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Les discours dont le sens est explicite, et les discours dont le sens est implicite.
« Discours » traduit le mot « suttras », c'est-à-dire les discours sur le dharma donnés par le Bouddha. C'est la plus grande partie des écritures bouddhistes. Ces discours sont très nombreux. Traditionnellement, il est dit qu'ils comprennent 84.000 dharma skandhas, ou groupes, ou catégories d'enseignements. Non seulement sont ils très nombreux, mais ils sont aussi très variés. Ils varient dans leur forme, dans leur contenu mais ils varient aussi d'autres façons.
Dans certains cas le sens du discours du Sûtra est bien évident, dans d'autres cas il n'est pas si évident, il demande interprétation. Par exemple, à partir du Dhamapada : le verset cinq dit :
« la malveillance ne cesse dans aucun cas par la malveillance, elle ne cesse que par la bienveillance ».
Ceci est parfois traduit par :
« la haine ne cesse jamais par la haine, elle cesse seulement par l'amour ».
Est-ce que le sens du verset est clair ? Veut-il dire ce qu'il dit ? Est-ce évident, ou y a t-il besoin d'interprétation ? Bien sûr que non : serait-il possible par exemple d'interpréter le verset comme voulant dire que la malveillance cesse bien par la malveillance ? Serait-il possible de l'interpréter comme disant que la violence ou la guerre soient justifiées, qu'il pourrait y avoir une guerre qui fasse cesser toutes les guerre ? Non, ce n'est pas possible : le sens du verset est tout à fait clair, tout à fait évident, sans ambiguïté. Pas besoin d'interprétation, il veut dire exactement ce qu'il dit. La haine ne cesse jamais par la haine, elle cesse par l'amour.
Mais prenons par exemple un autre vers du dharma, le vers 294 dit :
« ayant tué mère et père, le Brahamana vit sans blâme ».
Le sens de ce vers est-il clair, veut-il dire ce qu'il dit, demande t-il interprétation ? Et bien, le sens est clair, mais le vers demande interprétation, et le Bouddha la donne à un autre endroit. Il dit que la mère est l'avidité, le père l'ignorance. Ils sont appelés « père » et « mère » parce qu'ils sont les racines de samsara, les racines de l'existence conditionnée. Couper ces racines est mettre fin à samsara, c'est pourquoi celui qui tue mère et père va sans blâme, ceci est l'interprétation.
Nous avons donc ainsi deux sortes de sûtras, de discours de Bouddha : ceux qui ne demandent pas d'interprétation, et ceux qui demandent interprétation, des discours au sens explicite et des discours au sens implicite, « nitarth et neyyartha, ou nitartha et anitartha » en Sanscrit. C'est une distinction très importante, notamment parce que d'elle découle la troisième base stable : on devrait se fier aux discours dont le sens est explicite, non aux discours dont le sens est implicite. On devrait se fier à eux parce que leur sens est clair, évident, sans ambiguïté et ne demandent aucune interprétation. Non seulement cela, mais les discours aux sens implicite devraient être interprétés selon les discours au sens explicite. C'est-à-dire que l'interprétation qu'on leur donne ne devrait pas contredire les discours au sens explicite ; les discours au sens explicite sont le critère. L'interprétation des discours au sens implicite peut être aussi fantasque et bizarre que vous le voulez, elle peut faire ressortir toutes sortes d'idées étranges et inattendues du Sûtra, c'est tout à fait légitime et valide, mais ce qu'on fait ressortir ne doit pas contredire les discours au sens explicite. De cette façon, on se fie aux discours au sens explicite, non aux discours au sens implicite.
On peut alors se poser une question. Qu'en est-il de discours comme le Vimalakirti Nirdesa, ou comme certains passages ? Ceux qui traitent de toutes sortes d'acte de magie, quelle est leur place vis-à-vis de ce troisième grand critère, cette base fiable de la vie spirituelle ?
Le sens de ces passages du Vimalakirti Nirdesa n'est pas rationnel ou scientifique, il est poétique, imaginatif, mythique ; en tant que tel, il fait appel au non rationnel. La distinction entre sens explicite et implicite s'applique principalement aux discours de nature plus discusive. Par conséquent elle ne s'applique pas vraiment à ces passages du Vimalakirti Nirdesa. Mais si ces passages sont interprétés, s'ils sont traduits du mode d'expression poétique au mode d'expression rationnel, alors l'expression rationnelle ne doit pas contredire les discours au sens explicite.
On devrait se fier à la prise de conscience transcendantale, non à la conscience discriminante. Les mots sanskrits sont « Jnana » et « vijnana ». Ils viennent tous les deux de la racine « Jna », connaître.
Jnana est la connaissance pure, la prise de conscience pure, c'est la connaissance sans sujet ni objet. C'est la connaissance qui ne connaît pas quoi que ce soit et qui n'est la connaissance de personne. Je l'ai donc traduite par prise de conscience transcendantale ; c'est ce que Gampapa, décrivant le Dharmakaya, appelle « la pure luminosité non duelle ».
Vijnana est la connaissance divisée. Elle est divisée entre sujet et objet, entre organe des sens et objet des sens, esprit et objets de l'esprit, entre soi et le monde. C'est la connaissance qui naît dans le cadre de la distinction sujet/objet qui est limitée, déformée même par ce cadre. Je l'ai donc traduit par « connaissance discriminante ».
Ceux d'entre vous qui ont étudié le Yogacara savent qu'il y a huit consciences : les cinq consciences sensorielles, la conscience de l'esprit, la conscience de l'esprit souillé et il y a la conscience primordiale relative. Ces consciences doivent être transformées en quatre jnanas. Les huit consciences discriminantes doivent être transformées en quatre prises de conscience transcendantales, symbolisées par les Bouddhas des quatre directions : Amoghasiddhi, Aksobya, Ratnasambhava et Amitabha. Je ne peux pas m'étendre plus mais le point principal devrait être clair. On devrait se fier à la prise de conscience transcendantale, non à la conscience discriminante. Le dharma ne peut être compris, profondément compris, qu'au moyen de la prise de conscience transcendantale. La vie spirituelle ne peut être comprise qu'au moyen de la prise de conscience transcendantale, elle ne peut être comprise par la conscience discriminante On devrait donc se fier à la prise de conscience transcendantale mais ceci est plus facile à dire qu'à faire. Avant de pouvoir se fier à la prise de conscience transcendantale, nous devons avoir la prise de conscience transcendantale. Si nous ne l'avons pas, nous devons la développer d'une façon ou d'une autre.
Je n'ai fait, au cours de ces huit conférences que sélectionner quelques thèmes parmi les centaines de thèmes du Vimalakirti Nirdesa. Je n'ai pris que quelques gouttes dans l'océan. Quant à l'océan lui-même, c'est à nous d'y plonger, l'océan du Vimalakirti Nirdesa, une écriture bouddhique Mahayana, l'Océan de l'Emancipation Inconcevable.
'The Inconceivable Emancipation - Themes from the Vimilakirti Nirdesa', © Sangharakshita, 1990, traduction © Centre Bouddhiste Triratna, 2002