Tournons-nous maintenant vers les moyens habiles eux-mêmes, c'est-à-dire les moyens habiles en tant que septième perfection. D'abord les quatre « sangrahavastus » ou éléments de conversion ou encore moyens d'unification. C'est-à-dire les moyens d'unification de la communauté spirituelle, les quatre façons par lesquelles un bodhisattva forme un groupe de gens, unis par leur but commun de pratiquer le dharma. Après tout, le but du bodhisattva en utilisant les moyens habiles, en étant lui-même un moyen habile, n'est pas simplement de conduire les gens à l'éveil individuellement ; son but est de gagner leur coopération dans la construction de la terre de bouddha pour le bien de tous.
Quels sont donc ces quatre moyens d'unification ?
En premier il y a le dana, le don. Un très vieil ami pourrait-on dire. Un si vieil ami que l'on peut être surpris de le trouver mentionné ici, faisant partie de la septième paramita. Après tout le dana a une paramita à lui seul, pour ainsi dire, le dana étant la première des paramitas. Mais ici, le dana a un rôle particulier à jouer. Le rôle d'établir un contact positif avec les gens. Le rôle de créer l'amitié spirituelle. Le rôle d'aider à former une communauté spirituelle. Nous ne pensons pas au dana de cette façon, en général. Nous pensons au dana, habituellement, de façon plus utilitaire, pour parler ainsi : nous donnons quelque chose aux gens parce qu'ils en ont besoin. Mais ici ce n'est pas tout à fait pareil. Vous donnez quelque chose aux gens parce que vous les aimez bien. Vous donnez quelque chose aux gens parce que vous voulez avoir une amitié spirituelle avec eux ; parce que vous voulez former une communauté spirituelle avec eux. Ce n'est pas, bien sûr, que vous donnez de façon calculatrice, juste pour en arriver à certains résultats. Le processus du don de cette manière est complètement naturel, complètement spontané : en faisant un cadeau à quelqu'un, vous donnez expression à votre prise de conscience particuliére de cette personne. Vous exprimez vos sentiments positifs envers elle. Vous exprimez une réelle sollicitude envers elle. Donner est en fait une forme de communication. On peut même formuler ici un principe général, une sorte d'aphorisme même : on pourrait dire que la communauté spirituelle est caractérisée par un échange de cadeaux constant entre ses membres. L'échange de cadeaux renforce la communauté spirituelle ; c'est une expression naturelle de la vie de la communauté spirituelle. Non que vous donniez parce qu'on vous a donné ; vous avez naturellement envie de donner et vous exprimez ce sentiment en faisant un cadeau.
Le deuxième moyen d'unification est aussi quelque chose qui sera déjà un peu familier. C'est le priyavadita, la parole aimante. J'espère que le mot aimant ne vous repousse pas. On peut aussi le traduire par parole affectueuse ou bienveillante. Le bodhisattva établit un contact avec les gens en leur parlant de façon émotionnellement positive, en leur parlant aimablement. La parole affectueuse est donc la règle dans la communauté spirituelle. C'est la règle parmi ceux qui sont engagés dans la construction de la terre de bouddha. Le bodhisattva n'a pas peur d'exprimer verbalement son affection envers les autres. Il n'a pas peur de faire savoir aux autres qu'il les aime bien. Il n'a pas peur de leur dire face à face qu'il les aime bien, juste au cas où il y aurait des doutes. Parce qu'après tout, il y a des gens qui ont beaucoup de mal à croire que quelqu'un les aime bel et bien. Cela peut même leur faire un vrai choc, parce qu'ils n'ont pas l'habitude de ce genre de choses. Mais il est important de comprendre ce que l'on entend vraiment par parole affectueuse. Cela ne veut pas forcement dire appeler tout le monde « mon chéri » ou « ma chérie ». J'ai entendu récemment à la radio par hasard - l'extrait d'un film ou d'une pièce de théâtre, je suppose - quelqu'un avec un accent américain disant : « Je vais te tuer sur-le-champ, ma chérie ! » Non que « mon chéri » ou « ma chérie » soient exclus du vocabulaire, mais la parole affectueuse, la parole aimante, ne veut certainement pas dire parler d'une manière faible, sentimentale et mielleuse. Le mot priya veut généralement dire amour, affection dans un sens ordinaire. Mais nous devons le prendre en compte ici dans son contexte. Après tout, le priyavadita est pratiqué par le bodhisattva, et pratiqué comme moyen de contribution à la création de la communauté spirituelle, rien de moins. Dans ce contexte donc, en tant qu'élément de la septième paramita, la parole aimante est le résultat, est l'expression de la sagesse transcendantale, le prajna, parce que la sagesse transcendantale est la sixième paramita, la précédente. Donc l'amour auquel le bodhisattva donne une expression verbale, le priyavadita, n'est pas juste l'amour dans le sens ordinaire, l'amitié humaine ordinaire, c'est encore moins un sentiment d'attirance sexuelle ou simplement être sociable. Ici l'amour est l'expression d'une profonde vision spirituelle. On pourrait dire que la parole aimante du bodhisattva est l'expression de sa prise de conscience ravie du potentiel spirituel des gens ; sa prise de conscience, ravie du fait qu'ils peuvent croître, qu'ils peuvent croître ensemble.
Le troisième moyen d'unification est l'artha-carya. Artha-carya peut être traduit par « activité bénéfique », c'est-à-dire activité pour le bien des autres, mais il signifie littéralement « faire le bien ». Ceci ne suggère pas que le bodhisattva est quelqu'un dont la profession est de faire aux autres ce qui, d'après lui, est bon pour eux. Une fois encore, il nous faut considérer le contexte. Que veut donc dire artha-carya ou activité bénéfique ? Quelle est la signification de bénéfique dans ce contexte ? Cela ne veut pas dire bénéfique au sens ordinaire, mondain du terme. Cela veut dire spirituellement bénéfique. Cela veut dire faire tout ce qui aide les gens à croître, à se développer, tout ce qui les aide à atteindre des niveaux d'être et de conscience de plus en plus élevés. Le bodhisattva pratique donc l'activité bénéfique en donnant aux gens le Dharma, en partageant avec eux sa propre expérience du Dharma, en un mot, en se partageant lui-même avec eux.
Il ne s'agit pas d'enseigner le Dharma de façon ordinaire, de simplement transmettre une connaissance, des informations, comme on peut le faire avec l'arithmétique ou l'histoire, par exemple. Non que cela soit complètement exclu, mais le bodhisattva enseigne aux gens de façon différente. Il enseigne en les encourageant à croître, en les encourageant à se développer. Son activité bénéfique consiste à inspirer les gens, à les inspirer à mener la vie spirituelle. Il a été dit que l'inspiration est le facteur unique le plus important de toute la vie spirituelle. Vous pouvez avoir toutes les informations dont vous avez besoin, vous pouvez avoir tous les moyens dont vous avez besoin, toutes les opportunités, mais si vous n'avez pas d'inspiration, vous n'allez pas loin. Le bodhisattva fait donc le bien en inspirant les gens, en éveillant quelque chose en eux, en leur communiquant la positivité émotionnelle, l'exaltation, la créativité, l'aventure pure de la vie spirituelle. Le bodhisattva est comme une bougie qui allume des milliers et des milliers d'autres bougies, qui se mettent à brûler de leur propre combustible. Et ce n'est pas tout : à leur tour, ces bougies allument des milliers et des milliers d'autres bougies.
Quatrièmement, le dernier moyen d'unification, le samanarthata ou fait d'être un exemple. En d'autre termes, le comportement du bodhisattva est en accord avec son enseignement. Son enseignement est le Dharma, et sa conduite est un exemple de son enseignement. Il pratique ce qu'il prêche (sauf, bien sûr, qu'il ne prêche pas). Le bodhisattva est l'incarnation vivante de toutes les qualités dont il encourage le développement chez les autres. Nous avons vu que le bodhisattva inspire les gens à mener une vie spirituelle, mais il ne le fait pas en exhortant les gens à la ronde de façon ennuyeuse, plate, sans vie. Il les inspire parce qu'il est lui-même inspiré.
Là se présente une difficulté, pas tant pour le bodhisattva lui-même peut-être, mais pour ceux d'entre-nous qui essaient d'être des bodhisattvas. Nous pouvons avoir une vision de l'idéal, une vision de la perfection spirituelle, une vision de l'éveil suprême, voire une vision de la terre de bouddha, mais nous ne sommes pas capables de vivre à sa hauteur. Parfois, en fait, nous en sommes même très, très loin. Ce n'est pas faute de croire sincèrement en cette vision, faute de la voir, de l'apercevoir même de temps en temps. Mais il nous est vraiment très difficile de transformer notre vie, de transformer notre être, de haut en bas, en accord avec cette vision. En d'autres termes nous sommes aux prises avec la dichotomie bien connue entre la voie de la vision et la voie de la transformation.
Cela veut-il dire que parce que nous ne pouvons pas être à la hauteur de notre vision, nous ne devrions pas essayer d'en parler aux autres, de la communiquer aux autres ? Pas du tout. Tout ce que nous avons en fait à communiquer, c'est nous-même. C'est tout ce que nous pouvons vraiment communiquer. Cela signifie que nous devons être complètement honnête envers les gens. Sans honnêteté il ne peut y avoir de communication, de communication complète tout au moins. Parlons donc aux autres de notre vision, communiquons notre vision dans la mesure où nous le pouvons. Communiquons nos efforts pour nous transformer, en accord avec cette vision, communiquons même quel succès que ce soit dont nous ayons déjà joui, mais communiquons aussi, si nécessaire, si l'occasion se présente, nos échecs. Ainsi, nous communiquons honnêtement, complètement, nous nous communiquons.
De toute manière, la vision bouddhique n'est pas une vision d'un but fixe et définitif. C'est une vision de transformation constante, de créativité toujours croissante, sans limite perceptible. Quand nous sommes un exemple de notre vision, c'est de cela dont nous sommes réellement un exemple. Être un exemple ne veut pas dire être la vivante incarnation d'un point fixe en particulier du processus de développement spirituel, aussi élevé ce point soit-il. Être un exemple, c'est être l'incarnation du principe même du développement spirituel, même si ce n'est que dans une faible mesure. Ce qui sera alors transmis est que, quel que soit le point que nous avons atteint pour l'instant, nous faisons réellement un effort pour évoluer.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002