Le trait principal à ressortir est que Vimalakirti rencontrait chacun à son propre niveau, dans son propre environnement, sur son propre terrain même ; ainsi Vimalakirti, était : « toutes choses pour tous les hommes ».
Le bouddhisme mahayana attache une très grande importance à cette capacité, cette qualité particulière, cette aptitude à être toutes choses pour tous les hommes, il attache une si grande importance à ce qui est appelé upaya-kausalya ou « moyens habiles », que ces moyens habiles sont classés et reconnus en tant que septième paramita ou perfection. En tant que septième perfection, les moyens habiles ont été étudiés de façon approfondie par le Mahayana. Et la tradition mahayana considérait que la pratique des moyens habiles consistait essentiellement en la pratique ou l'utilisation, de trois choses. D'abord ce que l'on appelle les quatre sangrahavastus ou éléments de conversion, puis les quatre pratisamvids ou connaissances analytiques, et enfin les dharanis ou formules magiques.
Je parlerai de chacune ici et, entre l'une et l'autre, nous aurons une bonne idée de ce que « moyens habiles » veut réellement dire. Mais tout d'abord je veux explorer pourquoi le bouddhisme mahayana attache une si grande importance aux moyens habiles.
Il ne servirait à rien que le bodhisattva, aussi sincère et plein de bonnes intentions soit-il, approche chaque homme et chaque femme de la même manière ; il ne sert à rien pour le bodhisattva, d'essayer de parler à tout le monde le même langage, en quelque sorte ; encore moins de leur parler dans son dialecte spécial de bodhisattva. Les gens sont vraiment très différents. Nous avons tous des antécédents différents, des conditionnements différents, nos façons différentes de voir les choses, nos différentes attitudes. Nous vivons dans des conditions différentes, des circonstances différentes, nous avons des occupations différentes, différents intérêts, différents goûts, différents préjudices, nous avons même des vertus différentes. Donc pour être effectif - et un bodhisattva qui n'est pas effectif n'est pas bodhisattva du tout - pour être un vrai bodhisattva, le bodhisattva doit prendre tout cela en considération. Afin de communiquer avec les gens, il doit leur parler dans leur propre langage - littéralement et métaphoriquement ; plus que cela encore, pour pouvoir leur parler de quelque façon que ce soit, il faut entrer en contact avec eux, et pour entrer en contact avec eux, il doit avoir l'apparence de l'un d'entre eux, il doit être « toutes choses pour tous les hommes. » Et Vimalakirti exemplifie cela, probablement plus que tout autre personnage de toute la littérature bouddhiste mahayana, à l'exception peut-être du Bouddha lui-même. Vimalakirti apparaît parmi les gens comme l'un d'entre eux ; il apparaît comme homme d'affaire parmi les hommes d'affaire ; il apparaît comme un agent du gouvernement parmi les agents du gouvernement ; et plus que tout, il apparaît comme laïc parmi les laïcs. En réalité bien sûr, il est très différent des autres, il est un bodhisattva évolué. Mais il ne fait pas remarquer qu'il est différent, il n'insiste pas là-dessus. Très souvent, c'est le genre de choses auquel les gens s'attendent. Ils pensent que si quelqu'un est spirituellement évolué, il apparaîtra comme différent des autres de quelque façon plus ou moins frappante, curieuse, excentrique.
J'ai une petite histoire pour illustrer ceci, tirée de mon expérience en Inde, en fait de mon expérience à Calcutta. J'allais à Calcutta de temps en temps quand j'étais en Inde, et il m'arriva de faire la connaissance d'une dame du Bengale, à l'esprit très religieux. Un jour elle me raconta une expérience de son enfance. Elle me dit que quand elle était une petite fille de sept ou huit ans, sa mère l'avait un jour emmené voir la sainte mère - c'est-à-dire Sharada Devi, l'épouse spirituelle du mystique bengali très célèbre, très connu, Sri Rama Krishna. Sharada Devi, incidemment, vécu longtemps après la mort de Sri Rama Krishna, et était reconnue comme étant elle-même une personne très évoluée spirituellement. Donc la mère de mon amie avait dit à sa petite fille qu'elles allaient voir une vraie déesse, une devi. Devi, en sanskrit et dans les langues indiennes en général, peut vouloir dire « dame » mais aussi « déesse », ou une sorte de personnage spirituel. La petite fille était donc très excitée à l'idée de voir une vraie déesse ; jusqu'à présent elle n'en avait vu que dans les temples, qu'en images. Mais maintenant elle allait voir une vraie déesse, et elle avait lu et entendu bien des choses à propos des déesses ; enfin elle allait en voir une. Donc elles allèrent la visiter, et à leur retour sa mère lui demanda si cela lui avait plu. Mon amie me dit qu'elle se plaignit très amèrement à sa mère. Elle dit : « Tu m'avais dit que nous allions voir une vraie déesse, mais tout ce que nous avons vu c'est une petite vieille, veuve et portant un sari blanc. »
Elle me dit qu'elle avait été si déçue parce qu'elle s'attendait à voir une vraie déesse. Elle s'attendait dit-elle, à voir la sainte mère bien plus grande que nature, avec au moins huit bras, avec du feu sortant de sa bouche, tout comme l'une des déesses bengalis que l'on peut voir à Calcutta.
En général nous ne sommes pas capables d'apprécier le fait que quelqu'un soit spirituellement élevé s'il ressemble à n'importe quelle autre personne. Donc le bodhisattva apparaît, apparaît être comme tout le monde ; en même temps il ne fait pas remarquer qu'il est comme les autres. Il n'insiste pas là-dessus non plus. Il n'agit pas de façon ordinaire ni en étant conscient de soi. Le bodhisattva ne va pas assurer ardemment à la ronde qu'il est comme tout le monde. On pourrait dire que le bodhisattva est simplement lui-même. D'un côté il ne se comporte pas spécialement à la bodhisattva, de l'autre il ne prétend pas être ordinaire. Il est ordinaire et en même temps il est un bodhisattva. Il est lui-même. Et parce qu'il est lui-même, il est capable d'approcher les gens naturellement. Parce qu'il est capable d'approcher les gens, il peut entrer en contact avec eux. Et parce qu'il peut entrer en contact avec eux, il peut communiquer avec eux. Il n'est pas question d'utiliser une sorte de technique spéciale, même un moyen libérateur, et c'est pour cela que je pense que la traduction de upaya en « technique libératrice » n'est pas très bonne. Cela donne l'impression du bodhisattva comme ayant des tours dans son sac. Même des mots comme « méthodes » ou « moyens » ont dans une certaine mesure ce genre de connotation. Mais upaya, les moyens habiles, n'est pas du tout comme cela. Upaya, les moyens habiles, est essentiellement une question d'être réellement avec les gens. C'est une question d'empathie, une question d'ouverture envers les gens, et de les encourager à être ouverts à vous, ouverts avec vous.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002