complètement destructeur, au sens plein, au sens littéral du terme. Il n'a absolument que faire, n'a pas une miette de temps à perdre en ce qui concerne la culture et la civilisation moderne. Aucun temps à lui consacrer dans la mesure, bien entendu, où elles sont le produit de l'homme moyen, de l'homme sous-humain, et de ses exigences sous-humaines. Nietzsche voit plutôt clairement et dit de façon plutôt empathique que tout cela doit disparaître.
Voilà en quoi il est impitoyable, en quoi il est sans compromis, son aspect iconoclaste ou l'aspect iconoclaste de « la volonté de puissance ». Nietzsche est en fait, pourrions-nous dire, le plus puissant autocritique que la race humaine, en particulier la section occidentale de la race humaine, a jamais produite. Nous avons l'habitude de penser que les prophètes hébreux, Amos et Jérémie, le deuxième Isaé et d'autres aussi, étaient plutôt terribles dans leur genre, mais ce que nous pourrions dire, c'est que comparés à Nietzsche, les prophètes hébreux sont la douceur même. Il est absolument tout d'une pièce, sa dénonciation de l'homme tel que nous connaissons, de toutes ses œuvres, et toutes ses façons d'être, est absolument sans appel. La seule chose qu'il dise à leur propos, c'est qu'ils doivent disparaître, qu'ils doivent être transcendés, qu'ils doivent être surmontés, sinon pas de surhomme. Parce que, et il n'est pas de trop d'insister là dessus, le but ultime de Nietzsche n'a rien de négatif, il est positif. Son but ultime est la création du « surhomme », et l'homme tel qu'au jour d'aujourd'hui nous le connaissons, tel qu'il est à présent, gêne la progression du surhomme. Donc l'homme, si le surhomme est attendu, doit s'en aller.
Aussi, et cela est encore plus important, nous devons bien comprendre que lorsque l'on parle de nier certaines valeurs extérieures ou nier certaines valeurs existantes, certains modes d'être existants, il n'est aucunement question de nier quelque chose qui soit extérieur à soi. Il n'est pas question de dénoncer les autres gens parce que vous pensez qu'ils ne ressemblent pas assez au « surhomme ». Pas du tout, dit Nietzsche, c'est vous-mêmes que vous devez nier, que vous devez dénoncer, c'est vous-mêmes que vous devez surmonter. Et Nietzsche parle il affectionne ce genre de langage, il parle en termes de guerre et de bataille. Et bien sûr ce genre de langage a été mal interprété. Mais ce dont il s'agit c'est d'une guerre à l'intérieur de soi, c'est d'une guerre intestine dont il parle. C'est contre soi-même que l'on doit combattre, comme il le dit, de toutes les manières possibles : « qui est le pire ennemi ? le pire ennemi est soi-même». Alors voici vraiment l'ennemi dont vous devez triompher, et celui qui se conquiert soi-même détient la plus glorieuse des victoires. « Conquerrait-il mille fois mille hommes sur le champ de bataille, vraiment, il est le victorieux le plus noble s'il se conquiert lui-même » parce que c'est le moi, son propre moi, son moi intérieur, son propre moi ici et maintenant, qui est le plus grand ennemi, le plus prodigieux des obstacles à la création du « surhomme ». Cette citation, bien entendu, est tirée du Dhammapada. Ce furent les mots du Bouddha, et avec eux nous en revenons au Bouddhisme, à l'Evolution Supérieure, car il est temps de commencer à faire des comparaisons.
Quelques comparaisons ont été faites en passant. Mais il est temps de dégager clairement les ressemblances et les différences. Mais avant de faire cela, précisons juste un point : Nietzsche avait entendu parler du Bouddhisme. Dans ses écrits, il y a plusieurs références au Bouddhisme, mais il ne le connaissait pas suffisamment pour être à même de porter sur lui un jugement équilibré. A son époque, très peu de textes bouddhiques avaient été traduits, et bien que ce que Nietzsche exprime concernant le Bouddhisme soit d'un très grand intérêt, cela est, dans une certaine, mesure, basé sur une mauvaise information et une mauvaise compréhension. Alors je ne vais rien mentionner ici de ce qu'il a pu dire à l'occasion, sur le sujet du Bouddhisme.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.