Quoique nous puissions savoir avec quel critère général nous pouvons tester si un enseignement particulier est vraiment bouddhique, il n'est pas si facile, en pratique, de démêler la diversité immense et parfois contradictoire des écoles bouddhistes. Les bouddhistes modernes sont face à la totalité des traditions bouddhiques. Ils sont confrontés non seulement à celles qui existent de nos jours, mais aussi à celles du passé, puisque les érudits révèlent de plus en plus de choses quant à l'histoire des diverses écoles. Comment, de nos jours, les bouddhistes peuvent-ils comprendre cette vaste masse d'enseignements, de pratiques, de cultures et d'institutions ? Comment peuvent-ils l'évaluer ? Comment peuvent-ils l'utiliser ?
Ils reçoivent pour cela peu d'aide des bouddhistes du passé. Les plus sectaires, tant chez les bouddhistes du passé que chez leurs représentants modernes, croient que toutes les écoles sauf la leur sont des distorsions ou des déviations de l'enseignement du Bouddha, et qu'eux-mêmes conservent le message véritable, pur et originel du Maître. Cette attitude est aujourd'hui très répandue chez les théravâdins, bien qu'en aucun cas ils ne soient tous entachés de cette sorte de sectarisme, et qu'il n'y ait pas que quelques-uns des autres bouddhistes qui le soient. Les disciples de Nichiren, au Japon, ont été de loin les plus sectaires. Ils ont pour la plupart considéré leur école comme une nouvelle lignée remplaçant et par là niant toutes les autres écoles, bien que, du point de vue des autres bouddhistes, le fait qu'ils soient eux-mêmes bouddhistes est discutable.
L'approche la plus sophistiquée, et la plus charitable, a été de considérer toutes les écoles connues comme dérivant directement du Bouddha lui-même. Selon ces systèmes, chaque école est considérée comme conservant soit une phase particulière du développement de l'enseignement du Bouddha, soit la réponse de ce dernier à des gens étant à un niveau de développement particulier. Un exemple de cette approche est celui des anciens bouddhistes chinois qui, puisqu'ils avaient hérité de la totalité des formes de bouddhisme indien existant alors et qu'ils les considéraient toutes comme authentiques, étaient confrontés au problème de la réconciliation de divers enseignements, en dépit de différences et de contradictions apparentes. Zhiyi, le plus important de ceux qui effectuèrent cette systématisation et le fondateur de l'école chinoise du T'ien-t'ai, classa les étapes de la voie bouddhique selon l'ordre dans lequel il pensait que le Bouddha avait révélé les diverses écritures.
Les Tibétains héritèrent aussi de la grande variété des enseignements du bouddhisme indien. Ils considéraient le Bouddha comme ayant respectivement enseigné les trois grandes phases du bouddhisme indien, le Hînayâna, le Mahâyâna et le Vajrayâna, aux êtres de capacité inférieure, moyenne et supérieure. Les bouddhistes tibétains disent donc qu'ensemble, les trois yânas constituent la totalité de la voie spirituelle, du début à la fin. Les perspectives chinoise et tibétaine reviennent en fait au même, disant que les différentes traditions incarnent toutes différents aspects et différentes phases de l'enseignement réel et historique du Bouddha. Elles classent ensuite les écoles selon leur profondeur et leur complétude, les enseignements supérieurs révélant les vérités les plus profondes aux disciples étant aux étapes les plus avancées de la voie spirituelle.
De l'Inde, le bouddhisme tibétain hérita cette classification en trois parties : Hînayâna, Mahâyâna et Vajrayâna. Tandis que le Mahâyâna émergeait progressivement en tant que tendance distincte, ses adhérents le distinguèrent du Hînayâna : ils distinguèrent la « grande » voie de la « petite ». Plus tard, des développements à l'intérieur des traditions du Mahâyâna menèrent à un yâna de plus, qui s'appela le Vajrayâna, la « Voie de l'Éclair » ou « Voie adamantine ». Cette classification n'était bien sûr pas utilisée ou acceptée par toutes les parties. La classification de la tradition bouddhique en trois yânas est néanmoins devenue très courante dans les discussions occidentales sur le bouddhisme et est maintenant en un sens inévitable. C'est cependant la source de beaucoup de confusion.
Le problème est que le langage des trois yânas est utilisé de trois façons distinctes. Premièrement, il est utilisé dans un sens très neutre pour classer les diverses écoles de bouddhisme indien et leurs successeurs hors de l'Inde. Deuxièmement, il est utilisé comme arme polémique : en lui-même, le terme « Hînayâna » ou « Petit Véhicule » est dénigrant. Troisièmement, il est utilisé pour décrire trois phases différentes de la vie spirituelle de tous les pratiquants. Ces trois usages ne sont en général pas distingués, ce qui mène donc à beaucoup de confusion et de controverses. Comme le dit Sangharakshita :
nous avons beaucoup de tri à faire dans ce domaine. Cela ne sera pas facile, du fait de la nature du développement historique du bouddhisme.
Ce développement historique est extraordinairement complexe. Nous verrons plus loin quelques-uns des problèmes auxquels cette complexité a donné naissance.
Sangharakshita utilise la terminologie des trois yânas de manière assez libre dans ses écrits et dans ses conférences. Pendant la plus grande partie de sa carrière il a largement accepté les termes tels qu'ils sont appliqués dans la tradition tibétaine. Il les a utilisés pour classer les écoles du bouddhisme, tout en les identifiant avec les trois étapes principales du développement spirituel de l'individu - ainsi, parfois, qu'en utilisant « Hînayâna » comme terme de condamnation. Il s'est cependant plus récemment formé une vue très différente qui remplace sa propre ancienne position, et en un sens même la critique. Il est évidemment important de se rappeler ceci quand on lit son œuvre.
A cette époque [dans les années 1950 et au début des années 1960], je réfléchissais toujours à cela et apprenais toujours des choses au sujet du Vajrayâna. Je n'étais jamais pressé d'aboutir à des conclusions, de telle sorte que lorsque j'apprenais ces choses, j'essayais juste de les comprendre comme elles étaient vraiment enseignées. Je n'étais pas pressé d'interpréter les choses à ma façon. Depuis lors, de nombreuses années se sont écoulées, durant lesquelles j'ai pensé à ces choses, et je suis arrivé à certaines conclusions.
Nous allons maintenant voir à quoi a abouti cette patiente réflexion. Nous allons examiner, pour chacun des usages des yânas, ses idées concernant la façon avec laquelle le bouddhiste moderne devrait être en relation avec la totalité de la tradition bouddhique.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Christian Richard, 2010.