C'est pourquoi aujourd'hui nous parlons souvent d'inspiration, l'inspiration de l'artiste vient d'en haut, vient d'au-dessus de lui, ce n'est pas lui. Il y a une histoire très connue concernant Haendel. Quand il eut fini son manuscrit du Messie, il le relut, et fut lui-même étonné d'avoir écrit quelque chose d'aussi beau. Il était apparemment si étonné qu'il posa sa plume, se redressa, et dit : « C'est venu d'en haut, ce n'est pas moi ». Il était donc revenu dans son état de conscience ordinaire. « Ce n'est pas moi, je n'ai pas créé cela, c'est venu d'en haut. » Cela veut dire que c'était venu de l'artiste lui-même, quand il était dans cet état de conscience élevé, supra-normal. Voici aussi une des raisons pour lesquelles nous nous référons traditionnellement à l'artiste comme à un génie. Nous parlons d'un génie poétique, d'un génie artistique en général, ou d'un génie mystique, etc. Qu'est-ce que cela veut dire, un génie ? À l'origine, génie voulait dire divinité gardienne, ange gardien. Un génie représentait des pouvoirs supérieurs qui guidaient et protégeaient l'homme ; il représentait un aspect plus élevé de soi-même, conçu comme une personnalité indépendante, ou quasi-indépendante, et qui pour le soi ordinaire était une source, la source, de direction, d'inspiration et de conseil. Nous avons le même principe dans le concept classique des muses. Lisez par exemple L'Iliade ou L'Odyssée de Homère ; par quoi commence Homère ? Il invoque les muses, il dit : déesse, ou déesses, inspirez-moi. Et tous les poètes classiques ont fait cela. Milton le fait au début du Paradis Perdu, en invoquant la muse céleste et non la muse profane. L'idée reste la même. Vous invoquez une source élevée, un pouvoir supérieur, qui a l'air d'être en dehors de vous mais qui en même temps est en fait vraiment votre meilleur vous. Et c'est de là que vient la création.
À ce propos, il est intéressant de citer un commentaire concernant le mot « génie » fait par un célèbre écrivain moderne, Nabokov. Il a fait cette observation dans un interview pour le journal The Listener. C'est très intéressant, même si c'est traité assez superficiellement dans l'interview, donc je voudrais le citer. Il est interviewé par une de ces personnes très obstinées qui posent des tas de questions différentes et on se demande comment les gens ont assez de patience pour leur répondre. La question dont nous parlons était de savoir si Nabokov se considérait lui-même comme un génie. Il répond :
« Le mot génie et utilisé plutôt généreusement, n'est-ce pas, au moins en anglais, parce que son équivalent russe, « geni », est un terme comblé d'effroi mêlé à l'admiration, et n'est utilisé que pour un nombre très restreint d'écrivains : Shakespeare, Milton, Pouchkine, Tolstoï. Pour des écrivains très aimés comme Tourgeniev ou Tchekhov, les Russes utilisent le terme plus mince de « talent », et non le mot « génie ». C'est un exemple bizarre de contradiction sémantique, le même mot étant plus substantiel dans une langue que dans une autre. Malgré le fait que mon russe et mon anglais sont pratiquement équivalents, je me sens toujours perplexe et consterné de voir « génie » employé pour tout romancier important, comme Maupassant ou Maugham. Génie veut encore et toujours dire pour moi, dans ma méticulosité et ma fierté des phrases, si typiquement russes, un don unique et éblouissant. Le génie de James Joyce, pas le talent de Henry James. »
On peut ne pas être d'accord avec son évaluation de Henry James, mais je pense que la distinction est puissante et claire. Il utilise le mot génie d'une façon très semblable à la mienne au cours de ces lectures, dans le sens de véritable artiste. En fait, quand j'ai lu l'interview pour la première fois, j'ai presque pensé qu'il avait été là quand j'ai donné ces lectures, et peut-être l'avait-il été. Mais il y a une autre chose sur laquelle je voudrais attirer votre attention, pendant que nous y sommes. C'est la première question du journaliste ; elle est assez extraordinaire. Je ne sais pas où il l'a trouvée ; c'est « Qu'est-ce qui nous différencie des animaux ? », et que pensez-vous que Nabokov répond ? Je vais aussi citer sa réponse, car elle a un rapport important avec le sujet qui nous intéresse. Il dit :
« Être conscient d'être conscient d'être. En d'autres termes, si non seulement je sais que je suis, mais si de plus je sais que je le sais, alors j'appartiens à l'espèce humaine. Tout le reste suit, la pensée merveilleuse, la poésie, la vision de l'univers. Dans ce cas le fossé qui sépare le singe de l'homme est incalculablement plus grand que le fossé entre l'amibe et le singe. La différence entre la mémoire d'un singe et la mémoire de l'homme est la différence entre une esperluéte et la bibliothèque du British Museum. »
Je pense que vous admettrez que ceci est tout à fait la même sorte de choses dont nous parlions au cours de ces lectures et des autres lectures que j'ai données sur des sujets similaires. Mais il nous faut maintenant retourner à notre définition de l'art, que nous avons un peu perdu de vue.
Nous avons vu que l'art est l'organisation d'impressions sensorielles qui exprime la sensibilité de l'artiste, qu'elle soit grande ou non. Et maintenant, l'autre moitié de la définition : ...et communique au public un sens des valeurs qui peut transformer leurs vies. On pourrait dire beaucoup de choses sur l'art en tant que communication, mais il vaut mieux attendre pour cela ; ce n'est pas en rapport direct avec notre sujet. Je voudrais m'occuper de la dernière partie de la définition : un sens des valeurs qui peut transformer notre vie. Qu'est-ce que cela veut dire ? Nous avons vu que l'artiste se rend compte des choses mieux que d'autres gens. Et à partir de ce niveau de conscience, de cette vision plus claire, de cette expérience plus complète, plus forte, il s'exprime dans l'œuvre d'art, et non seulement s'exprime mais communique. Le mot « communique » veut dire que quand nous apprécions une œuvre d'art, nous éprouvons au même moment, même si c'est à un degré moindre, l'état de conscience dans lequel l'artiste a créé l'œuvre. Et c'est cela que nous appelons communication. L'artiste éprouve, il exprime dans l'œuvre d'art. Nous apprécions l'œuvre, et nous aussi éprouvons ce qu'il a éprouvé en produisant l'œuvre. Au moins temporairement, nous sommes élevé à son niveau. Temporairement nous devenons pour ainsi dire artiste, homme nouveau ; nous partageons son sens des valeurs, sa vision des choses, son expérience, et cela transforme notre vie. La transformation est évolution. Ce n'est pas un changement de place mais un changement de niveau. Nous voyons donc que l'artiste est non seulement lui-même plus évolué, mais à travers les œuvres d'art dans lesquelles il s'exprime, par lesquelles il communique aux autres sa propre expérience, il contribue à l'évolution des autres, de la race humaine.
On peut dire que l'appréciation des grandes œuvres d'art élargit notre propre conscience. Quand nous écoutons une grande composition, ou regardons une grande peinture, ou lisons un grand poème, nous les vivons réellement, nous les laissons réellement nous pénétrer, nous allons au-delà de notre conscience normale ou ordinaire, nous devenons plus grand, plus large, notre vie entière est modifiée, notre vie entière est transformée. Si nous persistons dans cette sorte d'effort, cela affecte graduellement tout notre être, et finalement, comme je l'ai dit, notre vie elle-même peut être transformée.
‘The Higher Evolution’ © Sangharakshita, 1969, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002.