Le troisième usage du modèle des yânas est celui qui présente le plus de problèmes pour les lecteurs des écrits de Sangharakshita. Sa pensée initiale est tout à fait différente de sa pensée ultérieure. Une fois qu'il eut rencontré le bouddhisme tibétain du triyâna, il en adopta la perspective. Après tout, elle incluait beaucoup plus de choses que la perception commune du Théravâda selon laquelle toutes les autres écoles et tous les autres enseignements sont dégénérés. Le bouddhisme tibétain considère généralement les trois yânas comme représentant les trois étapes principales de la voie spirituelle. Les trois phases du développement historique du bouddhisme indien furent transplantées au Tibet et interprétées en ces termes. Les écritures du Hînayâna et du Mahâyâna, ainsi que nombre de celles du Vajrayâna, furent considérées comme préservant les paroles réelles du Bouddha historique. Chaque ensemble d'écritures était considéré comme contenant les enseignements que le Bouddha avait donnés à des êtres étant à différents niveaux d'expérience ou de capacité spirituelle. Le Hînayâna enseigne la voie du salut individuel à ceux qui ont des capacités limitées. Les disciples moyens apprennent du Mahâyâna la voie du bodhisattva. Au moyen du Vajrayâna, les êtres supérieurs peuvent obtenir la libération en une seule vie. Dans cette perspective, Sangharakshita caractérise les trois yânas de façon plutôt succincte :
Si l'on voulait résumer ces trois yânas considérés comme les trois stades principaux de la voie spirituelle, on pourrait dire que la note dominante du Hînayâna est la renonciation, que celle du Mahâyâna est l'altruisme, et que celle du Vajrayâna est la transformation. Renonciation dans le sens d'Aller de l'avant : quitter le monde, quitter le groupe. Altruisme car pour soi-même la distinction entre soi et les autres a au moins perdu un peu de sa signification. Et enfin transformation car on voit que la vie spirituelle n'implique pas un reniement à quoi que ce soit ou une séparation de quoi que ce soit, mais simplement une transformation des énergies naturelles du corps, de la parole et de l'esprit en des formes de plus en plus raffinées. Ceci en est réellement l'essence.
Au cours de la carrière spirituelle de toute personne, prenant place au cours de nombreuses vies, les trois stades doivent être traversés. Puisque ces stades de la vie spirituelle étaient identifiés avec les phases historiques du développement du bouddhisme, comme le dit Sangharakshita dans une œuvre ancienne,
Tout comme le développement intra-utérin de l'individu récapitule le développement de l'espèce, de même l'élève du Dharma, avant de pouvoir sortir de la matrice de l'ignorance et naître dans le Monde de l'Éveil, doit récapituler dans sa vie spirituelle le développement du bouddhisme.
Comme nous le voyons dans ce dernier passage, Sangharakshita a incorporé une version modifiée de ce triyâna tibétain dans la plus grande partie de ses œuvres. En particulier, A Survey of Buddhism (1957) et ses séries de conférences portant sur des Aspects de l'idéal du bodhisattva et sur des Symboles créatifs sur la voie tantrique de l'Éveil parlent ce langage. Depuis, cependant, il en est venu à la conclusion que les trois yânas ne peuvent pas être vus comme une séquence spirituelle.
Il y a clairement des niveaux de plus en plus profonds sur la voie spirituelle. Nous ne pouvons cependant pas les rendre égaux au Hînayâna, au Mahâyâna et au Vajrayâna dans le sens tibétain traditionnel.
Sangharakshita apprécie également les trois yânas historiques. Chacun d'eux est essentiellement un développement d'un ou plusieurs aspects de l'enseignement originel et insiste sur un accent particulier. On peut trouver dans les trois yânas des enseignements qui sont liés aux niveaux les plus profonds de la voie.
Le schéma tibétain, hérité du bouddhisme de la dernière dynastie Pala de l'Inde du Nord, sauvegarde la manière avec laquelle les bouddhistes indiens ont fait face à l'évolution de la doctrine. Sangharakshita fait remarquer que dans l'Inde ancienne, tout comme au Moyen Âge européen, il n'existait guère d'idée de développement historique. Le passé était essentiellement vu comme étant exactement comme le présent. À toute époque, les bouddhistes pensaient qu'ils vivaient la même vie et suivaient les mêmes enseignements que les disciples l'avaient fait aux temps du Bouddha même. Ceci déterminait leur façon de faire face au bouddhisme dont ils héritaient.
Nous avons déjà vu qu'il y a une tendance à la perte de la vitalité spirituelle originelle, quand des cristallisations se durcissent autour d'elle. Mais pour les bouddhistes indiens de l'époque, ces cristallisations étaient en fait l'enseignement du Bouddha. N'ayant aucune idée de développement historique, ils ne pouvaient ni les rejeter ni les corriger, et ils créèrent donc ce qui revient à un mythe. Ils considérèrent que le Bouddha avait enseigné tout ce qui leur était parvenu, mais qu'il l'avait enseigné pour le bien-être d'êtres de capacité inférieure. Ils présentèrent ensuite le message plus vital spirituellement, qu'ils considéraient comme manquant à ce dont ils avaient hérité, comme une autre révélation du Bouddha, destinée aux êtres ayant des réalisations spirituelles supérieures.
Sangharakshita voit un exemple de ce processus dans le Soûtra du Lotus, un texte important du Mahâyâna. Dans le Sūtra, le Bouddha est présenté comme enseignant que les trois voies du bouddhisme ancien (qui ne sont pas ici les trois yânas dont nous traitons) n'en forment réellement qu'une seule. Nous devons ici brièvement raconter une petite histoire doctrinale, car elle illustre une dynamique historique générale importante. A l'origine, l'atteinte de l'Éveil par le Bouddha était considérée comme étant exactement la même que celle de ses disciples éveillés, que l'on appelait des arahants. La seule différence était que le Bouddha avait atteint l'Éveil sans l'aide d'aucun maître, tandis que les arahants l'avait fait en le suivant. Le contenu de leur expérience Éveillée était cependant exactement le même que celui du Bouddha. Au cours des siècles, cette vue se perdit. L'idée selon laquelle le Bouddha était bien plus développé que les arahants apparut progressivement. Il y avait donc un choix. On pouvait vouloir devenir soit un bouddha soit un arahant. Une catégorie intermédiaire fut ajoutée, celle des pratyekabuddhas. Les voies menant aux états de bouddha, d'arahant et de pratyekabuddha furent considérées comme trois véritables possibilités menant à trois véritables buts spirituels différents. En fait, elles représentaient une mauvaise interprétation scolastique des enseignements originels.
A l'époque où émergea le Soûtra du Lotus, l'enseignement originel du Bouddha, comme on peut l'appeler, avait rétréci du fait de quelques personnes et l'état d'arahant était devenu une sorte de but assez individualiste. Ceux qui composèrent le Sūtra du Lotus voulaient corriger ce développement, mais ne comprenaient pas qu'il y avait eu une sorte de développement historique. Ils ne pouvaient pas dire : « Voyez, ce n'est pas ce que le Bouddha historique enseigna », et ils créèrent donc un mythe pour expliquer la question. Ils présentèrent le Bouddha comme donnant cet enseignement supplémentaire selon lequel les trois voies se fondent et selon lequel il n'y a en réalité qu'une voie pour tous.
De cette manière, il en vint à exister un « empilement » d'enseignements, chacun corrigeant la dégénérescence du précédent au moyen du mythe du Bouddha donnant des enseignements de plus en plus élevés.
Dans le bouddhisme tibétain, la voie des trois yânas est plus encore subdivisée, de façons différentes par les écoles différentes. De manière similaire, certains maîtres chinois et japonais arrangèrent les enseignements en séquences complexes. Sangharakshita utilise le terme « ultra-isme » pour décrire le phénomène d'ajout continu de nouveaux stades.
Un certain nom est appliqué au stade ultime. Mais, après un certain temps, ce terme commence être pris littéralement et en vient donc à signifier quelque chose d'inférieur à ce qu'il signifiait à l'origine. Vous devez donc le dépasser avec un nouveau terme qui indique ce que le premier terme signifiait avant que sa signification ne soit dévalorisée. Vous voyez cela avec le mot arahant. Dans les textes en pâli [appartenant à la phase initiale du Hînayâna], le terme arahant se réfère à quelqu'un qui a réalisé la plus haute vérité en suivant l'enseignement du Bouddha. Mais dans les soûtras du Mahâyâna, la notion d'arahant s'étant dévalorisée, on avait besoin de quelque chose qui aille eu-delà de celle-ci. De cette manière apparut dans le Mahâyâna la conception du bodhisattva en tant que bouddha suprême.
Sangharakshita considère que les bouddhistes occidentaux ne peuvent pas accepter ces schématisations traditionnelles des enseignements. Elles n'ont pour commencer pas de base historique, puisque nous savons que le Bouddha n'enseigna pas littéralement nombre des doctrines qui lui furent tardivement attribuées. Nous pouvons aussi voir que les différentes écoles ne concordent pas avec le schéma de classification. Il y a par exemple des enseignements du canon en pâli qui sont censés appartenir au Hînayâna et qui sont clairement adressés à des individus ayant un très haut niveau de réalisation. En même temps, certains enseignements trouvés dans les yânas « supérieurs » des systèmes tibétains sont en fait plutôt élémentaires : Sangharakshita considère par exemple que certaines des pratiques de l'anuyoga-tantra du Nyingmapa sont probablement de simples exercices de hata yoga indien. Il dit aussi du dzogchen, qui pour le Nyingmapa est le stade le plus élevé de la pratique spirituelle,
Si l'on regarde de près le matériel, il semble se ramener à une pratique assez simple de l'attention.
Il dit en fait que certains enseignements de l'anuttarayoga-tantra, le sommet de certains systèmes tibétains, ne sont pas réellement bouddhiques du tout, mais sont plutôt de l'hindouisme non assimilé. Ces schémas présentent enfin une autre difficulté. Ils étaient censés englober la totalité de la tradition bouddhique. Ils ne prennent cependant en compte que les écoles et enseignements qui étaient connus de ceux qui ont effectué les systématisations : ceci était limité à ce qui, à l'époque, avait été transmis d'Inde à leur pays. Les bouddhistes modernes sont face à la totalité des écoles bouddhiques, anciennes et modernes. Puisque plusieurs écoles, non seulement du bouddhisme tibétain mais aussi du bouddhisme chinois et japonais, ont aussi leur propre système de classification, se pose la question de la réconciliation des différents systèmes. Ceci est une tâche extrêmement complexe, voire impossible, qui serait de valeur spirituelle douteuse si elle était accomplie.
Sangharakshita dit qu'il vaut mieux mettre tous ces systèmes de côté et retourner aux enseignements originels, sur lesquels les enseignements postérieurs ont été empilés. Puisque avec la connaissance historique moderne nous ne pouvons accepter les systèmes mythiques traditionnels, nous savons que nombre des enseignements postérieurs sont inclus dans des cadres complexes d'idées en lesquels nous ne pouvons plus croire. Par exemple, puisque nous ne pouvons plus croire que l'arahant représente réellement un autre but, nous ne pouvons pas accepter que la voie du bodhisattva soit une voie supérieure.
Je pense qu'il est important de retourner à des principes de base, à ce qui est plus simple, à ce que l'on peut comprendre le plus facilement, à ce qui est le plus facile à traiter. Je pense que la pile est devenue si grande que la seule chose à faire est de faire demi-tour. Sans cela nous avons une pile après l'autre d'enseignements se remplaçant les uns les autres. Il vaut donc mieux laisser tomber tous les développements ultérieurs et retourner à l'original, qui est plus proche de l'époque du Bouddha et du Bouddha lui-même. Nous pouvons faire cela grâce à notre perspective historique, alors qu'autrefois les bouddhistes ne pouvaient pas le faire.
Une autre raison importante pour retourner aux principes de base est d'éviter certains dangers inhérents à l'arrangement hiérarchique des enseignements. Inévitablement, les gens veulent aller aux stades les plus avancés, en manquant les niveaux initiaux. Sangharakshita appelle cela le « snobisme spirituel » et dit qu'il était aussi commun chez les Tibétains en Inde qu'il ne l'est de nos jours chez les Occidentaux en Europe et en Amérique.
Dans le bouddhisme tibétain, vous êtes censé passer par tous les yânas ; les Nyingmapas en ont neuf ! En fait les gens passent très vite par les premiers yânas et ne « pratiquent » réellement que le dernier !
Prendre le système du triyâna littéralement mène à une sérieuse distorsion de la vie spirituelle.
Si vous ne faites pas attention, vous finissez par essayer de pratiquer un enseignement qui est vraiment bien au-delà de vous et qui est à peine intelligible, pour ne pas dire fantastique dans le sens littéral.
Si, par exemple, on pense qu'il y a une réelle voie de l'arahant, on conçoit celle du bodhisattva comme étant une alternative réellement supérieure. On a alors tendance à négliger les enseignements du Hînayâna associés avec la voie de l'arahant, et à commencer à essayer de pratiquer le Mahâyâna. Cela veut dire essayer d'être un bodhisattva, aspirer à l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles. Pour la plupart des pratiquants ordinaires, cela ne peut qu'être une sorte de fantasme. Ils ne peuvent pas vraiment penser à eux-mêmes comme à des bodhisattvas sauvant tous les êtres sensibles. Au mieux, cela conduit à une « vie spirituelle » qui n'est rien qu'un rêve inoffensif ; au pire cela conduit à l'orgueil et à l'arrogance.
Comme nous l'avons vu, le langage de l'idéal du bodhisattva apparut pour corriger une dégénération de la tradition historique. N'ayant pas la perspective historique qui leur aurait permis de reconnaître qu'il y avait eu une dégénération, les mahayanistes devaient créer un mythe. Ils devaient accepter l'idéal rétréci dont ils avaient hérité, avec sa conception individualiste du but, et présenter le Bouddha comme enseignant quelque chose de plus. L'idéal du bodhisattva, aussi élevé et plein d'inspiration soit-il, ne doit pas être pris littéralement. Il est simplement là pour réintroduire la dimension altruiste de l'idéal bouddhique. Pris littéralement, il devient un piège. Sangharakshita considère qu'il est plus sûr et plus efficace d'un point de vue spirituel de retourner aux principes essentiels de la vie spirituelle présents dans les enseignements fondamentaux. Au-delà de ceux-ci, on n'a besoin d'aucun enseignement plus élevé. On doit seulement les comprendre de façon toujours plus profonde, et les appliquer toujours plus complètement dans sa propre vie.
Retourner aux principes de base ne veut pas dire ignorer ou rejeter les développements ultérieurs. Cela veut simplement dire les considérer dans le contexte des enseignements plus anciens. Sangharakshita considère que toute la tradition bouddhique ultérieure s'est développée à partir de l'enseignement même du Bouddha, en l'étoffant, en l'amplifiant et en le détaillant, mais non en le remplaçant ou en y ajoutant des étapes nouvelles ou plus élevées. Non seulement cela simplifie-t-il énormément la tâche consistant à trouver des enseignements à appliquer à notre propre pratique spirituelle, mais cela nous rapproche du Bouddha. Les bouddhistes (en particulier tibétains ou japonais) qui pratiquent des enseignements provenant des stades les plus récents de l'évolution historique du bouddhisme sont très éloignés de ses origines. Dans leur propre contexte culturel, cela n'a pas eu d'importance, puisqu'ils ont rarement été confrontés aux enseignements originels. Le pratiquant moderne est cependant de plus en plus souvent confronté à la tradition bouddhique tout entière et ne peut pas ignorer le Bouddha et ses enseignements originels. Il doit être possible de référer sa propre pratique aux origines du bouddhisme, sans quoi on se trouve dans une position étrange.
Il peut alors être tout à fait déconcertant de lire le canon en pâli et de ne reconnaître absolument rien de ce que vous pratiquez ! Il est alors difficile de voir votre lien avec le fondateur de votre religion. Nous ne voulons donc pas être dans cette position. Les formes les plus anciennes doivent nous être familières et nous devons nous baser sur celles-ci, et reconnaître que les développements ultérieurs ont grandi à partir de ces formes les plus anciennes.
Une histoire et une doctrine communes sont des exemples pratiques de l'unité sous-tendant le bouddhisme. Seuls ceux qui sont les plus perspicaces spirituellement pourront discerner l'unité transcendantale derrière l'extraordinaire diversité du bouddhisme historique et de ses représentants modernes. La plupart ne reconnaîtront leur identité avec d'autres bouddhistes que parce qu'ils ont les mêmes pratiques, qu'ils suivent les mêmes doctrines, et qu'ils font honneur au même fondateur historique.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Christian Richard, 2010.