Bien qu'en principe la totalité de la tradition bouddhique puisse être vue comme un parachèvement d'aspects de l'enseignement de base du Bouddha, une évaluation est toujours nécessaire. Le bouddhisme a pris de nombreux virages durant les 2.500 ans de son histoire. Il y a eu de nombreux développements nouveaux, brillants et spirituellement efficaces, mais aussi de nombreuses dégénérations et distorsions. Nous devons tester chaque enseignement individuellement pour voir s'il conduit vraiment ou non à l'atteinte de l'Éveil. Ce critère a cependant ses limites : en fin de compte, seule une personne Éveillée peut savoir ce qui conduit à l'Éveil. Ce critère pragmatique peut en fait être utilisé pour justifier une simple hétérodoxie et une simple complaisance. Certains courants, dans la tradition bouddhique, ont eu tendance à insister sur l'adaptabilité plus que sur la fidélité à la lettre de la tradition, et cela a conduit à une dégénération et à une distorsion. Le Mahâyâna et le Vajrayâna ont particulièrement souffert de cette tendance.
Finalement, après avoir fleuri pendant mille cinq cents ans dans le pays de sa naissance, le Mahâyâna poussa le libéralisme à ses extrêmes et exalta l'esprit des enseignements plus que la lettre dans une mesure telle que cette dernière soit presque entièrement perdue de vue et que le Dharma soit dépourvu de son individualité distinctive, au moins au niveau mondain.
Le bouddhisme du Népal et les derniers restes du bouddhisme d'Indonésie, par exemple, sont indifférenciables de l'hindouisme, sauf par leur seul nom. Le besoin d'une recherche constante de nouvelles façons de communiquer le Dharma dans de nouveaux contextes doit être équilibré par un souci de maintenir vivant ce qu'il est réellement. Les enseignements et les pratiques doivent être évalués à la lumière de l'expérience des Éveillés.
Dans les écritures se trouvent des conseils qui apportent un important garde-fou contre un libéralisme excessif. Quoique la plupart des bouddhistes ne s'appuient pas aveuglément sur l'autorité de la parole d'un livre sacré, comme tant de chrétiens protestants l'ont fait avec la Bible, les écritures sont néanmoins pour la plupart des bouddhistes une source remarquable de conseils et de vue pénétrante. La vue qu'a Sangharakshita de la tradition bouddhique dans son ensemble peut être également appliquée aux écritures. Celles-ci forment un vaste ensemble, chaque école ayant son propre canon qui pour partie recoupe celui d'autres écoles et pour partie lui est spécifique. Collectivement, c'est un trésor spirituel extraordinaire, qui par sa simple diversité témoigne de la vitalité spirituelle de la tradition bouddhique. Couché par écrit au cours de la période d'environ mille ans qui suivit le parinirvâna ou mort du Bouddha, il ne peut dans sa plus grande partie être considéré comme un enregistrement des paroles réelles du Bouddha. Il y a cependant un noyau commun de matériel que l'on trouve dans tous les canons, et qui est donc sans doute antérieur à la séparation des écoles l'une de l'autre. Dans ce noyau se trouve ce que nous avons appelé le « bouddhisme de base », qui est ce qui est le plus proche de l'enseignement réel du Bouddha. Même les parties qui sont plus récentes, et qui ont donc moins de chances de provenir directement du Bouddha, sont néanmoins pour la plus grande part tout à fait dans l'esprit de cet enseignement plus ancien. C'en sont de véritables développements, des explorations de thèmes effleurés dans l'enseignement originel, déroulant de façon toujours plus complète chaque aspect du Dharma de la façon examinée ci-avant.
Sangharakshita considère qu'une connaissance de certains des textes canoniques au moins est indispensable à un sérieux bouddhiste pratiquant. Cette étude doit être fermement basée sur une connaissance complète des enseignements de base présentés dans les textes les plus anciens, parmi lesquels ceux que l'on trouve dans le canon en pâli sont ceux qui sont le plus facilement accessibles aux étudiants occidentaux. Dans son enseignement, Sangharakshita a beaucoup insisté sur plusieurs écritures importantes provenant de diverses sources traditionnelles. Il a donné des discours et animé des séminaires portant sur de nombreuses œuvres majeures et a écrit une description détaillée de la littérature canonique du bouddhisme, The Eternal Legacy [L'héritage éternel], donnant par là une fois encore expression à sa vision de l'unité du bouddhisme.
Les écritures sont comme une pierre de touche avec laquelle la validité de nouveaux développements peut être testée. Après tout, elles sont dans une certaine mesure un enregistrement de ce que le Bouddha a enseigné, en particulier les passages qui traitent du bouddhisme de base. Elles forment donc un point de contact avec l'esprit de l'Éveil. Si un nouvel enseignement apparaît ou si un ancien enseignement est développé, il devrait être possible de voir s'il est dans l'esprit des enseignements de base tels qu'exprimés dans les écritures. Une des définitions que Sangharakshita donne de l'orthodoxie bouddhique dans son important essai La signification de l'orthodoxie dans le bouddhisme est :
[Ce qui est] conforme aux écritures communes à toutes les écoles du bouddhisme, et en particulier [ce qui est] exprimé dans les formules stéréotypées telles que les Quatre nobles vérités ou les Trois caractéristiques (tri-lakshana), que l'on trouve tant dans les écritures communes à toutes les écoles que dans celles qui ne le sont pas.
Un autre critère est que l'enseignement doit être
de Vue juste (sammâdittika), et donc adhérent au Dharma du Bouddha comme il est formulé dans des formules telles que les Quatre nobles vérités et les Trois caractéristiques (tilakkhana), sans inclination vers l'extrême de l'éternalisme (sassatavâda) ni vers l'extrême du nihilisme (ucchedavâda).
Ces critères assurent que la définition pragmatique du Dharma en tant que tout ce qui conduit à l'Éveil n'est pas utilisée pour donner libre cours à la complaisance et à la fantaisie. Afin d'appliquer cette définition de manière efficace nous devons savoir dans une certaine mesure ce qu'est l'Éveil ; ce n'est qu'alors que nous pourrons dire si une pratique y conduit vraiment. Les écritures et les formules doctrinales de base, émanant de l'esprit Éveillé, offrent un moyen d'évaluer si le nouvel enseignement est véritablement « le message du Maître », le buddha-sâsana, ainsi qu'il est traditionnellement appelé.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Christian Richard, 2010.