Mais je voudrais considérer une objection possible. Je pense que certains pourraient être choqués par l'affirmation hardie selon laquelle le véritable artiste représente un type d'humanité plus élevé que le citoyen ordinaire et correct. Certains pourraient même être tentés de faire remarquer, très gentiment bien sûr, que l'artiste est très souvent, malheureusement, et très malencontreusement, quelqu'un de vilain, d'immoral et d'égocentrique. Il vaut donc peut-être la peine de regarder cela de plus près. On peut facilement admettre qu'il peut être plutôt difficile de vivre avec un artiste, qu'il soit peintre, poète ou musicien, mais je pense que cela est habituellement dû au fait que l'artiste est concerné, et vraiment concerné, par le souci de sauvegarder sa propre intimité et ses conditions de travail. Nous savons aussi qu'il y a des gens bien pensants qui essaient de rendre l'artiste conforme, qui essaient de le rendre identiques aux autres, de le faire vivre, s'habiller, et avoir l'aspect des autres, de le faire écrire, peindre comme les autres, etc., et il est peut-être tout à fait naturel que l'artiste tende à se révolter, parfois même avec violence, contre ces tentatives bienveillantes. Sans trop de reconnaissance, il s'obstine à être lui-même.
Nous trouvons souvent aussi que l'artiste se révolte contre la morale conventionnelle. Cela est spécialement le cas d'un poète comme Shelley, qui se moquait de toutes les conventions moralistes de son époque, et fut pour cela mis en ban de la société. Mais on peut se demander si le fait de se moquer de la moralité conventionnelle est une mauvaise chose, de la part de l'artiste. Trop souvent, nous sommes obligés de reconnaître que c'est la moralité conventionnelle qui est en tort, et la résistance de l'artiste est n'en fait dans beaucoup de cas, si ce n'est dans la plupart des cas, que l'expression de son attitude mentale plus saine et plus normale.
Nous ne devons pas oublier aussi, et ceci est très, très important, que l'artiste, quel qu'il soit, est très souvent une personne profondément divisée, c'est-à-dire divisée en elle-même. Et parfois, plus l'artiste est grand, plus il est profondément divisé. Cette division profonde, cette crevasse parfois, dans les profondeurs de son être même, produit une tension et un déséquilibre qui avoisinent parfois même la folie. L'artiste peut, peut-être par définition, accéder à des états de conscience plus élevés, des états d'existence plus élevés que la plupart des autres, ou que presque tous les autres, mais cela ne veut pas dire qu'il peut y accéder tout le temps. Pour citer Shelley, que je viens de mentionner, il dit ou chante dans un de ses poèmes : « Rarement, rarement tu viens, esprit des délices. » Ceci est très souvent l'expérience de l'artiste, du créateur, du poète, du musicien : cet esprit des délices, cette expérience plus haute, cette expérience d'un état de conscience plus élevé, ne vient que rarement, ne vient que parfois. L'artiste ne vit pas dans ces états élevés tout le temps, et c'est là que l'artiste diffère du vrai mystique, qui tend à demeurer dans ces états pendant longtemps. L'artiste est parfois dans ces états plus élevés d'existence et de conscience, parfois dans des états plus ordinaires ; c'est très souvent comme s'il était deux personnes. Quand il crée, c'est une personne. Quand il ne crée pas, c'est une autre personne. Nous savons tous que parfois vous lisez un livre écrit par quelqu'un, vous pensez, quel livre merveilleux, quel personne merveilleuse doit être l'auteur, comment vous aimeriez le rencontrer, et quand vous y allez, plein de reconnaissance et prêt à être en admiration totale pour ce livre qui vous a tellement fait grandir, vous trouvez un homme sec, aigri, méchant, petit et vous regrettez d'avoir jamais posé les yeux sur lui. Vous êtes très déçu. C'est à cause de cette sorte de division entre l'expérience plus élevée de l'artiste et son expérience plus ordinaire, plus normale. C'est comme si l'artiste était deux personnes, comme s'il avait un « soi » artistique et un « soi » ordinaire, séparés l'un de l'autre.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.