En terme de valeur, l'utilisation historique du terme yâna est tout à fait neutre. Il identifie simplement trois larges tendances se déroulant dans l'histoire du bouddhisme. Les mahayanistes, cependant, commencèrent dès l'origine à utiliser les termes « Hînayâna » et « Mahâyâna » avec une signification certaine d'évaluation. La « Grande Voie » était certainement meilleure que la « Petite ». Sangharakshita considère que cet usage polémique des yânas doit être soigneusement séparé de l'usage historique.
Il ne faut bien sûr pas non plus oublier que les Théravâdins n'acceptent pas du tout l'étiquette Hînayâna. Pour être juste, il serait peut-être plus adéquat d'appeler le Hînayâna un phénomène purement littéraire, car la probabilité de rencontrer un véritable hinayaniste [dans le sens polémique] en chair et en os est vraiment très faible. Le terme Hînayâna est simplement utile lorsque l'on souhaite se référer aux premières écoles, ainsi qu'à quelques écoles plus tardives telles que le Sarvâstivâda et le Sautrântika, dont différaient de façon évidente les écoles du Mahâyâna. Utilisé ainsi, il ne devrait aucunement être compris d'une manière péjorative.
Ce n'est cependant pas que Sangharakshita ne pense pas qu'il y ait eu une considérable vérité dans les critiques du Hînayâna historique faites par le Mahâyâna historique. Dans A Survey of Buddhism il déclare, de façon peut-être un peu radicale, qu'à l'époque de l'apparition du Mahâyâna les écoles du Hînayâna étaient devenues conservatrices, d'esprit littéral, scolastiques, partialement négatives dans leur conception du nirvâna et de la Voie, excessivement attachées aux simples aspects formels du monachisme, et spirituellement individualistes dans le sens où elles avaient une absence de considération pour le bien-être spirituel des autres. Ces caractéristiques ne sont cependant pas celles du Hînayâna en tant que tel, mais celles d'écoles du Hînayâna, à un stade particulier de leur développement - ou peut-être de leur déclin. Les mêmes critiques peuvent aussi être faites à l'encontre de divers mahayanistes ou vajrayanistes à certaines périodes de leur histoire. Par exemple,
Il n'y a pas que le Hînayâna qui ait développé une approche scolastique. Le Mahâyâna a développé une approche scolastique. Le Vajrayâna, lui aussi, aussi étrange et paradoxal que cela puisse paraître, a développé sa propre approche scolastique. Par exemple, certains au moins des livres sur le Vajrayâna qui émanent de nos jours de sources tibétaines sont hautement scolastiques. Ils ne donnent donc pas un sens très adéquat de l'esprit du Vajrayâna.
Le fait que tous les trois yânas historiques puissent être vus dégénérant, sous certains aspects et à certaines périodes, révèle une dynamique importante dans ce phénomène historique qu'est le bouddhisme. Ce qui commence avec une vision spirituelle véritable et créatrice s'ossifie lors de sa transmission au cours du temps. En liaison avec ceci, Sangharakshita fait la distinction entre « Dharma » et « bouddhisme ».
Ce qui tend à se produire, c'est qu'avec l'apparition d'un Bouddha dans le monde, le Dharma, en tant que phénomène purement spirituel, se cristallise en un système de méthodes et d'enseignements que nous appelons « bouddhisme ».
Cette cristallisation est bien sûr essentielle si le Dharma doit être communiqué à d'autres. Dans l'évolution de chaque école bouddhique, le processus de cristallisation peut être considéré comme étant constitué de trois phases. Tout d'abord, il y a l'affirmation directe et spontanée du Dharma. Puis il y a une phase de « mise en ordre », faite à l'aide d'une systématisation philosophique. Finalement suit l'approche scolastique.
Chaque stade, tout en étant en un sens un développement du stade précédent, est en un autre sens une descente à partir de ce stade. Alors que dans le premier stade le point de vue est intuitif et transcendantal, dans le second il est philosophique, et dans le troisième il est simplement rationnel et logique.
Le processus de cristallisation va au-delà de cette évolution des expressions conceptuelles du Dharma. Autour des enseignements s'accumulent progressivement des schémas de comportement, des institutions, des expressions artistiques et, finalement, toute une culture, influençant peut-être un grand nombre de gens. Aussi nécessaire et utile soit cette cristallisation, elle finit probablement par devenir une limitation.
Le fait que le bouddhisme se soit cristallisé d'une certaine façon - adéquate à une certaine époque et pour certaines personnes - tend à empêcher une forme différente de cristallisation dans le futur. C'est comme si les options étaient limitées par la cristallisation originelle. (…)
De cette façon le bouddhisme lui-même, en tant que culture, peut parfois bloquer les tentatives faites par un être Éveillé pour diffuser le Dharma. Le bouddhisme finit par être si alourdi par ses différentes formes culturelles que, contre ce qui passe pour être le bouddhisme, les tentatives les plus héroïques mêmes des maîtres les plus doués ne peuvent progresser au nom du Dharma.
Finalement, la cristallisation existante doit être brisée et un schéma nouveau et plus spirituellement dynamique doit être établi. Sangharakshita constate que la préservation des formes de base de l'enseignement originel, même après que leur esprit a été perdu, joue un rôle pour aider à revitaliser le bouddhisme. Des individus spirituellement doués, essayant d'agir à l'intérieur d'écoles et de cultures bouddhiques en déclin, peuvent refaire le lien avec l'élan spirituel originel par l'intermédiaire des paroles du Bouddha et de ses successeurs Éveillés. Ceci est bien sûr un point tout à fait pertinent pour ceux qui, comme Sangharakshita, tentent de redécouvrir l'étincelle du Dharma au milieu de ce qui est dans une grande mesure les braises refroidies du bouddhisme oriental.
Pour les besoins de la présente discussion, les critiques du Mahâyâna à l'encontre du Hînayâna peuvent tout aussi aisément être dirigées à l'encontre du Mahâyâna lui-même, sous certains aspects et à certaines phases de son histoire - ainsi qu'au Vajrayâna. La critique principale que le Mahâyâna faisait du Hînayâna était qu'il était spirituellement individualiste. Les hinayanistes étaient censés être uniquement concernés par l'atteinte d'une libération personnelle de la souffrance plutôt que par l'aide apportée aux autres pour leur libération. Cette accusation fournit la principale utilisation polémique du terme « Hînayâna ». Les hinayanistes suivaient prétendument l'« idéal de l'arahant », ayant pour seul but la libération personnelle. Les mahayanistes, eux, suivaient l'« idéal du bodhisattva », ayant pour but l'Éveil de tous les êtres sensibles. Mais, une fois encore, cette caractérisation n'a pas de base historique. Nous devrions faire très attention à faire la distinction entre les yânas utilisés pour représenter les attitudes de certains individus et les yânas en tant que phénomène historique.
J'ai rencontré des bhikkhus qui sont techniquement des hinayanistes [dans le sens historique] mais qui passent leur vie entière à propager le Dharma, tout comme s'ils étaient des bodhisattvas. J'ai rencontré des moines tibétains que la propagation du Dharma n'intéressait pas du tout. Quoique, techniquement, ils suivaient les trois yânas, leur attitude était « hinayaniste » [dans le sens polémique].
Sangharakshita a fait remarquer que, jusqu'à ce qu'ils aient été forcés de quitter leur pays du fait de l'invasion chinoise, les « mahayanistes » du Tibet s'intéressaient très peu aux gens qui, en Occident, n'avaient pas entendu le Dharma. En même temps, divers « hinayanistes » de l'Asie du Sud-Est commencèrent à établir des activités missionnaires dans quelques villes européennes et américaines, ce dès le tout début du vingtième siècle.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Christian Richard, 2010.