Tout d'abord, l'artiste est plus conscient de lui-même et de ce qui se passe autour de lui, plus attentif. On peut même dire que l'artiste, le véritable artiste, est plus vivant que les autres gens. Et cela se voit souvent dans le fait qu'il est plus sensible, dans la signification complète du mot, que les gens ne le sont normalement. Nous savons qu'un peintre est beaucoup plus attentif, d'une façon plus vive, plus précise, à des différences de forme, de contour, de couleur, etc., beaucoup plus alerte et vivant pour ces choses que d'autres gens. Je pense que j'ai déjà mentionné dans des conférences antérieures que si jamais vous allez avec un ami peintre à la campagne, par exemple, au printemps, en automne ou à n'importe quelle saison, vous remarquerez, vous observerez, vous ne pourrez pas passer à côté du fait qu'il voit plus que vous. Il vous fera remarquer des choses : peut-être les contours d'un arbre devant le ciel ou les couleurs d'une feuille morte ou d'une fleur fanée, ou des ombres jetées par quelque chose, des ombres bleues jetées par les arbres sur l'herbe ; et il va vous démontrer que les ombres sont bleues et vous ne l'avez presque certainement pas vu. Le peintre a un œil beaucoup plus précis, il se rend beaucoup plus compte de ce qui se passe dans le monde extérieur, dans le monde des formes, apparitions et couleurs.
De la même façon, un musicien a une oreille beaucoup plus développée, il peut détecter des différences de notes que nous ne pouvons peut-être pas détecter. Je me rappelle que quand j'étais en Inde, j'étais époustouflé par les subtilités des percussions de la musique indienne, les subtilités de leur jeu. Elles étaient difficiles à détecter, parfois difficiles à suivre, même par un Indien ayant relativement de l'expérience, de l'exercice dans ces chose. Il y avait parfois des raffinements, des délicatesses incroyable dans le jeu de tel ou tel instrument. Parfois, les musiciens faisaient chuchoter l'instrument, comme le chuchotement d'une voix ; d'autres fois ils jouaient très staccato, parfois très doucement, parfois comme des râles. Ils pouvaient presque faire parler les percussions. Et parfois les différences étaient si subtiles que seulement l'oreille exercée d'un musicien pouvait les détecter et éventuellement reconnaître s'il y avait quelque chose qui n'allait pas.
De même, nous trouvons que le poète est de la même façon sensible à la signification, à la valeur et au rythme des mots. Nous utilisons les mots la plupart du temps, mais nous les utilisons sans beaucoup de soin, d'une manière très rude, pas tout à fait attentifs ou sensibles à leur valeur, à leur signification réelle, voire à leur goût. J'ai déjà mentionné ce soir le nom d'Edith Sitwell, et dans ce contexte quelques-uns de ses commentaires sur les mots et sur leur différentes valeurs sont très intéressants. Elle n'est pas satisfaite de parler juste de la signification des mots et d'une syllabe courte ou longue, etc. Elle parle du ton des mots, de la texture des mots : il y a des mots qui râpent et d'autres qui sont soyeux ; il y en a même des poilus, selon elle. Et puis il y a le poids des mots : quelques-uns sont légers, d'autres lourds. Étant poétesse, elle est sensible à tout cela, alors qu'en revanche habituellement nous ne le sommes pas.
L'artiste, aussi, quelle que soit sa discipline, est beaucoup plus conscient de sa propre réponse à toutes ces choses, de ses états mentaux et émotionnels. Pas seulement dans le sens où il y réfléchit plus que nous ne le faisons, mais dans le sens où il les éprouve d'une manière beaucoup plus intense, beaucoup plus concentrée que d'autres gens. On peut aussi dire que l'artiste est plus conscient des autres que ce n'est généralement le cas. Nous pouvons surtout le voir sous une forme hautement développée dans les œuvres des grands portraitistes, et des grands écrivains. Nous voyons que dans leurs œuvres, d'autres gens, des gens du passé et des contrées lointaines sont vivants. Je me rappelle qu'il y a quelque temps, j'ai vu dans un musée un portrait, datant je pense du début de la Renaissance ; c'était le portrait d'un pape. Et vous pouviez voir en le regardant que ce devait avoir été un pape très malin. Sur son visage, vous pouviez tout voir ; dans ce portrait, sur ce visage, vous pouviez voir pratiquement tout ce qu'il avait fait. Vous pouviez le voir dans ses yeux, dans la texture de sa peau, dans la forme de sa bouche, et dans son expression plutôt maussade, fixe. Vous pouviez voir qu'il avait dû arriver à la papauté par la corruption : c'était marqué partout sur son visage. Et bien plus que cela, encore, vous pouviez voir plein de choses, vous pouviez presque reconstruire sa biographie juste à partir de ce portrait. L'artiste, le peintre, qui que cela ait été, avait vu tout ça et non seulement l'avait vu mais l'avait posé là sur la toile, avec un pinceau.
Comme je l'ai déjà dit, nous voyons la même chose chez l'écrivain, surtout un homme de théâtre comme Shakespeare. Nous voyons la même chose chez les grands romanciers. Nous pouvons voir jusqu'à quel degré de clarté, d'intensité ces grands artistes voient les gens. Je me rappelle aussi, pour reprendre un exemple de la peinture, que quand j'étais beaucoup plus jeune, je pensais que les peintures de Hogarth représentant des gens étaient des caricatures. Mais après avoir connu les gens un peu plus, pendant quelques années, et peut-être les avoir observés de plus près, j'en suis venu à la conclusion que Hogarth était simplement terriblement précis. Les gens étaient vraiment comme cela. Il n'exagérait rien, il ne soulignait rien de trop. Ce n'était pas un caricaturiste, il voyait juste les gens tels qu'ils étaient et, dans ses peintures et gravures, il les représentait tels qu'ils étaient. Il les voyait honnêtement et directement d'une manière presque terrifiante, presque clairvoyante.>
Mais surtout, nous pouvons dire que l'artiste est conscient non seulement du monde extérieur, non seulement de lui-même, non seulement des autres ; l'artiste est conscient, d'une manière incompréhensible, de la réalité. Pas dans le sens d'être conscient du concept ou de le connaître, mais dans le sens où il est profondément, et d'une manière résonnante, sensible à la signification et au mystère de l'existence même. C'est cela qu'il sent, le mystère de l'existence, qu'elle soit cosmique ou humaine.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.