Tout d'abord, les yânas peuvent être utilisés pour décrire les trois tendances principales du déroulement historique du bouddhisme en Inde. Il y a ici un conflit immédiat et direct entre l'érudition moderne et les perspectives traditionnelles des bouddhismes chinois et tibétain. Les représentants modernes des écoles historiques sont enclins à maintenir leur façon habituelle de considérer la diversité du bouddhisme, en voyant les enseignements de toutes les écoles comme ayant été directement enseignés par le Bouddha à des êtres ayant des capacités différentes. Il ne fait pas de doute que dans leur contexte familier ces perspectives ont leur valeur. Le développement d'une approche plus intellectuellement rigoureuse de l'histoire et de l'étude des documents littéraires a cependant rendu ces positions intenables. Des recherches académiques récentes ont montré que pour la plupart des écritures bouddhiques, il n'y a guère de base historique - voire aucune base historique - permettant de les dériver directement du Bouddha. Il n'y a pas non plus de base sur laquelle classer les écritures selon les étapes de sa carrière d'enseignant.
Sangharakshita croit que les bouddhistes d'aujourd'hui doivent tirer parti des études modernes. Ils doivent s'assurer que leurs affirmations quant aux faits du bouddhisme en tant que phénomène historique peuvent être soutenues par des preuves qui ont été évaluées de manière critique. Pour commencer, ils doivent le faire pour des raisons morales : une fois que des faits sont connus, les ignorer devient un mensonge. De façon plus pragmatique, si les bouddhistes ignorent les études modernes, ils s'aliènent l'Occidental sceptique, ainsi que le nombre grandissant de personnes qui, de par le monde, acceptent dans une certaine mesure la perspective scientifique. De plus, les bouddhistes ne retirent aucun désavantage des études savantes portant sur les origines de leur religion. Sangharakshita dit que, contrairement au christianisme, le bouddhisme n'a aucune peur à avoir de la « critique supérieure », de l'analyse scientifique de ses textes et autres archives. La vérité du bouddhisme ne repose pas sur l'historicité de certains événements ou sur l'origine divine de certains textes. Sangharakshita lui-même a essayé de prendre en considération les études modernes pour arriver à une compréhension du développement de la tradition bouddhique. Cependant, comme il le fait facilement remarquer, de telles études n'en sont qu'à leurs débuts et de nouveaux faits sont découverts tous les jours. En fait, les propres œuvres anciennes de Sangharakshita, représentées en particulier par A Survey of Buddhism [Un panorama du bouddhisme] ne sont elles-mêmes plus à jour pour certains détails historiques, comme il l'admet librement.
Les études modernes ont mené Sangharakshita vers une nouvelle perspective sur la tradition bouddhique. Il accepte que de nombreux enseignements attribués au Bouddha par diverses écoles n'ont probablement pas été réellement enseignés par lui. Alors qu'au cours des siècles la doctrine de chaque école se développait, la paternité de nouvelles créations a été attribuée au Bouddha, afin de leur donner l'autorité de son nom. Néanmoins, le fait que ces doctrines n'ont probablement pas été enseignées par le Bouddha ne diminue pas leur valeur possible en tant que moyen d'atteindre l'Éveil. Qu'elles aient ou non été enseignées par le Bouddha, elles peuvent être « le message du Maître », selon le propre critère du Bouddha.
Quoique de nombreux enseignements du bouddhisme n'aient peut-être pas été directement enseignés par le Bouddha, Sangharakshita a néanmoins retiré une inspiration personnelle sans faille de la vie du Bouddha. Cette vie, telle que racontée dans le canon en pâli, est pour lui une source d'exemple et de conseil dans sa propre vie et dans son propre travail. Il voit que, de façon ultime, le bouddhisme jaillit de l'expérience de l'Éveil du Bouddha. Le Bouddha est donc la base de l'unité historique du bouddhisme, puisque toutes les écoles descendent de lui, en une continuité historique sans rupture. Le Bouddha doit donc être le point de départ d'une considération de la tradition bouddhique dans son ensemble.
Il est de nos jours à peu près impossible de dire exactement avec certitude quelles paroles le Bouddha a prononcées ; on ne sait même pas précisément quelle langue il parlait. On trouve néanmoins dans les écritures de toutes les écoles - et précédant donc leur séparation - un noyau de matériel commun concernant la vie et l'enseignement du Bouddha. Ce noyau commun contient ce que Sangharakshita appelle, en empruntant une expression de Christmas Humphreys, « le bouddhisme de base » : toutes les formules classiques de la doctrine bouddhique, comme la coproduction conditionnée, les quatre nobles vérités, le chemin octuple et les trois caractéristiques. Ce sont les enseignements de base du bouddhisme, contenus dans les plus anciens textes de toutes les écoles et acceptés par tous les bouddhistes. Sur ces enseignements
reposent, comme sur des fondations inébranlables, les superstructures les plus hautes et les pinacles les plus vertigineux des doctrines et des méthodes bouddhiques ultérieures.
Ils forment le point de départ nécessaire à toute étude sérieuse du bouddhisme, car
sans une connaissance préalable des plus anciennes formulations de l'enseignement du Bouddha telles que préservées dans les collections de littérature canonique du Hînayâna ou du Mahâyâna, une compréhension des formulations ultérieures et souvent plus élaborées est impossible.
Le bouddhisme de base fournit donc l'unité doctrinale du bouddhisme.
Le bouddhisme de base, tel qu'il est reconnu par toutes les écoles, se rapproche autant qu'il est possible de l'enseignement originel du Bouddha. Cependant, dans les écritures les plus anciennes même, une évolution peut être discernée. Une analyse textuelle révèle que certaines portions sont plus anciennes que d'autres, et nous pouvons derrière elles avoir un sens de ce que Sangharakshita a appelé « le bouddhisme pré-bouddhique » : le bouddhisme de la période qui suivit immédiatement l'Éveil du Bouddha, avant qu'il n'ait développé les doctrines et institutions qui furent plus tard identifiées en tant que bouddhisme. Derrière les formalismes des textes, nous pouvons avoir un aperçu du Bouddha lui-même, s'efforçant de communiquer à d'autres son expérience, sans le cadre du langage et de la pensée qui devinrent le bouddhisme de base. Sangharakshita considère que cet aperçu est très important : il révèle une image du Bouddha qui, sans aucun doute, résonne chez celui qui, lui-même, essaie de communiquer les mêmes vérités dans un nouveau contexte. Son importance est cependant plus générale. Il assure que nous ne voyons pas le Bouddha comme étant un homme d'église bien poli, prononçant des conférences savantes et donnant des ordres administratifs. Nous le voyons plus, dit Sangharakshita, comme un chaman sauvage dans la jungle vaste et solitaire, n'ayant encore que peu de mots pour transmettre son message nouveau et vital. Cet aperçu des origines naturelles du bouddhisme nous aide à voir que la vie spirituelle est quelque chose de spontané et d'immédiat, qui n'implique pas nécessairement des superstructures sophistiquées de doctrine ou d'organisation.
Le Bouddha développa cependant progressivement les enseignements du bouddhisme de base et les institutions de son nouveau mouvement. Après son Éveil, le Bouddha élabora progressivement un corps d'enseignements et une communauté spirituelle qui exprimaient directement sa propre expérience Éveillée. C'est le bouddhisme dans son état le plus unifié et le plus harmonieux.
L'équilibre entre ses divers aspects et éléments était nécessairement absolu, car c'était le produit d'un esprit Éveillé et donc parfaitement équilibré.
L'autorité de la personne du Bouddha et la complétude de son enseignement harmonisèrent toutes les divergences latentes d'un mouvement grandissant et disparate. Quels que soient leur tempérament ou leurs inclinations personnelles, tous ses disciples, sous son influence, se sentaient membres d'une seule communauté spirituelle, suivant une seule voie vers un seul but. Sangharakshita appelle cette période d'harmonie le « bouddhisme archaïque ».
Je pense que l'on peut considérer que le bouddhisme archaïque a duré à peu près cent ans, c'est-à-dire de la partie de la vie du Bouddha pendant laquelle il a enseigné jusqu'à la vie d'au moins la troisième génération des disciples lui ayant succédé.
Durant cette ère d'influence personnelle immédiate du Bouddha, des éléments de tous les développements ultérieurs du bouddhisme sont discernables. A partir des tendances présentes dans les propres enseignements du Bouddha émergèrent progressivement de nouveaux enseignements et de nouvelles pratiques. Pour Sangharakshita, ceci est un phénomène naturel et sain. La vie spirituelle est riche et a de multiples facettes, et il est impossible d'en épuiser toutes les dimensions et tous les aspects. Aussi complet et profond ait été son enseignement, le Bouddha effleura de nombreux thèmes dont il ne régla pas les implications en détail. Différents disciples et groupes de disciples développèrent ces tendances latentes dans l'enseignement originel, entrant plus complètement dans les détails et élaborant ces implications.
Un autre facteur de la diversité croissante des écoles fut la nécessité de répondre aux besoins spirituels de différentes personnes. Bien que, en un sens, il n'y ait qu'un chemin spirituel, il n'y a pas deux personnes qui le suivent exactement de la même manière. Lorsque les enseignements généraux sont appliqués à un nombre croissant de cas particuliers, les richesses toujours plus grandes du Dharma sont révélées. De plus, le bouddhisme s'étendait sans cesse à de nouvelles aires géographiques, et les conditions changeaient constamment dans les aires où il était déjà établi. Le Dharma devait être communiqué de façon appropriée à de nouvelles circonstances culturelles et historiques, car ce n'est pas un ensemble statique de paroles, fixé une fois pour toutes ; c'est une communication vivante entre l'Éveillé et le non éveillé qui doit constamment être renouvelée et rapprochée des gens envers qui elle est dirigée, comme le reconnaissait lui-même clairement le Bouddha.
En détaillant des aspects particuliers du Dharma, un sens de l'intégrité des enseignements se perdait souvent et une partialité se développait. Ceux qui suivaient les différentes tendances de l'enseignement originel commencèrent à diverger de plus en plus les uns des autres, formant progressivement des écoles distinctes. Le temps passant, il y eut de plus en plus de débats et de controverses entre les différentes écoles, et elles formèrent souvent leurs doctrines en relation dialectique les unes avec les autres. Nous devons cependant faire attention à ne pas penser à ce processus comme étant analogue à l'évolution historique du christianisme. Les yânas successifs n'apparurent pas de la même façon que la Réforme protestante.
Pendant la première partie de sa vie, Luther fut catholique, car il n'y avait rien d'autre que le catholicisme en Europe Occidentale. Il se sépara du catholicisme pour former quelque chose de relativement nouveau, qui devint le luthéranisme. Il n'appartint pas à une tradition indépendante séparée déjà existante aux côtés du catholicisme, et il n'en fit pas non plus revivre une.
Mais dans le cas du Mahâyâna, il y avait déjà une tradition vivante existant aux côtés du Hînayâna, à laquelle appartenaient déjà [les grandes figures du Mahâyâna], qui la rendirent plus proéminente par leurs interprétations, leurs commentaires, etc.
Le Hînayâna, le Mahâyâna et le Vajrayâna étaient alors les trois courants principaux du déroulement des tendances latentes dans le bouddhisme archaïque. L'un après l'autre, chacun d'eux a joui d'une période de prédominance d'environ 500 ans. Sangharakshita a présenté de façon complète les caractéristiques de ces tendances, bien qu'inévitablement de telles descriptions générales donnent naissance à de nombreuses exceptions. Le Hînayâna développa la dimension éthique de l'enseignement du Bouddha au travers de l'accent qu'il porta sur la vie monastique. Il élabora aussi son enseignement psychologique en classant systématiquement les états mentaux, dans la littérature de l'Abhidharma. Le Mahâyâna, s'appuyant sur des traditions qui dataient du temps du Bouddha, fit ressortir l'aspect de dévotion de la vie spirituelle, par son culte des stoûpas ou reliquaires du Bouddha, et au travers des cultes des bouddhas et bodhisattva archétypes. D'un point de vue doctrinal, il élabora les implications métaphysiques du Dharma. Finalement, le Vajrayâna prit les aspects imaginatifs et mythiques de l'enseignement originel et, en se basant sur la métaphysique du Mahâyâna, développa un langage de rituels et de symboles. Ainsi, Sangharakshita voit chaque yâna développant des éléments en germe dans l'enseignement originel.
Le processus de développement ne fut bien sûr pas aussi net et conscient que cette description le suggère. Toutes les tendances étaient présentes dès le début.
On ne peut pas complètement séparer les yânas. Même si l'un dominait, l'autre était néanmoins tout à fait présent. Tandis que le Hînayâna a été formulé avant le Mahâyâna, celui-ci, durant la période de 500 ans où le Hînayâna a été prépondérant, a été présent en tant que transmission purement spirituelle.
L'esprit de ces tendances latentes dans l'enseignement originel fut gardé vivant par certains groupes de disciples et leurs successeurs. Dans des circonstances particulières, les tendances furent progressivement rendues explicites dans les textes, doctrines et pratiques auxquels, plus tard, furent appliqués les termes génériques de « Mahâyâna » et de « Vajrayâna ». Mais ces derniers, aux premiers stades de leur évolution, n'étaient pas considérés comme complètement séparés et isolés des enseignements et des pratiques plus formulés du Hînayâna. Chaque tendance devint explicite aux côtés de la tendance ou des tendances qui avaient émergé avant elle, et en relation avec celle-ci. Des pèlerins chinois venus en Inde rapportèrent
que les moines du Hînayâna et ceux du Mahâyâna vivaient les uns aux côtés des autres dans le même vihara. La seule différence entre eux était qu'en plus de toutes les autres choses que faisaient les bhikkhus du Hînayâna, les moines du Mahâyâna étudiaient les sūtras du Mahâyâna et vénéraient les bodhisattvas.
Le Vajrayâna était aussi pratiqué dans les grandes universités monastiques et ses disciples étaient souvent, et peut-être habituellement, des moines ordonnés dans les lignées d'ordination du Hînayâna et étudiant les soûtras du Mahâyâna.
Au quatorzième siècle, le bouddhisme avait disparu d'Inde ; il avait cependant été alors répandu dans toute l'Asie. Les formes de bouddhisme qui ont survécu jusqu'à nos jours sont toutes basées sur un ou plusieurs aspects du bouddhisme indien, développés dans une nouvelle contrée. Il y a trois groupes géographiques principaux de ces formes historiques de bouddhisme ayant survécu :
Il s'agit du bouddhisme de l'Asie du Sud-Est, que l'on trouve à Sri Lanka, en Birmanie, en Thaïlande, ainsi qu'au Cambodge et au Laos ; le bouddhisme sino-japonais, qui existe non seulement en Chine et au Japon, mais aussi en Corée et au Vietnam ; et le bouddhisme tibétain qui, du Pays des Neiges, s'étendit en Mongolie, au Sikkim, au Bhoutan et au Ladakh. Dans les termes des yânas, le bouddhisme de l'Asie du Sud-Est appartient au Hînayâna, le bouddhisme sino-japonais au Hînayâna et au Mahâyâna combinés, ce dernier étant prédominant, en particulier au Japon, et le bouddhisme tibétain appartient de façon égale au Hînayâna, au Mahâyâna et au Vajrayâna, chacun des yânas successifs apportant son orientation au précédent.
‘Sangharakshita, A New Voice in the Buddhist Tradition’ © Subhuti, 1994, traduction © Christian Richard, 2010.