Passons maintenant à la deuxième des trois choses, en la pratique, en l'emploi desquelles les moyens habiles consistent, c'est-à-dire les quatre « pratisamvids » ou connaissances analytiques. « Pratisamvids » peut aussi être rendu par pénétrations infaillibles, connaissances n'étant pas une traduction très satisfaisante, au moins dans le cas de l'une de ces « pratisamvids », comme nous le verrons. Les quatre pratisamvids sont l'une des classifications retirées du Hinayana par le Mahayana, et dont le Mahayana a modifié la signification, dans une certaine mesure, en accord avec sa perspective.
Tout d'abord dharma-pratisamvid ou connaissance analytique des phénomènes, qui peut être aussi traduit comme connaissance analytique des principes. Cela consiste en la réalisation de la vérité, ou réalité des choses - j'en parle délibérément de façon un peu vague, pour ainsi dire - une réalisation de la vérité ou de la réalité des choses indépendamment de toute formulation conceptuelle, indépendamment des mots. Selon le Soûtra Dasabhumika - le soûtra des Dix terres, l'un des soûtras les plus importants du Mahayana, qui traite des dix stades de la progression du bodhisattva - dharma-pratisamvid ou connaissance analytique des phénomènes ou des principes, comprend la connaissance de la manière selon laquelle les différents yanas, les différentes voies ou véhicules de la tradition bouddhique, se rencontrent tous et se mélangent l'un à l'autre en un seul yana, l'Ekayana. Quels sont donc ces yanas, ces véhicules ou voies ? Ils sont essentiellement les formulations de l'enseignement du Bouddha selon les besoins de différentes sortes de gens. En d'autres termes les yanas eux-mêmes sont des moyens habiles, et ils finissent tous par se rencontrer en un seul yana parce que, d'une manière ou d'une autre, ils sont tous concernés par la même chose, c'est-à-dire le développement spirituel de l'individu. Et plus les individus se développent, plus leur degré de développement est grand, plus ils réalisent ce qui les unit l'un l'autre, plus ils réalisent qu'ils suivent tous la même voie, que tous les différents yanas se rencontrent en un seul yana, Ekayana. Mais il est possible de réaliser ceci seulement si l'on est allé au-delà des formulations conceptuelles, au-delà des mots ; seulement si l'on est personnellement en contact avec la vérité et la réalité des choses.
Deuxièmement, l'artha-pratisamvid, ou connaissance analytique du sens. La réalisation de la vérité ou de la réalité des choses ne suffit pas. Vous pensiez peut-être que c'était déjà beaucoup. C'est beaucoup, mais ce n'est pas assez, pour le bodhisattva du moins. Le bodhisattva veut communiquer la vérité ou la réalité des choses aux autres. Il veut que les gens croissent, qu'eux et lui croissent ensemble. Nous ne devons pas oublier que les quatre connaissances analytiques font toutes partie de la septième perfection des moyens habiles. Mais pour communiquer, on a besoin d'un véhicule pour cette communication, on a besoin, entre autres, d'une structure rationnelle commune. Et cette structure est fournie par les formulations conceptuelles de l'enseignement comme, par exemple les quatre nobles vérités, le noble chemin octuple, les vingt-quatre maillons, les cinq facultés spirituelles, etc. Fourni, en d'autres termes, par ce que l'on peut appeler « la philosophie du bouddhisme. » Le véhicule de communication est aussi fourni par les diverses choses que le bodhisattva crée grâce à son pouvoir magique. Mais ce n'est pas cet aspect qui nous intéresse à présent. Donc la connaissance analytique du sens est la connaissance des formulations conceptuelles de l'enseignement. Non leur connaissance à leur simple niveau conceptuel, non les connaître juste pour les connaître, mais leur connaissance en tant que véhicule pour la communication de la vérité ou réalité des choses. Un véhicule à la communication de valeurs spirituelles.
Troisièmement, Nirukti-pratisamvid ou connaissance analytique de l'étymologie. Cela vous semble peut-être vraiment étrange, vraiment bizarre que l'étymologie soit inclue à ce niveau, c'est vraiment comme retourner à l'école. Il semble bien étrange que l'on attende d'un bodhisattva qu'il connaisse l'étymologie. Mais pas vraiment. Nous avons vu que la connaissance de la vérité et de la réalité des choses ne suffit pas. Le bodhisattva veut communiquer, pour cela il a besoin d'un véhicule à sa communication, et a donc besoin de la connaissance analytique du sens, des formulations conceptuelles de l'enseignement. Mais cela non plus n'est pas suffisant. Le bodhisattva doit être capable d'exprimer sa compréhension de ces formulations conceptuelles par les mots. Et pour faire cela il doit avoir une bonne compréhension de la signification des mots, et cela veut dire une connaissance de leur étymologie. La connaissance analytique de l'étymologie est donc nécessaire. Elle inclue aussi la connaissance d'autres choses comme la linguistique, savoir parler en public et la composition littéraire.
Cette connaissance analytique particulière est associée tout spécialement à Manjusri ou Manjughosa, le bodhisattva de la sagesse. En fait, il est l'incarnation des quatre connaissances analytiques. La Manjughosa stuti sadhana, ou visualisation de Manjughosa, se termine par : « que par cet acte, tous les êtres sensibles obtiennent le jnana des quatre pratisamvids. »
Une maîtrise du langage est essentielle à la communication à quelque niveau que ce soit, à moins bien sûr d'avoir des pouvoirs télépathiques. Malheureusement les gens n'ont très souvent qu'une très vague idée de la signification des mots qu'ils utilisent. Ce n'est que trop souvent que nous avons recours à un nombre limité d'expressions, qui n'ont presque plus de sens tant elles ont été répétées. Cela limite sévèrement la communication. Trop souvent aussi, les gens semblent grogner ou grincer plutôt que parler. Le bodhisattva doit donc connaître le sens des mots, il doit connaître leur étymologie. Il doit connaître le sens des mots, mais pas seulement dans le sens du dictionnaire bien sûr, même si cela ne doit pas être dédaigné. Les concepts doivent être rattachés à l'expérience de la vérité ou réalité dont ils sont l'expression. De la même manière, les mots doivent être rattachés aux concepts dont ils sont l'expression. C'est ce en quoi la connaissance analytique de l'étymologie du bodhisattva consiste vraiment. Le bodhisattva n'est jamais trompé par les mots. Il ne se laisse pas emporter par les mots. Il ne se perd pas dans les mots. Ceci parce qu'il utilise les mots pour exprimer des concepts clairs, tout comme il utilise les concepts pour formuler des expériences de réalités spirituelles.
Quatrièmement, pratibhana-pratisamvid ou connaissance analytique du courage. Ce n'est pas le courage dans le sens ordinaire mais dans un sens plutôt spécial. Vous pouvez avoir une expérience personnelle de la vérité et de la réalité des choses, du moins jusqu'à un certain point ; vous pouvez avoir les formulations conceptuelles de cette expérience clairement à l'esprit ; vous pouvez même avoir les mots par lesquels exprimer les formules conceptuelles, les idées qui sont dans votre esprit. Mais tout cela ne suffit pas. Ce n'est pas assez pour communiquer. Il faut encore une chose : du courage. Le courage dans le sens de courage et d'audace dans la parole. De la promptitude. De l'esprit. Il ne suffit pas d'avoir les mots, tout le monde les a. Il faut les avoir au moment même où il y en a besoin. Vous ne devriez pas avoir à chercher pour les trouver, il ne sert à rien de les trouver une semaine plus tard. Mais qu'est-ce qui nous empêche de trouver les mots à la seconde même où nous en avons besoin ? Cela pourrait venir d'une faible mémoire bien sûr. Mais dans la plupart des cas, c'est simplement par manque de courage, manque de confiance et donc manque de rapidité, de promptitude à parler, manque d'esprit même. Donc le bodhisattva cultive aussi la connaissance analytique du courage en plus de celle des phénomènes ou principes, du sens, de l'étymologie. Il les cultive toutes en tant que moyens de communication, comme faisant partie de l'upaya paramita, la perfection des moyens habiles.
Il peut être salutaire - bien que cela puisse aussi être attristant et donne à réfléchir - de mettre la pratique des connaissances analytiques par le bodhisattva en contraste avec nos propres insuffisances dans ce domaine. Pour commencer, nous avons peu ou pas d'expérience de la vérité ou de la réalité des choses. Nos formulations conceptuelles, nos idées, sont vagues, confuses, peu systématiques, pour ne pas dire incohérentes et même sans signification. Notre maîtrise du langage est faible, inadéquate, gauche et hésitante à faire pitié. Nous manquons de courage et d'audace dans la parole, sauf quand nous ne savons pas de quoi nous parlons ! Il n'est pas surprenant donc que nous ayons des difficultés à communiquer.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002